Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – « Dieu est rouge », de Liao Yiwu

Publié le 04/03/2015




L’écrivain chinois Liao Yiwu, 57 ans, vit en exil à Berlin depuis 2011. Durant les années 1980, il est un poète majeur de l’avant-garde chinoise quand un de ses poèmes, « Massacre », à propos de l’écrasement du printemps de Pékin, le 4 juin 1989, le fait basculer dans la dissidence. Libéré en 1994 après quatre ans de prison, il mène ensuite une vie d’errance, voyant ses livres interdits …

… par la censure. Devenus l’un des écrivains chinois les plus lus clandestinement dans son propre pays, L’Empire des bas-fonds (Bleu de Chine, 2003), saisissante galerie de portraits, puis Dans l’empire des ténèbres (François Bourin Editeur, 2013, réédité chez Books Editions), récit de son séjour dans les prisons chinoises, le font connaître du public occidental.

Interrogé sur le caractère double de ses livres, à la fois témoignage et œuvre littéraire, il répond qu’avant de faire de la prison, l’aspect qui primait pour lui était la littérature. Après la prison, témoigner est devenu central. « Dans un pays comme la Chine, dire la vérité prend la première place. Si l’on met en balance littérature et recherche de la vérité, le principal est sans aucun doute de trouver les moyens par l’écriture de rendre le mieux compte de cette réalité », expliquait-il dans Courrier International en janvier 2013.

Le mois dernier, Liao Yiwu était de retour en France pour la publication de son livre Dieu est rouge. Ecrit en 2011, publié en février 2015 par Books Edition et Les Moutons Noirs, ce livre est le récit des rencontres faites par Liao Yiwu avec des chrétiens du Yunnan, du Hebei, de Pékin et de quelques autres régions en Chine.

Elevé dans la Chine rouge, une Chine où on enseigne aux enfants l’idée que la religion, en général, incarne le mal et que le christianisme, en particulier, est l’avant-garde de l’Occident impérialiste, Liao Yiwu n’était prédestiné en rien à s’intéresser aux chrétiens chinois. Aujourd’hui encore, il se présente comme n’ayant pas d’appartenance religieuse précise. Ce sont des rencontres en prison avec des chrétiens incarcérés comme lui qui l’ont amené à découvrir cette frange de la population chinoise que ce sont les chrétiens. Dans le style qui est le sien, tour à tour poétique, alerte et gouailleur, il rend compte d’une vingtaine de destins, sauvant de l’oubli les histoires enfouies de croyants courageux dont le gouvernement communiste n’a pas réussi à briser la foi. Ne connaissant rien ou presque de l’histoire de l’Eglise, il retrace les vies aussi bien de catholiques que de protestants, étant entendu que pour lui comme pour l’immense majorité des Chinois non chrétiens la distinction ne fait pas sens.

Lors de la présentation qu’il a faite le 12 février dernier de son livre à la librairie Le Phénix, en compagnie de Marie Holzman – qui en signe la préface avec Jean-François Bouthors – Liao Yiwu a expliqué ce qui l’a poussé à écrire ce livre. Le problème de la Chine aujourd’hui est l’effacement de la mémoire, l’impossibilité d’écrire l’Histoire, a-t-il dit. L’histoire des chrétiens dont il a croisé la route devait donc être écrite. Il a aussi ajouté que, dans la Chine d’aujourd’hui, chacun sait que les conversions au christianisme sont nombreuses. Or, a-t-il souligné, les convertis ne connaissent pas l’histoire du christianisme et de ses martyrs en Chine. Il était donc important de leur faire connaître leur histoire. Il a conclu en disant que se convertir au christianisme en Chine était aujourd’hui ‘tendance’, que c’était à la mode, sans néanmoins que personne ne sache si cette mode allait durer. Avant que le christianisme ne passe éventuellement de mode en Chine continentale et avant que les témoins des persécutions de ces soixante-dix dernières années disparaissent, Liao Yiwu tenait à témoigner.

 

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A lire dans Eglises d’Asie, les bonnes feuilles de son livre (pp. 337-362) :

Liu Shengshi, catholique clandestine

PRÉLUDE

J’ai connu Liu Shengshi il y a une dizaine d’années. C’était l’époque où la révolution littéraire faisait rage. Les fous avaient surgi en grand nombre et, véritable chef de guerre à la tête d’un courant poétique d’avant-garde, dans la fleur de l’âge, elle mettait tous ses adversaires en déroute grâce à sa langue acérée. Par la suite, elle abandonna la poésie, se consacra au catholicisme et, dès lors, mena une vie de vagabonde et perdit toute sa beauté.

Je me souviens vaguement l’avoir vue une première fois, après le 4 juin 1989 (1). Vêtue d’une veste et d’une jupe noires, elle avait surgi d’un angle du mur et m’avait fait bondir de frayeur. Elle m’a raconté qu’elle était allée voir les étudiants protestataires lors d’un sit-in sur la place Renmin-Nanlu et qu’elle avait donné de l’eau sucrée aux grévistes de la faim qui s’étaient évanouis : « Les pauvres, ce sont tous des enfants de Dieu ! », avait-elle dit.

La seconde fois, ce fut par un après-midi de la fin de l’automne 2001, alors que je prenais le thé avec des amis à la librairie 3-1, dans la ruelle Ximen Zhazi de Chengdu. Il faisait un temps splendide, il y avait beaucoup de monde dehors, quand, toujours vêtue de ses habits noirs, elle avait surgi devant nous, me laissant pantois. Elle dit d’une voix extrêmement grave : « Tu as des combines, mon vieux Wei ? » Et sans attendre ma réponse, elle ajouta : « Je ne supporte plus de vivre dans ce pays. Il faut que je prenne la tangente. »

J’eus un frisson et je chuchotai à son oreille. J’ignore pourquoi mais elle se mit à sangloter sans pouvoir articuler une parole. Les amis assis à ma table me regardèrent fixement, interloqués. Heureusement, il y a beaucoup d’artistes qui fréquentent la libraire 3-1 et qui ne s’étonnent de rien.

