Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – Traduire l’invisible et l’indicible ?

Publié le 24/07/2014




L’adage est bien connu : Traduttore, traditore. Traduire, c’est trahir. Pour certaines langues qui ont des affinités entre elles, la traduction reste un exercice toujours difficile et délicat. Que dire alors pour des langues qui semblent s’ignorer complètement tant leurs syntaxes respectives diffèrent ? Pierre Leyris, traducteur d’Herman Melville, avait la modestie de dire que « traduire, …

c’est avoir l’honnêteté de s’en tenir à une imperfection allusive ». On ne dit jamais exactement la même chose dans l’une et l’autre langue. C’est bien la difficulté que rencontrent les missionnaires chrétiens en terre chinoise, eux qui doivent sans cesse non seulement faire passer dans la langue chinoise le message évangélique mais comprendre au plus près ce que sous-entendent et laissent à voir les idéogrammes chinois.

Le P. Pierre Jeanne, membre de la Société des Missions Etrangères de Paris, est prêtre à Hongkong. Fort d’une longue expérience pastorale et d’enseignant, il esquisse dans le texte ci-dessous certaines des difficultés et des joies qu’éprouve le traducteur du message chrétien en langue chinoise. Pierre Jeanne a publié en 2011 Mieux traduire (汉法翻译指南), aux éditions You Feng, à Paris.

 

Les caractères chinois agissent pour l’œil comme de la publicité clandestine. Celle-ci consiste à placer les objets à commercialiser, dans le décor général ou dans les mains de personnages principaux, pendant un feuilleton ou un film. Les spectateurs, inconsciemment, enregistrent l’usage de ces objets et désirent acheter ce qu’on leur a présenté à leur insu. Dans un texte chinois, les caractères sont des représentations matérielles des mots. Il y a donc un tas d’informations, dans chacun d’entre eux, qui n’ont rien à voir avec le sens du texte mais qui sont là quand même. Lors de la lecture, l’œil les remarque, consciemment ou pas. Le caractère « famille » est formé d’autres caractères, notamment de celui du cochon. Dans celui qui signifie « passerelle », il y a du bois. Dans l’idéogramme « orgueil » figure un cheval. Tout cela existe bel et bien dans le texte chinois mais ne peut pas apparaître dans une traduction française car les lettres de l’alphabet, prises séparément, n’ont pas de sens (1). Du coup, elle semble fade et appauvrissante pour un œil chinois. Pékin prétend que c’est pour cela que la Chine ne gagne pas plus souvent le prix Nobel de Littérature (2). A l’opposé, le philosophe allemand Leibniz (1646-1716) pensait que la langue chinoise pourrait devenir un langage universel, car c’était, d’après lui, « l’algèbre de la pensée humaine ».

Les factures des traducteurs

Les commandes de traductions, chez les professionnels, peuvent être réparties en trois catégories selon leur difficulté :
– des textes faciles parlant de la vie courante, des lettres administratives qui ne présentent aucun caractère personnel, des propos de gens ordinaires ;
– des récits, des correspondances personnelles, les sous-titres de film, des témoignages ;
– la traduction spécialisée : poésie, littérature, texte dépendant lourdement de la culture source, traités scientifiques ou techniques, découvertes archéologiques, etc.

Le prix payé varie selon la difficulté de l’écrit que l’on fait traduire. Quand il s’agit des textes très délicats à comprendre, de vocabulaire rare ou compliqué et raffiné, le prix peut facilement être multiplié par dix ou vingt car le traducteur doit entreprendre des recherches pour réussir à restituer le sens exact du texte d’origine, dans la langue d’arrivée.

Différents degrés de difficulté pour la traduction religieuse

A quel niveau se situe la traduction religieuse, par oral ou par écrit, que produit le missionnaire quand il exerce son ministère parmi les Chinois ? « Et, tout d’abord, Dieu est-il indicible ? Mais non, il ne faut pas hésiter à trouver des qualificatifs pour parler de lui. Même s’ils ne disent pas tout ! » On peut sentir, dans ce raisonnement rapide, combien certaines traductions approximatives peuvent être contestables aux yeux de lecteurs très exigeants.

La traduction religieuse se situe aux trois niveaux cités plus haut, à la fois. Car il y a des degrés de difficulté très différents dans la Bible, chez les Pères de l’Eglise, dans les homélies et dans la conversation courante.

Certaines paraboles des évangiles sont toutes simples. Elles ne sont pas précisément situées dans le temps ou dans l’espace, et leur enseignement est facilement accessible : bâtir sur le roc (Mt 7,24-27). Les chrétiens qui ne travaillent pas dans le bâtiment comprennent eux aussi l’importance des fondations d’une maison.

