Eglises d'Asie – Philippines
Etat d’urgence post-attentat : l’Eglise met en garde contre le risque d’abus
Publié le 12/09/2016
Le 3 septembre dernier, à Davao, la ville du président Rodrigo Duterte, un attentat à la bombe a fait 14 morts et 70 blessés dans un marché de nuit, non loin de l’université jésuite Ateneo. Davao constitue la principale ville de Mindanao, la grande île du sud de l’archipel. Durant son mandat de maire, à maintes reprises, Rodrigo Duterte s’était targué d’avoir transformé Davao, ancien bastion de la rébellion, en « la municipalité la plus sûre du pays ».
« Un état de non-droit »
Affichant son soutien à l’organisation Etat islamique, le groupe Abu Sayyaf est accusé par le gouvernement d’être responsable de l’attaque du 3 septembre. Avant même l’attentat, le président Duterte avait déclenché une importante offensive militaire contre les bastions du groupe terroriste, qui se finance notamment en pratiquant les enlèvements contre rançon.
En réaction, dans les heures qui ont suivi l’attentat, Rodrigo Duterte a décrété un « état de non-droit » sur l’ensemble du territoire national, avant de préciser que sa décision n’équivalait pas à un retour à la « loi martiale », de funeste mémoire dans le pays car évoquant le règne du dictateur Ferdinand Marcos. Face au tollé soulevé, Rodrigo Duterte est cependant revenu sur son décret et l’a rapidement remplacé par « l’état d’urgence », qui permet le déploiement de militaires pour assurer le maintien de l’ordre dans l’ensemble de l’archipel.
C’est la seconde fois depuis 2003 qu’un président philippin a recours à cet « état de non-droit ». De manière ironique, à l’époque, la mesure concernait non pas tout l’archipel comme aujourd’hui, mais uniquement la ville de Davao, après une série d’attaques contre des mosquées. Pour l’état d’urgence, il faut remonter à 2006, suite à la tentative de coup d’Etat ratée contre la présidente Gloria Arroyo. La mesure avait été levée une semaine après.
Dérive ultra-sécuritaire
Alors que les exécutions de rue se poursuivent sur fond de guerre antidrogue – plus de 2 400 selon les chiffres mêmes du gouvernement –, l’Eglise catholique s’inquiète et met en garde contre le risque d’abus et de dérive ultra-sécuritaire.
Interrogé par l’agence Ucanews, l’évêque auxiliaire de Manille, Mgr Broderick Pabillo, estime que les exécutions extrajudiciaires sont de facto « motivées par l’Etat » et relèvent « d’un état de non-droit problématique ». Le prélat fait partie des quelques religieux à célébrer des messes pour les victimes de ce qui est qualifié de « tueries extrajudiciaires ».
De son côté, le groupe de « Promotion d’une réponse de l’Eglise du peuple » (en anglais The Promotion of Church People’s Response), salue une réponse « immédiate et sincère » de la part du président afin de « résoudre les problèmes d’insécurité et empêcher la terreur de gagner du terrain ».
« Nous comprenons pourquoi le président a pris une telle décision. Ce serait catastrophique si cette flambée de violence venait à contaminer notre pays tout entier », a déclaré le porte-parole du groupe, Nardy Sabino. Dans le même temps, le groupe exhorte les autorités à réaffirmer la primauté des droits de l’homme dans l’application des ordres présidentiels. Nardy Sabino estime en outre que le gouvernement doit assurer « l’accomplissement de tous les droits », en parallèle de sa mission de sécurité et de protection des populations.
Le groupe de foi Philippine Miserero Partnership Inc. appelle quant à lui le gouvernement à « ne pas succomber à la tactique dilatoire de groupuscules terroristes guidés par leurs propres intérêts et refusant d’œuvrer pour la paix ».
Eviter de perdre le contrôle de la situation
A l’inverse, d’autres responsables religieux estiment qu’il n’y a nulle raison de s’inquiéter des propos présidentiels. C’est le cas du P. Ranhilio Aquino, doyen de l’école de droit au San Beda College, établissement tenu par des moines bénédictins. « Aucun droit n’est abrogé. Tous restent en vigueur », estime-t-il. Selon le P. Aquino, l’état d’urgence « vise à mieux coordonner les efforts afin d’éviter de perdre le contrôle de la situation ».
Au plan local, l’état d’urgence a conduit certaines paroisses à renforcer leur propre dispositif de sécurité. Dans la capitale, Mgr Honesto Ongtico, évêque de Cubao, a par exemple demandé un renforcement des contrôles à l’entrée des églises. « Nous avons besoin de prière et d’une action décisive plutôt que de laisser la peur et la panique prendre le dessus », a pour sa part estimé Mgr Ramon Arguelles, archevêque de Lipa (sud de Manille).
Juste après l’attaque contre la ville du président Duterte, les appels au calme se sont multipliés au sein du clergé. Le 5 septembre, le cardinal-archevêque de Manille Luis Antonio Tagle a prié à l’intention des victimes sur les ondes de Radio Veritas, station financée par l’Eglise catholique. « Faisons en sorte que la paix soit notre réponse, pas la vengeance », a de son côté défendu le président de la Conférence épiscopale, Mgr Socrates Villegas, archevêque de Lingayen-Dagupan, au nord de Manille, avant de plaider pour « rétablir la fraternité et l’harmonie pour Davao et le reste de la nation », quand bien même la violence et le terrorisme « nous ébranlent ». « Quand nos semblables périssent, une partie de notre humanité meurt elle aussi », a ajouté le président de la Conférence épiscopale. Sur place à Davao, Mgr Romulo Valles a demandé aux habitants de la ville de « rester forts ». « Ce mal ne nous empêchera pas de nous relever », a affirmé le prélat, par ailleurs vice-président de la Conférence des évêques. L’explosion a été entendue jusque dans sa résidence, située à un kilomètre du lieu visé par l’attentat.
(eda/md)