La dernière fois que je l’ai vue, c’était le troisième jour du Nouvel An 2002. Je lui avais donné rendez-vous au salon de thé en plein air de X. pour qu’elle vienne nous prêcher la bonne parole. Y., bouquiniste sous le manteau, venu de Pékin, était aussi présent. « Comme je prie tous les jours, me dit-elle, je me suis beaucoup calmée. » Puis, sur un ton posé, elle me raconta l’histoire d’un saint, le prêtre Zhang.

ENTRETIEN

Lao Wei : Il y a plus de trois mois, peu après notre rencontre, tu as disparu. Que s’est-il passé ? Je t’ai laissé au moins une dizaine de messages.
Liu Shengshi : Tu es vraiment obstiné, mon vieux Wei.
Lao Wei : Tu es encore plus obstinée que moi. Toutefois, tu es croyante, tu devrais être fidèle à ta parole.
Liu Shengshi : Je ne peux pas t’expliquer, ce serait trop long.
Lao Wei : Alors je n’insiste pas, mieux vaut que nous reprenions notre discussion là où nous l’avions laissée la dernière fois, non ?
Liu Shengshi : J’ai oublié, donne-moi d’abord une piste.
Lao Wei : Je vais raconter tes antécédents familiaux d’après mes souvenirs : Liu Shengshi, dont les ancêtres étaient du Hebei, vient d’une famille de cadres révolutionnaires. Fin 1950, son père, en tant que chef d’une équipe de propagande du quartier général d’une division, accompagne l’Armée populaire de libération vers le sud, afin de détruire les dernières lignes de défense de l’ancien pouvoir sur le continent chinois et entre dans Chengdu. La guerre territoriale de grande ampleur étant terminée, son père, ainsi que de nombreux militaires ayant connu l’épreuve du feu, est démobilisé. Il s’investit alors dans l’édification du nouveau pouvoir politique à l’échelon local. Conformément aux directives de l’organisation, il participe au démantèlement de la Ligue de la jeunesse des trois principes du peuple, appartenant au Kuomintang, et à leur remplacement par la Ligue de la jeunesse communiste, relevant du parti communiste, et il devient secrétaire général du comité municipal de la nouvelle Ligue.

La mère de Liu est d’origine ouvrière. Elle fait la connaissance de son conjoint lors de la vague de fusion privé-public. Après la « campagne de réforme des capitalistes », elle intègre la première équipe de membres du parti des ouvrières d’une filature. La relation de travail entre elle et lui se transforme de manière logique en une relation amoureuse, puis familiale. Au printemps de 1961, Liu Shengshi vient au monde. Elle grandit et devient une fille vigoureuse, ce qui est alors un phénomène rare, car c’est justement la période des prétendues « trois années de catastrophes naturelles », les cadavres des gens morts de faim jonchent tout le Sichuan et le taux de natalité de la nation chinoise atteint presque son niveau le plus bas depuis plus d’un millier d’années…

Liu Shengshi : Mon vieux Wei, arrête ! Tu pourrais faire un parfait espion, ton cerveau fonctionne comme un magnétophone, qui enregistre tout et n’importe quoi, que ce soit utile ou non. Cependant, sans le vouloir, tu as évoqué le péché originel, mon péché originel. Par la suite, j’ai accepté les dispositions de Dieu et j’ai emprunté la voie de la propagation de l’Évangile, qui était sans doute liée à ma famille et à mon éveil à la conscience de la rédemption.
Lao Wei : Continue, s’il te plaît.
Liu Shengshi : Je suis la rebelle d’une famille révolutionnaire, et je n’avais pas le moindre langage commun avec mes parents.
A un an et demi, j’ai été placée dans une crèche, puis dans un jardin d’enfants réservé aux hauts dirigeants. Par la suite, j’ai reçu une éducation communiste, sur le mode du gavage de cerveau, jusqu’à ce que je sois reçue à l’examen d’entrée à l’université. Mes parents étaient totalement investis dans leur travail et ils avaient contaminé la maison avec cet enthousiasme ; c’est pourquoi chaque occasion de côtoyer leurs enfants était très formelle, comme on rend une visite à des prisonniers. Par la suite, ils ont été mis à la retraite avec maintien de leur salaire (2) et le Parti ne leur demanda même pas de fournir leur « chaleur résiduelle » (3). Brusquement, ils se rendirent compte qu’humainement, ils avaient vécu dans un extrême dénuement, sans violon d’Ingres ni même la possibilité de connaître une vie familiale. Âgés de plus de soixante-dix ans tous les deux, ils passaient leurs journées à se disputer, de manière totalement déraisonnable, attaquant l’autre comme si c’était un ennemi.
Lao Wei : Et leurs croyances ?
Liu Shengshi : Leurs croyances, c’était de la roupie de sansonnet. Le parti communiste leur avait fait des promesses en l’air, qui ont rendu folles plusieurs générations. Actuellement, beaucoup de vieux cadres se sont entichés du Falungong (4) et on ne peut plus les en arracher. La raison de cela est qu’ils n’avaient plus de cœur à l’ouvrage, l’idéal auquel ils avaient consacré leur jeunesse et leur ardeur juvénile était resté hors d’atteinte.
Dès qu’on prononçait le nom de Jiang Zemin, mon père se mettait à jurer comme un charretier. Toute cette bande de vieux révolutionnaires entretenait même des liens secrets, prévoyant de se rassembler à telle heure, tel jour, tel mois et telle année sur la place Tian’anmen, en uniforme, avec toutes leurs décorations, pour y faire un sit-in afin de protester contre la trahison de la tradition révolutionnaire par le pouvoir actuel. Ils flanquaient une peur bleue à l’armée et au gouvernement. Il y a quelque temps, les autorités envoyaient chaque jour des gens à la maison pour « s’informer de la santé » de mon père et faire avec lui un travail idéologique. Mon père, la nuque raidie, discutait avec eux. Mon père, ce héros, pouvait enfin livrer bataille.
Lao Wei : Ton père et toi étiez devenus des ennemis du pouvoir.
Liu Shengshi : J’étais née par erreur dans ce genre de famille. Quand j’ai été baptisée, j’ai supplié le prêtre Zhang de me donner le nom que je porte aujourd’hui, car dans les années 1980 j’avais écrit de la poésie moderne et j’étais devenue ce qu’on pourrait appeler une poétesse du célèbre courant X. J’ai été mariée et j’ai fait un assez long détour avant que mon destin prenne meilleure tournure et me conduise à trouver Dieu.
Lao Wei : Je suis un ami de ton ancien mari.
Liu Shengshi : Je sais. Quand nous habitions la ruelle du Samsara, tu es venu à la maison. Tu as oublié ? Nous nous étions même essayés ensemble à l’écriture automatique. Quand nous étions ivres morts, nous avons allumé le magnétophone : toute notre bande s’est accrochée pour débiter, chacun à son tour, des propos incohérents ; nous croyions tous que nous allions donner naissance à une « poésie remarquable ». Avec, pour tout résultat, une seule phrase acceptable : « Dans l’alcool le loup rouge bave. »

