Eglises d'Asie

Les célébrations de la fin du Ramadan soulignent le fossé grandissant entre les communautés ethniques et religieuses

Publié le 07/07/2016




L’attentat commis le 28 juin à Puchong, dans l’Etat de Selangor – une attaque à la grenade dans une boîte de nuit qui a fait huit blessés –, est la première attaque revendiquée en Malaisie par l’organisation Etat islamique. Si la police a procédé à plusieurs arrestations dans les jours qui ont suivi, l’action …

… terroriste n’a pas empêché les musulmans de Malaisie – qui forment officiellement 60,1 % des près de 30 millions d’habitants du pays – de célébrer Hari Raya Aidilfitri, comme est appelée localement l’Aïd el-Fitr, la fête marquant la fin du mois du Ramadan. Pour les non-musulmans de Malaisie, ces célébrations, fêtées cette année le 6 juillet, revêtent toutefois une tonalité nouvelle : là où, autrefois, les communautés se mêlaient joyeusement, elles cohabitent désormais de manière distanciée et méfiantes, les unes envers les autres.

Pays multiethnique, la Malaisie compte une importante minorité d’origine chinoise, estimée à près de 22 % de la population. Longtemps, les festivités du Nouvel An chinois ont pu être considérées comme l’un des moments-phare de l’année. Désormais, c’est Hari Raya qui occupe le devant de la scène, expliquent des non-musulmans malaisiens, pour qui ce changement ne poserait pas de difficultés s’il ne se faisait aux dépens du sentiment de tolérance et du vivre-ensemble.

« En ce temps-là, les relations étaient très bonnes »

Agé de 76 ans, James est un enseignant à la retraite. Chrétien, il vit à Kota Kinabalu, dans l’Etat de Sabah, un des deux Etats de la Malaisie orientale, sur l’île de Bornéo. A l’agence Ucanews, il témoigne de ses souvenirs de Hari Raya dans les années 1950-1960. « A l’époque, c’était très simple. C’était une fête familiale à laquelle les amis étaient conviés. Je me souviens que, jeune enseignant, je rendais visite à mes amis musulmans, chez eux. Nous étions invités. C’était la tradition. Un collègue vous invitait dans la demeure de ses parents et vous y alliez. La plupart vivait à la campagne, dans des villages, et c’était un grand honneur pour eux de recevoir chez eux un non-musulman. La veille, les femmes avaient préparé des plats de fête. Ils étaient heureux et fiers de nous recevoir », raconte-t-il, en ajoutant qu’« en ces temps-là, les relations (avec les voisins musulmans) étaient très bonnes ».

Jennifer, la cinquantaine, habite Ipoh, capitale de l’Etat de Perak, à 175 km au nord de Kuala Lumpur, en Malaisie péninsulaire. Petite fille, elle se souvient avoir accompagné son père lors de visites à des voisins musulmans pour Hari Raya et que ces derniers servaient à celui-ci de la bière. « C’est la vérité ! A l’époque, cela ne posait pas de problème. Aujourd’hui, ils seraient mis en prison pour cela », explique-t-elle, en référence aux dispositions législatives qui s’imposent aux musulmans de Malaisie. (Durant le Ramadan, les chaînes de télévision publique diffusent abondamment des programmes religieux, et des images de raids policiers visant des musulmans pris sur le fait en train d’enfreindre les prescriptions du mois de jeûne.)

Pour bon nombre de non-musulmans de Malaisie, la réislamisation que connaît la communauté musulmane du pays et surtout le fait que les luttes politiques actuelles se traduisent de plus en plus systématiquement en messages à caractère religieux amènent les communautés, qui autrefois vivaient en bonne intelligence, à cohabiter sans plus se mêler. Officiellement, selon les chiffres gouvernementaux, les musulmans représentent un peu plus de 60 % de la population, les bouddhistes étant 19,8 % de la population, les chrétiens 9,2 % et les hindous 6,3 %. Parmi les non-musulmans, rares sont ceux qui se risqueraient à exprimer des sentiments négatifs envers l’islam, mais nombreux sont ceux qui se posent des questions sur les risques que fait peser la montée de l’intolérance dans le pays.

Une déclaration incendiaire

La dernière controverse en date remonte à quelques jours à peine lorsque le mufti de l’Etat de Pahang, Abdul Rahman Osman, a qualifié de « kafir harbi » (infidèles que l’on est autorisé à tuer) les opposants à l’implémentation du hudud dans la législation de son Etat. Les hudud sont ces ordonnances prévoyant des peines fondées sur la charia (comme la lapidation des femmes adultères ou l’amputation des voleurs). Les propos du mufti ont immédiatement soulevé de vives réprobations. Le 4 juillet, Hermen Shastri, secrétaire général du Conseil des Eglises de Malaisie (CCM), a dénoncé « une déclaration qui créée la suspicion et la division au sein de notre société multiraciale ». « Dans un pays qui cherche à affermir l’Etat de droit et qui affirme que tous les citoyens malaisiens sont égaux devant la loi, une telle déclaration va à l’encontre de la politique poursuivie », a ajouté Hermen Shastri.

La Fédération chrétienne de Malaisie a quant à elle qualifié les propos du mufti d’« incendiaires » et appelé le Premier ministre Najib Razak à sévir. « Il est regrettable qu’un mufti d’Etat, qui est le religieux islamique de rang le plus élevé dans un Etat et qui est un fonctionnaire, utilise de tels mots sans penser un instant à ce qu’ils peuvent évoquer dans l’esprit des Malaisiens », a déclaré le président de la Fédération, Eu Hong Seng. Il y a peu, une vidéo a été diffusée sur Internet où l’on peut voir des musulmans se réclamant de l’Etat islamique appelant au meurtre des « infidèles » par tous les moyens possibles, en Malaisie et en Indonésie.

Face à un Premier ministre affaibli par de graves accusations de corruption mais qui a réussi à faire éclater la coalition d’opposition qui menaçait de devenir majoritaire en voix, le paysage politique se recompose plus que jamais selon des lignes où chacun des acteurs se positionne sur les questions religieuses et la place de l’islam dans la société et le droit. « Ces postures politiciennes créent un terrain favorable pour que la peur, le mépris, la suspicion se répandent, note un catéchiste catholique qui préfère garder l’anonymat. Les politiques exploitent ces sentiments pour garder le pouvoir. Tout ceci ne fait pas que menacer la défense des droits civils dans ce pays ; c’est aussi le vivre-ensemble qui est en jeu. » Selon ce catéchiste, le pays paye aujourd’hui le prix de décennies d’un pouvoir qui n’a eu de cesse de lier de manière inextricable la « race » et la religion, les Malais étant supposés être exclusivement musulmans, quand les autres minorités, d’origine chinoise et indienne principalement, pouvaient appartenir à d’autres religions que l’islam. Interrogé sur ce qu’il allait faire pour fêter l’Aïd, ce catéchiste répond : « Le Ramadan ? Oui, je vais rendre visite à mes amis musulmans, mais je doute qu’en dépit des liens d’amitié qui nous unissent, ils se battent un jour pour défendre mes droits. »

(eda/ra)