« Quand vous parlez, dites ‘Oui ’ ou ‘Non’ ; tout le reste vient du Malin ! » (Mt 5,37). Notons que cette phrase toute simple de Jésus pose des problèmes car, dans la culture chinoise, on considère volontiers qu’il est habile de rester dans l’ambiguïté et de ne pas choisir pour garder sa liberté jusqu’au dernier moment. L’Evangile bouleverse certaines habitudes et façons de penser et débusque les tromperies du Malin, où qu’elles soient.

Les Actes des apôtres se situent plutôt dans la seconde catégorie de la traduction : le contexte social où les cultures des Juifs et des Grecs s’entremêlent, les voyages de Paul à pied ou en bateau, ses échecs et ses réussites…Tout cela demande une bonne connaissance de la géographie et de la culture ambiante de chaque pays. De même pour les récits de vie de saints !

Dans la troisième catégorie se placent sans conteste les épitres de Saint Paul : sa théologie est si originale et en même temps relativement complexe que même l’apôtre Pierre reconnaît ne pas bien la comprendre (2 P 3,15-16) alors qu’il connaît l’auteur et qu’il a reçu un enseignement incomparable, celui de Jésus lui-même. Traduire ou commenter en chinois les écrits de Paul est très délicat et complexe. De même pour de nombreux ouvrages de théologie : leurs raisonnements sont difficiles à suivre et à transposer en chinois.

Sommet de la difficulté ?

Ne faudrait-il pas, maintenant, ajouter une quatrième catégorie aux trois précédentes pour la vie spirituelle ? La foi touche à la dimension la plus intime de la personne. Elle ouvre l’esprit humain sur des aspects inconnus de l’existence. Elle s’incarne dans des personnalités différentes, à des époques différentes, dans des cultures et des lieux différents. Ce que les mystiques chrétiens ont transmis de leur expérience est difficile d’accès ; ce qu’ils expriment est invisible et souvent proche de l’indicible ! Mais, en même temps, c’est une même nature humaine qui se livre, celle que ces personnes ont en commun avec le missionnaire ; c’est elle qui parle. Il n’est pas totalement un étranger sur ce terrain ! Jusqu’où peut aller la communication dans la direction spirituelle entre personnes de cultures différentes ? La communion et le partage dans les communautés internationales ont-ils des limites imposées par le langage traduit ? Les personnes concernées répondent souvent que la communication ne se limite pas à la parole. Il y a mille façons de faire passer un message (par un sourire, un geste, un cadeau, etc.).

Au cours d’un concert de musique sacrée, de jazz, dans une église à Hongkong, l’artiste français annonce une « improvisation » ; ce qui est habituel dans ce genre musical. La traductrice chinoise avant de l’annoncer à l’assistance, fait répéter plusieurs fois le mot « improvisation » puis déclare éberluée : « Je ne peux pas traduire cela ! En chinois ‘improvisation’ est synonyme de fumisterie, d’amateurisme négligé ! » Mais l’artiste, qui ne connaît pas le chinois, insiste. Finalement « improvisation » est traduit par : « arrangement musical personnel ». A la fin du morceau, l’assistance applaudit longuement. Une réelle communication a quand même eu lieu entre l’artiste et son auditoire alors que les mots ont manqué.

Traduire de l’abstrait

Dans la traduction, le choix de la langue d’arrivée n’est pas neutre. Certaines langues semblent s’ignorer complètement tant leur syntaxe est différente, d’autres ont des affinités entre elles. En ce qui concerne le français et le chinois, c’est le grand écart. On ne dit jamais exactement la même chose dans l’une et l’autre langue. Par exemple, portons notre attention sur le fait que le français comporte beaucoup de mots qui expriment des concepts abstraits : la liberté, le bien, le mal, la cohérence, les droits d’auteur, etc. Alors que le chinois est beaucoup plus proche des réalités terrestres ou du langage poétique qui suggère autant qu’il ne dit (3).

Chaque caractère a un sens concret mais très ouvert : 車 (Chē) signifie véhicule. On précise son idée en ajoutant devant un autre caractère. Avec le feu, c’est une locomotive, avec la vapeur c’est une voiture, avec un câble, c’est un téléphérique. Les caractères qui ont un sens abstraits existent mais ils sont formés de deux éléments bien concrets. La direction de l’Est s’écrit ainsi 東 (Dōng) : le soleil 日 (Rì) derrière un arbre 木 (Mù). Car quand le soleil se lève à l’Est, il apparaît derrière les arbres. La paix 安(Ān) est une femme 女(Nǚ) sous un toit 宀 (Mián) car quand la mère est à la maison et en prend soin, toute la famille est en paix. La faim 餓 (È), c’est le caractère moi 我 (Wǒ) derrière le verbe manger 食(Shí).