Jusqu’en 1986, pendant la période où les courants poétiques faisaient le plus parler d’eux, ma maison est devenue une véritable auberge espagnole ; l’un après l’autre, les groupes de fous arrivaient et repartaient, mangeant, buvant, pissant, chiant et dormant par terre. Mon unique travail consistait à acheter toutes sortes d’alcools et de plats cuisinés. Par la suite, je me suis enfermée une nuit dans la cuisine et j’ai ouvert le gaz pour me suicider.

Lao Wei : Pourquoi ?
Liu Shengshi : Ces gars et ces filles avaient fini par faire l’amour à plusieurs chez moi ! X s’était même allongé au milieu, c’était horrible. Le but et le degré de leur art, c’était ça ! J’étais tellement furieuse que j’étais incapable de me concentrer et il m’arrivait d’avoir des hallucinations visuelles et auditives. Bon, ça suffit ! Je n’ai plus envie d’en parler.
Lao Wei : Bien. Revenons au sujet principal de la foi religieuse. Comment as-tu rencontré Dieu ?
Liu Shengshi : Après le 4 juin, j’étais totalement abattue et j’ai décidé de me séparer des « poètes ». J’ai aussi coupé toute relation avec les collègues de l’université. Très souvent, je traînais dans les rues, toute seule, pas maquillée, sans rien acheter, ne faisant que flâner sans but. Un dimanche matin, je suis tombée sur une église de la rue Zouma. Des chants indistincts provenaient de l’intérieur. Ça m’a intriguée et j’ai donc franchi le portail pour entrer. Sous la haute voûte de l’église qu’on distinguait confusément, plusieurs centaines de personnes, debout, bien alignées, suivaient le chant psalmodié par le chœur installé sur l’estrade. Quand le chant s’arrêtait, l’orgue placé dans un coin de l’estrade jouait l’introduction du morceau suivant, puis les centaines de fidèles recommençaient à chanter à l’unisson.

Je suis restée discrètement à la dernière rangée, la tête baissée, et mes lèvres se sont mises à se tortiller sans émettre un son. Soudain, j’ai senti un coude qui me touchait légèrement. J’ai jeté un coup d’œil de côté et j’ai vu que c’était la vieille dame qui était debout près de moi, le visage plein de rides, plus ravagé que l’écorce d’un arbre millénaire. Elle m’a souri et, tout en chantant, m’a montré comment me redresser et donner hardiment de la voix. J’étais honteuse : avant l’âge de trente ans, je n’avais jamais entendu chanter des cantiques ! Je n’avais jamais connu un son si pur, si beau ! C’était paradisiaque… J’ai hoché la tête et mes yeux se sont emplis de larmes. La vieille dame m’a tendu sa partition et, gonflant sa poitrine décharnée, elle s’est mise à chanter sans ménager sa peine, alors qu’il ne lui restait plus qu’une incisive. L’église tout entière appartenait à Jéhovah, sans pensées vagabondes, sans bruits parasites, claire, pure. Je n’ai jamais oublié ces cantiques alors que j’assistais à la messe pour la première fois, sans être encore convertie :

Pourquoi frémir et avoir peur ?
Jéhovah est mon berger.
Il veille si bien sur ses brebis
Que nulle n’est oubliée.
Le long des eaux calmes il me mène.
Pour l’âme, il est guérison.
Dans sa justice, mon Dieu me guide
À cause de son saint nom.

Oui, sur ses pistes il me guidera
À cause de son saint nom.
Quand, seul dans un val ténébreux,
Je marche, rien ne m’affole.
Mon Grand Berger est à mes côtés,
Sa houlette me console.
Mon Hôte oint ma tête,
Et ma coupe est remplie.
Le bien, la bonté de cœur me suivent.
Je veux habiter chez lui.
Oui, sa bonté me poursuit toujours.
Toujours, je vivrai chez lui (5).

J’ai chanté de tout mon cœur en pleurant, sans oser émettre un son, de peur d’affecter l’harmonie de l’ensemble. Cette sensation ressemblait à celle de l’enfant perdu qui a retrouvé son chemin. J’avais le regard fixé sur la croix, au-dessus de l’estrade, où était cloué Jésus qui avait souffert pour l’humanité, et le chant jaillissait dans mon corps comme si j’étais électrisée, mais à ce moment-là, je n’étais déjà plus la poétesse d’avant-garde d’autrefois.

Lao Wei : L’église que tu décris, j’y suis allé. Au-dessus du portail est accroché le panneau « Association patriotique des catholiques du Sichuan ».
Liu Shengshi : Je n’y suis pas allée attirée par le panneau. J’ignorais alors qu’en dehors de l’Église patriotique des Trois Autonomies il y avait des églises clandestines. Après avoir assisté à l’office, je suis sortie de l’église, j’ai trouvé le président de l’Église patriotique, un prêtre de petite taille. Je lui ai demandé conseil sur la foi et j’ai cherché à savoir comment on entrait dans la communauté. Quelles étaient les diverses activités chaque mois ? Pouvait-on acheter la Bible ? Il m’a jaugée consciencieusement des pieds à la tête, et m’a débité les directives du Parti et les principes patriotiques des Trois Autonomies : autosuffisance, autogestion et autopropagation. Ayant vaguement compris quelques notions élémentaires, j’ai parlé du Vatican. À mon grand étonnement, il a répondu : « Il n’a aucun rapport avec nous. » Puis il a ajouté : « Si tu as l’intention d’entrer dans la communauté, il faut que tu commences par apporter une lettre d’introduction de ton unité. Après examen, on adressera un dossier d’agrément auprès de la direction des Affaires religieuses pour qu’elle en prenne acte. » J’ai trouvé ça déplacé et j’ai demandé, un peu sèchement : « Nous ne jouissons plus de l’égalité de tous et de la liberté de croyance ? » Le prêtre a répondu : « Bien sûr que nous jouissons de cette liberté, mais il faut quand même accomplir ces démarches. On va faire comme ça : commence par acheter une bible, rentre à la maison, jettes-y un coup d’œil et réfléchis. »

