Eglises d'Asie

En campagne dans l’Arakan, Aung San Suu Kyi évite d’évoquer le conflit religieux qui y sévit

Publié le 20/10/2015




Durant trois jours, du 16 au 18 octobre, à l’occasion de sa première visite depuis treize ans en Arakan, région de l’ouest de la Birmanie, la dirigeante de l’opposition pro-démocratique n’a pas abordé dans ses discours le conflit entre Arakanais bouddhistes et Rohingyas musulmans. Interrogée par …

… des villageois inquiets, elle a éludé leurs questions. A trois semaines du scrutin législatif du 8 novembre prochain, les critiques à son encontre restent rares.

En campagne électorale, il suffit à Aung San Suu Kyi d’élever le ton tout en souriant pour que sa voix déclenche des tonnerres d’applaudissements. Même dans l’Etat de l’Arakan, où la compétition électorale semble difficile pour elle, ses soutiens se sont déplacés par centaines pour l’acclamer sur des terrains de sport municipaux. Elle y a pratiqué la démocratie directe en répondant au public, debout sur une estrade, sans sélection des questions au préalable. A Thandwe, un homme musulman l’a interpellée sur les discriminations dont souffre la minorité religieuse dans cette région côtière. Il n’a pas pu effectuer d’études supérieures quand ses amis bouddhistes ayant obtenu des notes similaires aux siennes ont pu suivre une formation d’aide-soignant. « Nous serons un gouvernement qui croit en l’autorité de la loi, lui a répondu Aung San Suu Kyi. (…) Nous gouvernerons en respectant les règles édictées conformément au droit. Nous règlerons ce problème de cette manière. » La dirigeante de l’opposition n’a pas élaboré davantage. Elle a souvent tenu des propos très généraux, même lorsque les questions étaient précises, parfois personnelles. « Je ne connais pas la loi, je n’ai pas compris ce qu’elle a dit », a réagi Thein Zaw, un jeune Birman qui avait parcouru 8 km dans une remorque tractée par une moto pour écouter la « Dame de Rangoun ».

En Birmanie, le parti dirigé par Aung San Suu Kyi est sous le feu des critiques des extrémistes bouddhistes. Farouchement antimusulmans, les bonzes les plus radicaux reprochent à la Ligue nationale pour la démocratie (LND) de ne pas avoir soutenu un paquet de quatre lois sur « la protection de la religion [bouddhiste] et de la race [birmane] ». Ils essaient de faire passer la LND pour un parti pro-musulman. Dans l’Arakan, beaucoup de personnes sensibles aux thèses de ces moines extrémistes ont posé des questions sur l’immigration illégale en provenance du Bangladesh voisin. Elles se sont par ailleurs inquiétées de prétendus liens qu’entretiendrait la LND avec des organisations musulmanes. Ces remarques ont entraîné des applaudissements soutenus dans la foule. Aung San Suu Kyi a évité de s’avancer sur ces sujets épineux. Elle s’est contentée d’affirmer que ceux qui véhiculaient des rumeurs « violaient la loi ».

Depuis 2012, l’Arakan est régulièrement secoué par des vagues de violence entre les minorités arakanaise (bouddhiste) et rohingya et kaman (musulmanes). Ces affrontements ont fait plus de deux cent quarante morts selon les autorités. Plus de cent mille personnes ont dû fuir leurs villages. Elles vivent toujours dans des camps et sont, pour la plupart, des Rohingyas musulmans. Le pouvoir les considère comme des immigrés illégaux venus du Bangladesh tout proche. Il leur a retiré le droit de vote cette année alors que les Rohingyas, dont la population est estimée à environ 800 000 personnes en Birmanie, avaient pu participer à tous les scrutins depuis l’indépendance en 1948. La plupart d’entre eux sont désormais considérés comme apatrides. Au niveau national, bon nombre de candidats musulmans aux législatives du 8 novembre ont été disqualifiés par la Commission électorale. D’après la télévision birmane Democratic Voice of Burma, seuls 28 des 6 000 prétendants à la députation sont musulmans.