Cette difficulté qu’ont eue les Chinois de passer du concret à l’abstrait s’atténue progressivement. En effet, de plus en plus de jeunes font des études et entrent en contact avec des réalités abstraites. Pourtant, cette tendance reste bien réelle. Cela ne facilite pas la tâche du missionnaire. En effet, l’essentiel du message qu’il annonce n’est pas palpable avec ses cinq sens. Mais cette tendance au concret qu’ont les Chinois a l’avantage d’obliger celui qui annonce l’Evangile à ne pas s’égarer dans des raisonnements obscurs, à utiliser des comparaisons de la vie courante pour mieux se faire comprendre. C’est ce qu’a fait Jésus, sans cesse, durant sa vie publique.

Termes spécialisés et vie spirituelle

La notion « intimité » n’évoque rien de précis pour les Chinois. On traduit ce terme par : intérieur du cœur (内心, Nèixīn), cher secret (亲密, Qīnmì) ou très proche (亲近, Qīnjìn). Mais ces traductions sont incapables d’exprimer le sens profond du mot.

La laïcité, spécificité française, en chinois donne les expressions suivantes : 非宗教性 (Fēi zōngjiào xìng) « caractère de ce qui est hors des religions » ; 世俗性 (Shìsú xìng) « caractère de ce qui est sécularisé ». On expérimente là des limites bien concrètes de cet exercice qu’est la traduction.

Dans la langue chinoise, il y a trois caractères différents qui tiennent lieu de pronom pour la troisième personne du singulier : le premier est pour l’homme (他, Tā) le second pour la femme (她, Tā) et le troisième pour les animaux et les choses (牠, Tā). Les chrétiens ont pris l’habitude d’en ajouter un quatrième pour Dieu, c’est une façon pour eux de marquer leur respect (祂, Tā). Ils ajoutent devant le corps du caractère (也, Yě) le radical divinité, esprit (礻, Shì). Le problème est qu’ils utilisent ce caractère également pour Jésus qui, bien sûr, est Dieu mais qui est aussi, ne l’oublions pas, un être incarné. En utilisant ce caractère (祂, Tā), on passe totalement sous silence la nature humaine du Christ.

Ce sont les mêmes caractères chinois qui traduisent les mots « Protestants » et « Chrétiens » (基督教, Jīdūjiào). Certains Chinois chrétiens, issus de la Réforme, en tirent la conclusion que les catholiques ne sont pas des chrétiens.

Un prêtre (神父, Shénfù) est littéralement : « un père spirituel » dans le langage courant ; mais l’appellation polie est (司鐸, Sīduó) le « préposé à la cloche ». La plupart des non-chrétiens ignorent le sens de ce terme.

La notion chrétienne de péché est très difficile à rendre en chinois. On utilise souvent le caractère « crime » (罪, Zuì) qui ne convient pas ou l’expression 過失(Guòshī) qui veut dire « tort, exagération » ou encore (錯誤, Cuòwù) qui signifie « erreur ». Dans les trois cas, il n’y a pas l’idée d’offense personnelle faite à Dieu.

Plus gênant, en chinois, est qu’on appelle Dieu le Père de la même façon que le pape (le Saint-Père) 聖父(Shèng fù). Nos frères protestants ne manquent pas de nous rappeler que le pape n’est qu’un homme.

De nombreux termes de la vie spirituelle ont été bien traduits, pourtant il faut les expliquer longuement pour pouvoir se faire comprendre de son interlocuteur. La vie mystique en chinois de dit : la vie mystérieuse 奥妙生活 (Àomiào shēnghuó). Quand sainte Thérèse de l’Enfant Jésus parle de la « voie de l’enfance » c’est, pour elle, un chemin tout simple qui mène directement au Père. La traduction chinoise est : 神嬰小路 (Shén yīng xiǎolù), littéralement : « Enfance spirituelle sur un petit chemin ». Il est impossible de comprendre cette expression pour les non-initiés de l’ancien Empire du Milieu. Une danseuse mystique a écrit un livre : Quand la vie prend corps ! Comment transposer ce titre en chinois, surtout si on écrit « Vie » et « Corps » avec des majuscules ? (Il n’y en a pas en chinois.) Et comment traduire cette exclamation paradoxale de sainte Thérèse d’Avila : « Je meurs de ne pas mourir ! » ?

Conclusion

Ainsi, pour les Chinois, le catéchuménat n’est pas seulement une initiation aux mystères chrétiens, c’est aussi l’apprentissage d’un vocabulaire nouveau, une ouverture sur des concepts encore inconnus, sur de vastes champs de connaissance inexplorés. Cela demande à l’enseignant beaucoup de patience et une méthode pédagogique rigoureuse et au catéchumène une grande ouverture d’esprit et une réelle soif spirituelle. Les concepts nouveaux leur permettent d’élargir l’espace de leur culture générale et ouvre leur esprit sur de nouveaux aspects de la vie intérieure. Tous les catéchumènes ne persévèrent pas jusqu’au baptême mais ceux qui vont jusqu’au bout constatent que l’horizon de leur vie a progressivement évolué.

(Le présent texte est paru dans la Revue MEP, n° 496, juillet-août 2014.)