Je suis rentrée chez moi avec ma bible et dès que je l’ai feuilletée, j’ai été encore plus désespérée. En fait, il s’agissait d’une version expurgée éditée par l’Église des Trois Autonomies et sur une feuille à part était inscrite la structure de leur communauté : Direction des Affaires religieuses du parti communiste – Église des Trois Autonomies – Évêché catholique de Chine – Évêque – Curé – Diacre – Frère et Sœur ; chaque degré contrôlant le degré inférieur, avec, au sommet de la hiérarchie, toujours le parti communiste ! Sous le coup de la colère, je suis retournée pour rendre le matériel et me faire rembourser, mais le « président » était sorti et devant le portail je suis tombée sur Bai, l’enseignante qui est devenue ma marraine par la suite.

Maîtresse Bai m’a dit : « Qu’est-ce que tu veux rendre ? Un produit aussi frauduleux, tu le jettes ! » Ensuite, elle m’a offert son édition de l’Ancien Testament. Elle m’a dit : « Si tu es une enfant de Dieu, il ne faut plus venir dans ce genre d’endroit. Cette fichue Église des Trois Autonomies, c’est des démons ! C’est l’enfer ! »

Maîtresse Bai m’a invitée chez elle, où on était justement en train de célébrer une messe familiale, dont c’était bientôt la fin. Elle m’a présenté à tout le monde en disant : « Je vous amène une nouvelle sœur qui a beaucoup souffert, je vous demande à tous de prier pour elle. » Du coup, une dizaine de sœurs ont récité mentalement le « rosaire commun ». À partir de là, face à l’adversité, j’ai récité moi aussi le rosaire et en outre j’ai convenu avec de nombreuses sœurs de l’Église de prier au même moment dans des lieux différents, pendant neuf jours – c’est ce qu’on appelle une « neuvaine ». On peut ne pas avoir d’église publique, mais notre église dépasse l’espace-temps ; la Chine entière, le monde entier, partout c’est le territoire de Dieu.

Lao Wei : Actuellement, tu continues à suivre ta marraine ?
Liu Shengshi : Non. À Pâques 1993, j’ai été baptisée lors du pèlerinage à l’église clandestine du village de Zhang’erce, de la sous-préfecture de Gaoling, dans la province du Shaanxi, par le prêtre Zhang Gangyi, dont l’histoire est devenue légendaire. Le prêtre Zhang Gangyi, dont le nom de baptême est Antoine, avait alors quatre-vingt-six ans ; j’espère que tu te souviendras éternellement de ce nom.

Lao Wei : Et ta marraine ?
Liu Shengshi : Après son arrestation, elle a été condamnée à sept ans de réclusion pour pratique d’activités religieuses illégales. En 1993, les réunions familiales à Chengdu ont été troublées plusieurs fois ; les prêtres qui avaient été ordonnés ont été incarcérés. À ce qu’on m’a raconté, c’était lié au « contrôle à distance » du Vatican – ce serait toute une histoire à relater et je préfère commencer par celle du prêtre Zhang.
Lao Wei : Pourquoi ?
Liu Shengshi : Parce que c’est un saint qui a influencé toute ma vie.
Lao Wei : Le seul saint catholique que je connaisse, c’est Gong Pinmei (6). À l’automne 1991, j’étais en prison en train d’étudier Le Quotidien du peuple quand j’ai lu dans la rubrique Informations internationales une « déclaration solennelle » du ministère chinois des Affaires étrangères protestant contre l’ingérence du Vatican dans les affaires intérieures de la Chine : celui-ci avait proclamé la nomination de Gong Pinmei, alors emprisonné, comme cardinal. Gong Pinmei avait été arrêté dans les années 1950 pour propagation de la foi. Il a été enfermé pendant plus de trente ans et il est mort peu de temps après sa libération (7). Selon des rumeurs infondées, des gens auraient même publié un opuscule intitulé Le Cardinal derrière de hauts murs, vendu à la sauvette sur le trottoir.
Liu Shengshi : Au cours des dernières décennies, du fait de l’oppression et des persécutions par l’État, il y a eu beaucoup de saints qui sont devenus des martyrs sans que personne ne le sache, c’est pourquoi il y a peu le Vatican a célébré leur canonisation afin de faire connaître au monde entier les missionnaires qui, à notre grand regret, étaient morts pour leur foi en Chine au cours des cent dernières années. Le cardinal Gong a eu les « honneurs » du Quotidien du peuple, et il est devenu à cette occasion « un exemple négatif servant de leçon ».

C’est aussi ce qui est arrivé au prêtre Zhang et au village de Zhang’erce dans la sous-préfecture de Gaoling, province du Shaanxi, dont beaucoup de gens ont entendu parler par l’intermédiaire du Quotidien du peuple. À la fin des années 1970, les journaux du Parti publièrent un communiqué intitulé : « Éliminons les superstitions, modifions les us et coutumes », qui argumentait sur les dangers des superstitions féodales. Sur un ton persifleur, l’article racontait ceci :