La lauréate du prix Nobel de la Paix Aung San Suu Kyi a très rarement commenté ces discriminations, se contentant de décrire dans la presse internationale une situation « extrêmement complexe ». Son parti assume cette prudence. « Il y a énormément d’extrémistes arakanais, explique U Sein Kyaw, le parrain de la LND à Gwa, une localité du sud de l’Arakan qu’a visitée Aung San Suu Kyi. Si elle dit quelque chose, ils vont mal l’interpréter et utiliser ses propos pour l’attaquer. C’est pour cela qu’elle n’a rien dit. Je ne crois pas qu’elle ait peur d’eux mais elle ne veut pas créer de problèmes. »

Sur place, ses silences lui valent peu de critiques. « Même si elle n’a rien fait pour l’Etat de l’Arakan, je sais que ça ira mieux si elle est élue », s’enthousiasme U Tin Ngwe, qui a écouté Aung San Suu Kyi à Taunggok, une ville de l’Arakan à très forte majorité bouddhiste. Beaucoup lui trouvent des excuses et lui pardonnent volontiers. « Elle n’a rien dit mais ce n’est pas de sa faute », estime U Khin Maung Myint, secrétaire du Parti national kaman pour le développement (KNDP), installé à Thandwe. Dans cette ville, cinq musulmans kamans ont été tués en octobre 2013 et de nombreuses maisons ont été incendiées. U Khin Maung Myint estime que la police n’est pas intervenue suffisamment rapidement pour contrôler ces violences. La députée Aung San Suu Kyi a présidé pendant trois années la Commission sur l’autorité de la loi, la paix et la tranquillité au Parlement national. « Elle n’a pas écrit de loi pour l’Arakan, concède U Khin Maung Myint. Mais elle ne pouvait rien faire car des groupes antimusulmans se sont opposés à elle. Elle ne veut pas de commentaires négatifs de la majorité bouddhiste. Elle n’a pas le choix avant les élections. »

A Gwa, Aung San Suu Kyi a assisté à une cérémonie bouddhiste dans un monastère où elle a fait des offrandes aux bonzes. Quelques minutes plus tard, elle a longuement évoqué cet événement devant la foule. « Il y a longtemps, avant l’indépendance, un vénérable bonze avait aussi livré son enseignement à mon père [le général Aung San, père de l’indépendance] », a-t-elle notamment expliqué. Son long récit lui a permis de démontrer son attachement à la religion et aux traditions. Attaquée par la frange la plus radicale du clergé qui l’accuse de servir les intérêts des musulmans, elle a rappelé l’enracinement du bouddhisme dans sa famille au détour de cette anecdote destinée à rassurer l’électorat.

Les critiques les plus acerbes viennent du Parti national arakanais (ANP), l’adversaire le plus sérieux de la LND dans l’Etat côtier. L’ANP se présente comme le parti qui défend le mieux les intérêts des Arakanais face au prétendu danger musulman. « Ce qu’Aung San Suu Kyi a dit [dans l’Arakan] est général et superficiel, et cela n’aura pas d’effet », critique Htun Aung Kyaw, le secrétaire de l’ANP. Lui est plus direct. Son programme pour la paix consiste à maintenir « pendant des jours, des semaines, des mois, des années, les Bangladais illégaux dans des camps où nous prendrons soin d’eux ». Sans élaborer, il estime qu’Aung San Suu Kyi a tenu des propos favorables aux musulmans et qu’elle « ne comprend pas bien les deux communautés ». Se référant systématiquement à l’histoire ancienne et à la complexité des relations entre bouddhistes et musulmans dans l’Arakan depuis des siècles, il considère qu’Aung San Suu Kyi « ne peut comprendre la situation que depuis 1988, quand elle est rentrée au pays ».

(eda/rf)