Le village de Zhang’erce a été frappé par une maladie contagieuse que beaucoup de gens ont contractée. De mauvais éléments en ont profité pour propager des ragots auprès des villageois et affirmer de façon stupide que c’était « l’effet de ne pas croire en Dieu ». Le jour X du mois Y au milieu de la nuit, sur le site originel du cimetière des missionnaires étrangers qui avait été rasé, on a soudain vu apparaître un immense cercle lumineux au milieu duquel se trouvait l’image sacrée d’une main brandissant un crucifix. Puis un bagnard libéré du laogai se prétendant prêtre a réuni un petit nombre de gens du peuple, des arriérés qu’il a réussi à ensorceler en disant : « La dernière fois que Dieu a fait un miracle, il a amené des gens bornés à se repentir et à se convertir à la religion de Jéhovah, faute de quoi le dernier jour adviendra bientôt. » Ce soi-disant prêtre s’est fait passer pour « l’apôtre Pierre ». En outre, il a commencé à boire les eaux usées du caniveau qui passait à ses pieds, où grouillaient mouches et autres insectes et qui dégageaient une puanteur épouvantable. En un clin d’œil, les eaux usées auraient été purifiées et les caniveaux seraient devenus de petits ruisseaux coulant avec un léger bruit de cascade. Apprenant la nouvelle, des malades ont accouru pour s’émerveiller de ce « miracle », ils ont recueilli de l’eau pour se soigner et ont aussitôt recouvré une santé encore meilleure que celle dont ils jouissaient avant de tomber malades. Ainsi se répandit la supercherie qui consistait à prétendre que l’eau sale se transformait en eau claire. La croyance, de plus en plus miraculeuse à mesure qu’elle se répandait, en un remède magique qui permettait de guérir toutes les maladies attirait chaque jour des foules de gogos qui déferlaient sur Zhang’erce. Mais quand des journalistes sont venus enquêter sur place, ils ont constaté que l’égout plein d’eau sale était toujours plein d’eau sale et qu’il ne s’était produit aucun « miracle ».

L’article profitait de cet événement pour inviter tout le monde à éliminer les superstitions, diffuser les connaissances générales en matière d’hygiène scientifique, inciter la population à avertir immédiatement les services officiels en cas d’apparition d’une maladie contagieuse d’assez grande ampleur et la traiter par des moyens médicaux. Il fallait aussi se méfier des personnes répandant des rumeurs et les punir conformément à la loi. C’est ainsi que le prêtre Zhang et le village de Zhang’erce sont devenus célèbres ; les pèlerins, munis du journal du Parti, ne cessaient d’affluer, venant de toute la province et de plus loin encore. Jusque dans les années 1990, tous les ans, à Pâques, le prêtre Zhang célébrait une messe solennelle dans l’église du lieu.

Lao Wei : C’était considéré comme une réunion illégale, non ? Le prêtre Zhang n’a pas été arrêté ?
Liu Shengshi : C’est que Zhang Gangyi a toute une histoire. Il est né en 1907 dans une famille de catholiques du village de Xincheng, dans le canton de Xiyang, sous-préfecture de Sanyuan, province du Shaanxi. À l’âge de dix-huit ans, il est entré au petit séminaire de Tongyuanfang, une des premières bases du catholicisme implantées dans le Shaanxi. Vers 1930, il a été choisi par des franciscains italiens parmi les élèves du séminaire du Sud du Shaanxi, à Ankang, pour aller se perfectionner au siège italien de l’ordre des Franciscains. Il a commencé à étudier en 1932 ; trois ans plus tard, il prononçait ses premiers vœux et le 15 août 1937, jour de l’Ascension, il était ordonné prêtre. Peu après, la Seconde Guerre mondiale a éclaté et le pape Pie XII a choisi d’envoyer Zhang Gangyi comme aumônier dans un camp de prisonniers de guerre.

À l’époque, l’Italie de Mussolini était une grande caserne. Il fallait montrer ses papiers partout. Le prêtre Zhang a été arrêté, et lorsqu’on l’a interrogé, il a déclaré dans un anglais fluide : « Je suis un missionnaire et non un prisonnier de guerre. » Mais on lui a répondu : « Vous venez d’un pays ennemi, vous êtes donc un prisonnier de guerre. » Il a argumenté : « À part Satan, Dieu n’a pas d’ennemis. » L’homme a répliqué en riant : « Dans l’état de guerre actuel, il n’y a rien d’autre que Satan ; le Vatican a été décrété zone interdite. »

Zhang Gangyi s’est donc retrouvé, lui, missionnaire chinois, au milieu de plusieurs milliers de prisonniers de guerre alliés anglais, américains, dans ce camp, cerné de hauts murs, de grillages, avec des systèmes d’alarme, des miradors et projecteurs comme on en voit dans les films sur la Seconde Guerre mondiale. Il n’a pas été long à devenir célèbre car, sans se soucier de sa situation humiliante, il passait ses journées à psalmodier la Bible, priant de tout son cœur et se rendant utile à tous. Il tenait compagnie aux blessés et aux malades, sans épargner sa peine ni craindre les reproches ; en outre, chaque semaine, il disait la messe dans sa cellule, priant Dieu de mettre fin à la guerre et de permettre aux prisonniers de rentrer chez eux. Mussolini lui-même entendit parler du « prêtre chinois » et voulut le rencontrer. C’est ainsi que le destin tragique du prêtre Zhang a brusquement changé : on l’a extrait de sa cellule et il est effectivement devenu l’aumônier en titre du camp. Il pouvait bavarder librement avec n’importe quel détenu, ce qui lui a permis d’échapper provisoirement à sa situation terrifiante, de se rapprocher du paradis et d’atteindre une joie spirituelle pure. À la fin, les gardiens du camp lui faisaient confiance et le respectaient ; au point qu’ils lui laissaient parfois les clés des cellules.

Après la reddition italienne, en 1943, le camp passa sous le contrôle des Allemands, et à la fin de l’année 1944, Zhang Gangyi apprit que quelque quatre mille prisonniers de guerre allaient être fusillés. Par une nuit d’orage, tandis que la foudre déchirait les nuages, il libéra les détenus en leur disant : « Vous êtes les enfants de Dieu. Nul autre que Jéhovah n’a le droit de vous priver de votre liberté ! Suivez-moi et fuyons cet enfer. Rentrez chez vous et retrouvez vos proches. Tous les êtres vivants sont égaux, Dieu est avec vous. » Il prit la tête des prisonniers qui s’emparèrent des armes des gardiens. Ils coupèrent l’alimentation électrique et prirent la fuite.

Lao Wei : Et que lui est-il alors arrivé ?
Liu Shengshi : D’après ce que l’on peut lire sur Internet, il a été repris par les nazis et condamné à mort. Il devait être fusillé le 15 janvier 1945, à 8 heures. Juste avant l’exécution, il fut sauvé, comme par miracle, par une intervention aérienne des Alliés. Il est ensuite resté caché au Vatican pendant trois mois environ, jusqu’à la fin de la guerre. Mais j’ai entendu dans le Shaanxi une autre version, plutôt pittoresque, que je n’ai pu vérifier. Elle dit ceci. Quand les prisonniers se furent échappés, le père Zhang a enfilé la robe d’une femme du coin, s’est coiffé d’un foulard à fleurs et, ayant accompli sa mission, a continué son chemin vers le Saint-Siège. Il a pris le train en direction de Rome. Il a fini par franchir la frontière avec le Vatican et par s’y réfugier. Puis il a pénétré dans la basilique Saint-Pierre par une porte dérobée. Caché derrière des colonnes, il a vu entrer un diacre et l’a suivi en catimini en traversant diverses salles immenses. Le diacre marchait à grands pas, la tête haute, sans jeter le moindre regard de côté. Le père Zhang, courbé en deux, cavalait derrière, le souffle court. Tout à coup, il a perdu de vue le diacre, qui avait tourné dans un couloir de ce véritable labyrinthe que constitue l’ensemble de la basilique, de la chapelle Sixtine, de la bibliothèque et des appartements pontificaux. Le père Zhang se demandait où il avait bien pu passer, quand soudain quelqu’un lui a fait un croc-en-jambe et l’a jeté à terre. En fait, le diacre s’était aperçu qu’il était suivi et croyait avoir affaire à une femme de mœurs légères. Aussi a-t-il été terriblement surpris quand, arrachant le foulard à fleurs que le père Zhang portait sur la tête, il a découvert la vraie nature de celle qui gisait à terre. « Est-il possible, s’écria-t-il, que tous les hommes portent ça en Orient ? »

Le père Zhang, qui n’était pas d’humeur à plaisanter, s’est relevé, les yeux gonflés de larmes. S’efforçant de se calmer, il a raconté en anglais son parcours et exposé l’objet de sa mission. Une demi-heure plus tard, le diacre pleurait lui aussi. Ils se sont étreints longuement, puis le diacre a conduit le père Zhang dans un local voisin de la place Saint-Pierre afin qu’il puisse se laver, se changer et prendre un repas avant d’aller, en hâte, rendre compte au pape.

Le soir même, Pie XII a reçu officiellement le père Zhang Gangyi et bavardé en privé avec lui jusque tard dans la nuit. Il a lui aussi fondu en larmes et, après un long moment, il a dit à son hôte, en lui tapant sur l’épaule : « Zhang, restez donc ici pour servir Dieu. »

Le père Zhang s’est levé pour répondre au pape : « Je remercie Sa Sainteté pour cette faveur, mais Zhang n’a accompli que la moitié de sa mission. Permettez-lui de rentrer dans son pays, afin de propager l’Évangile de Dieu auprès de ses compatriotes plongés dans l’ignorance. »

Le pape a insisté : « Distingué Zhang ! Servir au Vatican, c’est aussi une mission ! »

Le père Zhang s’inclina : « J’obéirai à l’ordre de Sa Sainteté jusqu’à la fin de la guerre et étudierai jour et nuit. Ensuite, je m’en retournerai ; le Vatican n’est pas seulement une ville, son domaine spirituel s’étend sur l’Occident comme sur l’Orient. Partout où se rend un missionnaire, des miracles peuvent se produire. »

Par la suite, le père Zhang a repoussé les invitations réitérées du pape à rester. Dans le mois où la Seconde Guerre mondiale a officiellement pris fin, il a fait ses bagages pour se préparer à rentrer au pays. Au moment où il quittait le Vatican, le gouvernement italien de l’après-guerre a envoyé une voiture à son intention. Comme il avait accompli une action d’éclat en libérant des prisonniers de guerre, il a été décoré de la médaille de héros de première classe de l’Etat. Il a également été invité à dire une messe dans une grande église du centre de Rome, afin de prier pour le repos de l’âme des personnes de différentes couleurs tombées pendant la guerre.

Au début de l’année 1947, le père Zhang est rentré en Chine, couvert de gloire, et a été accueilli par le gouvernement nationaliste et les milieux religieux. Le président Tchang Kaï-chek l’a reçu personnellement à Nankin, la capitale, et lui a décerné la médaille de héros national. Après ces célébrations, le père Zhang a préféré retourner dans le diocèse d’Ankang, dans la province du Shaanxi, où il s’est employé à propager la foi jusqu’à la fin de l’année 1949. Après la guerre civile, il a refusé toutes les incitations à se rendre à Taïwan – où s’était réfugiée l’armée défaite du Kuomintang –, en Europe ou aux Etats-Unis. Il a choisi de rester au pays, terriblement marqué par la guerre, en compagnie d’un groupe d’ecclésiastiques. « Mon cœur est rempli d’allégresse car j’ai l’impression d’avoir été choisi à bon escient, a-t-il déclaré. Le Seigneur m’a élu pour servir la nation chinoise en proie à la tourmente, pour servir ce monde plongé dans un chaos dont on ne voit pas la fin. »

En 1950, bien qu’il eût été « choisi », le père Zhang n’a pas pu continuer à propager la foi dans le diocèse d’Ankang. Il a été obligé de retourner dans le diocèse de Sanyuan – où il était né. En 1959, sa dévotion obstinée au pape et son boycott du Mouvement patriotique des Trois Autonomies lui ont valu d’être accusé d’espionnage contre-révolutionnaire, et condamné à la réclusion à perpétuité. Il n’a été libéré que vingt et un ans plus tard, en 1980, avec l’assouplissement des limites imposées aux activités religieuses par l’Etat, conformément à la politique de « réforme et d’ouverture ».

Il est retourné au village de Zhang’erce, dans le Shaanxi, et a reçu par hasard une lettre du Vatican et du gouvernement italien. En fait, tout au long de la vingtaine d’années écoulées, le pape n’avait cessé de s’intéresser à lui, cherchant à savoir où il se trouvait. Après l’établissement des relations diplomatiques entre l’Italie et la Chine, le gouvernement italien avait adressé des courriers à la Chine par la voie diplomatique sans jamais obtenir de réponse précise. À la suite de la mort de Mao Zedong et des recherches clandestines menées par un grand nombre de missionnaires, le Vatican avait fini par apprendre que le père était incarcéré et dans quelle prison il était détenu secrètement. Et peu après, Deng Xiaoping, qui avait fait des études en Occident, avait promis de le libérer. Il l’a même autorisé, personnellement, à effectuer un pèlerinage au Vatican.

C’est ainsi que le père Zhang, qui avait été privé de liberté pendant vingt et un ans, a pu fouler à nouveau le sol de la Cité du Vatican dont il était resté éloigné pendant trente-cinq ans. Les pèlerins venaient en foule, ce qui contrastait de façon frappante avec l’abandon et l’isolement du reste du monde à l’époque de la Seconde Guerre mondiale. Les hommes passent, les institutions restent ; Pie XII, qu’il avait rencontré un soir, était mort peu après la guerre ; plusieurs papes s’étaient succédé et le dernier, qui avait pris ses fonctions depuis peu, croulait sous les tâches diverses. Comme si l’on avait voulu mettre à l’épreuve sa foi en Dieu, le père Zhang, la mine défaite par l’âge et les fatigues du voyage, n’a pas eu droit à un accueil particulier. Il s’est glissé dans la marée humaine et, au bout de trois jours et trois nuits, un prêtre a fini par sortir du palais pour le conduire dans une pièce discrète afin d’avoir avec lui une discussion destinée à le sonder. Le prêtre lui a dit : « J’ai carte blanche pour représenter le pape. Zhang, pendant ces dizaines d’années, vous avez souffert. »

Le père Zhang a gardé le silence.

Le prêtre a poursuivi : « Mais votre situation va s’améliorer, ça va aller de mieux en mieux. Il y a longtemps que nous avons entendu dire qu’en Chine existe une Église patriotique des Trois Autonomies, indépendante de la Curie. Vous pouvez tout à fait en faire partie et la servir. »

Le père Zhang a relevé la tête, perplexe, et demandé : « C’est la volonté du pape ? »

Le prêtre a hoché du chef : « Depuis que Deng Xiaoping est arrivé au pouvoir, l’activité religieuse est légale et publique dans la Chine rouge. C’est pourquoi vous devez appartenir à l’Eglise de votre nation, une Eglise patriotique placée sous la direction des dirigeants du parti communiste. »

Le père Zhang a demandé à nouveau : « C’est la volonté du nouveau pape ? »

Le prêtre a hoché encore du chef : « Le pape Jean-Paul II est polonais, et non italien. »

Le père Zhang s’est alors levé brusquement, frappant sur la table : « C’est une hérésie ! »

Le prêtre, très surpris, lui a demandé : « À qui s’adresse cette insulte ? »

Le père Zhang a alors martelé : « À ce Polonais qui est un hérétique ! Vous pouvez aller lui dire, le pape peut bien venir de Pologne ou d’ailleurs, il n’y a qu’une Curie et en outre elle ne peut se trouver qu’au Vatican ! La capitale spirituelle de tous les catholiques du monde ne peut être que le Vatican ! »

Le prêtre, ébahi, a aussitôt étreint le père Zhang : « Je vous demande pardon ! Au nom du pape, je vous souhaite la bienvenue dans votre maison ! »

Le père Zhang, en larmes, a été reçu par le pape Jean-Paul II, qui lui a dit sans détour : « Zhang, nous croyions que tu avais subi un lavage de cerveau par le communisme. Nous n’imaginions pas ! »

Le père Zhang a répondu par une phrase de Jésus tirée de la Bible : « Celui qui ajoute à ma gloire, je lui accorde la gloire. » La nouvelle que le pape avait reçu un prêtre chinois a défrayé la chronique, et le père Zhang est à nouveau devenu une vedette. Mais, à ce moment-là, bien que septuagénaire, il avait encore les idées claires : après sa brève visite au Vatican et en Italie, il a une fois de plus refusé de se laisser distraire par les attentions bienveillantes des chefs religieux et profanes ; il a pris résolument le chemin du retour pour s’engager sur la voie de la propagation de la foi toujours considérée comme hétérodoxe sur le continent chinois. Sitôt revenu au village de Zhang’erce, il s’est employé principalement à utiliser les aides financières accordées par le gouvernement italien au « héros national du temps de guerre » pour restaurer l’église et la route.

L’activité religieuse du père Zhang a suscité toute une série d’incidents. Les journaux du Parti ont publié des articles exhortant à « éliminer les superstitions ». Toutefois, pour favoriser la réforme et l’ouverture, Deng Xiaoping – qui, comme on le sait, avait fait ses études en France – a donné aux autorités locales l’ordre suivant : « Il faut être indulgent. »

Dans les années 1980, le catholicisme, « opium spirituel impérialiste », banni depuis des années, a pu être pratiqué librement ; dans telle grande église de Shanghai, plus de trois cents évêques et prêtres de tout le pays ont organisé pour la première fois une grande assemblée dominicale. Cependant, cette réunion était placée sous le contrôle direct de la direction des Affaires religieuses du parti communiste ; le préalable à la « liberté de religion », c’était le patriotisme, et même les exigences diplomatiques des observateurs envoyés par le Vatican ont été rejetées par cette assemblée. Loin d’exprimer seulement sa colère, pour préserver la pureté du catholicisme traditionnel, le père Zhang a pris le risque de faire observer au comité de patronage que « le pape de la ville-État du Vatican exerce son autorité sur le corps et l’esprit des catholiques des diocèses du monde entier, y compris de Chine ; qu’il est l’incarnation du pouvoir suprême de Jéhovah ; et qu’aucun pouvoir profane ne doit y porter atteinte sous quelque prétexte profane que ce soit ».

Toute l’assemblée a aussitôt élevé des protestations et le père Zhang est devenu la cible des participants. Chacun a pris la parole à tour de rôle, accusant le père Zhang d’être un « traître à la patrie » qui cherchait à entraîner le catholicisme chinois sur une mauvaise voie. L’église s’est transformée en une assemblée de critique digne de la Révolution culturelle. Brandissant l’Ancien Testament, le père Zhang a répliqué en accusant les présents d’être des « appendices de Satan ». Il a cité la première épître à Timothée 1 en disant : « Dieu s’est manifesté dans un corps de chair, il s’est justifié par l’Esprit-Saint, il a été vu par les anges, il a été transmis aux Gentils, il a été cru par les hommes et il a été admis dans la gloire. Les fonctionnaires de la direction des Affaires religieuses comprennent-ils le sens de cela ? Ils n’ont même pas lu la Bible ! Ils – vous y compris – ne savent pas que dénaturer la doctrine de Dieu est un crime monstrueux que rien ne peut pardonner ! »

Étant donné la stature internationale du père Zhang, l’assemblée ne l’a pas excommunié. Elle a même soumis ses propositions à un vote. Quand le président de l’assemblée a déclaré : « Que les personnes qui considèrent que le pape du Vatican est l’unique chef spirituel de tous les catholiques de Chine lèvent la main ! », on n’a plus entendu une mouche voler. Une seule main s’est levée. La manche de la soutane a glissé le long du poignet, telle une voile solitaire sur la mer Morte, affalée silencieusement faute d’un souffle de vent. Et ce bras, ce mât aux veines apparentes, est resté ainsi, dressé en l’air. Sa remarque a rapidement été rejetée par une majorité absolue de « 351 contre 1 », et le président a annoncé qu’on passait au point suivant de l’ordre du jour. Mais l’homme continuait à tenir sa main brandie. La réunion s’est encore poursuivie pendant quatre heures… et le bras est demeuré levé pendant quatre heures.

Lao Wei : La réunion a vraiment pu se poursuivre ?
Liu Shengshi : Puisque le père Zhang n’avait pas été emmené par les vigiles, la réunion devait se poursuivre, c’est la règle du jeu sous un pouvoir fort. On pouvait regarder le bras levé du père Zhang sans le voir, prouvant par là sa faute, sa panique et son hypocrisie.
Lao Wei : Et ensuite ?
Liu Shengshi : Le père Zhang est sorti de l’église en continuant à tendre le bras. Il faisait déjà nuit. Le monde d’ici-bas s’agitait sous ses yeux à perte de vue. Il a regardé le ciel et s’est écrié « Seigneur ! », avant de s’effondrer sans connaissance sur les marches de l’édifice.
Lao Wei : Le saint homme ! Par comparaison, le sceptique que je suis semble valoir moins qu’un porc ou un chien. Eh bien, la prochaine fois que vous retournerez en pèlerinage à Zhang’erce, donnez-moi rendez-vous, afin que je puisse moi aussi admirer un miracle.
Liu Shengshi : Le père Zhang est mort il y a deux ans, à l’âge de quatre-vingt-dix ans. Il a blâmé publiquement le massacre du 4 juin et, au cours d’une messe réunissant plus de mille personnes, il a prié pour le repos de l’âme des victimes. Le 21 novembre 1989, dans l’église de Zhang’erce dont il était responsable, un groupe d’évêques et de prêtres appartenant à la communauté clandestine fidèle au pape de Rome, originaires de toute la Chine, a tenu une réunion secrète et annoncé la création de la Conférence des évêques catholiques du continent chinois. Fan Xueyan, évêque du diocèse de Baoding, âgé de quatre-vingt-deux ans, a été désigné pour tenir tête à l’officielle Église patriotique des Trois Autonomies. Comme le village de Zhang’erce appartient au diocèse de Sanyuan, cette réunion a été baptisée la « réunion de Sanyuan ». Le 11 décembre, après la réunion, le père Zhang a été arrêté par les organes de sécurité et maintenu en garde à vue. Il n’a été relâché que le 12 juin 1990.
Lao Wei : Quelles révélations avez-vous obtenu sur le père Zhang ?
Liu Shengshi : C’est difficile à raconter en quelques mots.
Lao Wei : Vous avez l’intention de continuer à propager la foi en affrontant l’adversité toute votre vie comme il l’a fait ?
Liu Shengshi : J’essaie. Je sais que je ne parviendrai jamais au niveau qu’il a atteint. C’est la volonté du ciel. Je suis allée dans les campagnes, dans des régions minières et j’ai même prêché l’Évangile de Marie au fond d’une mine, dans l’obscurité totale ; la galerie s’est effondrée, il s’en est fallu de peu que nous ne puissions pas ressortir. Devant une tombe, j’ai prié pour un enfant de paysans mort en bas âge. Je n’avais pas terminé que des policiers sont arrivés et nous ont pris en chasse pour nous arrêter. Je suis allée plusieurs fois en prison ; mon plus long séjour a duré huit mois. Les geôliers avaient chargé une codétenue de me surveiller en permanence ; ils m’avaient interdit de prier. Je n’avais même pas le droit de me parler à moi-même. Sinon, ils m’auraient punie cruellement.
Lao Wei : Les femmes se martyrisaient entre elles, elles aussi ?
Liu Shengshi : Parmi les tortures que j’ai subies, il y en a beaucoup dont je n’arrive même pas à parler. Par exemple, me prendre les bouts des seins en tenaille entre deux baguettes. Bref, le jour où je suis sortie de prison, je me suis agenouillée en plein soleil et j’ai pleuré. Je me suis confessée en disant : « Seigneur, pardonnez la faiblesse d’une simple pécheresse ! J’ai vacillé, j’ai eu une peur terrible, je ne voulais pas mourir en Chine ! »
Lao Wei : Vous avez un truc ?
Liu Shengshi : Mon truc, c’est la prière ; m’enfermer chez moi avec mes deux sœurs et réciter le Rosaire trois fois par jour. J’étais persuadée qu’au bout de quatre-vingt-dix jours je pourrais m’affranchir de la terreur et atteindre le royaume des bonnes grâces de Dieu. J’ai même acheté N’apprenez surtout pas l’anglais, écrit par un Coréen. En suivant les sept étapes indiquées dans le livre, en écoutant, en m’exerçant sans cesse, j’ai saisi naturellement les mots qui pénétraient dans mon cerveau. Mon rêve, ce serait d’aller dans une église d’Occident comme bénévole pour y servir Dieu.
Lao Wei : Je n’arrive pas à voir par quels canaux vous pourriez sortir de Chine. Vous auriez du mal à obtenir un passeport, n’est-ce pas ? Ou bien en épousant un étranger ?
Liu Shengshi : Je ne sais pas.
Lao Wei : J’espère sincèrement que tout se passera bien pour vous et je vous souhaite le bonheur.

(Books Editions – Les Moutons Noirs, Paris 2014)

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