Eglises d'Asie – Cambodge
La formation des prêtres au Cambodge : un acte de foi dans un contexte de précarité
Publié le 26/11/2015
… pays très majoritairement bouddhiste.
Cette ordination est l’occasion de revenir sur un aspect central de la jeune Eglise du Cambodge, à savoir la formation de ses futurs prêtres au sein du grand séminaire Saint-Jean-Marie-Vianney de Phnom Penh. L’article ci-dessous, présenté en mai 2015 à l’occasion d’un colloque organisé à l’Université catholique de Corée, à Séoul, en Corée du Sud, a été rédigé par le P. Vincent Sénéchal.
Ordonné prêtre en 2001 au titre de la Société des Missions Etrangères de Paris, le P. Sénéchal est missionnaire au Cambodge, où, entre autres choses, il enseigne l’Ecriture sainte au séminaire de Phnom Penh.
La formation des séminaristes dans le contexte de l’Eglise au Cambodge : ce sujet me tient particulièrement à cœur en tant que membre d’une société missionnaire, les Missions Etrangères de Paris, dont la tâche première reçue du Saint-Siège en 1658 a été de former des prêtres pour les Eglises locales en Asie. A ce titre, je participe à la formation des séminaristes comme professeur d’Ecriture Sainte au Séminaire Saint-Jean-Marie-Vianney de Phnom Penh depuis 2010.
Le Cambodge est un cas particulier puisque nous y travaillons dans un cadre de première évangélisation, que l’Eglise y est ultra-minoritaire (1) et qu’il n’y a pas encore eu l’érection de diocèses dûment constitués. Les trois territoires ecclésiastiques qui recouvrent le territoire cambodgien et ses 15,4 millions d’habitants sont appelés vicariat ou préfectures apostoliques et n’ont pas encore canoniquement le rang de diocèses. Il existe actuellement trois territoires ecclésiastiques au Cambodge : le vicariat apostolique de Phnom Penh et ses 14 500 catholiques pour 6 millions d’habitants ; la préfecture apostolique de Battambang et ses 6 000 catholiques pour 5,4 millions d’habitants ; et la préfecture apostolique de Kompong Cham qui compte environ 3 000 catholiques pour 4 millions d’habitants (2). Il y a un seul grand séminaire pour tout le Cambodge, le Séminaire Saint-Jean-Marie-Vianney de Phnom Penh, qui compte actuellement huit séminaristes. Il n’y a pas de petit séminaire mais un foyer vocationnel (Saint-Mickael) qui compte cette année six jeunes et un groupe de rencontre pour jeunes hommes qui réfléchissent à leur vocation, le groupe Emmanuel, qui compte cette année quinze membres. Nous le voyons, nous nous situons dans le cadre d’une Eglise aux effectifs réduits, mais dont les fideles sont cependant jeunes, à l’image du pays dont la moyenne d’âge était de 24,1 ans en 2014 (3).
Une autre particularité de l’Eglise au Cambodge est que la plupart des fideles sont d’origine étrangère, venant du Vietnam dans leur grande majorité, et c’est également le cas pour le clergé, les religieux et les religieuses, qui sont eux aussi étrangers à 91,7 % (4). Dans ce contexte, la formation de prêtres locaux est une priorité indéniable.
Pour le sujet qui nous occupe, la pierre de touche à partir de laquelle nous allons analyser la formation des séminaristes au Cambodge sera le Concile Vatican II (1962-1965). La période 1965-2015 est suffisamment vaste pour pouvoir être découpée en plusieurs sous-périodes pour ce qui concerne le séminaire du Cambodge : les années de l’établissement du séminaire à Phnom Penh selon l’esprit de Vatican II (1964-1970) ; le séminaire fermé durant les années de guerre (1970-1990) ; la refondation du séminaire dans les camps de réfugiés en Thaïlande (1991-1992) ; le séminaire déplacé à Battambang (1992-1998) ; enfin, le séminaire rétabli à Phnom Penh (1998-2015).
Cette période (1965-2015) fut marquée par une grande instabilité. La formation des séminaristes durant les dernières décennies s’est effectuée dans le contexte chaotique d’une Eglise qui a été quasiment anéantie par la guerre (le nombre des catholiques était de 65 000 en 1970, seulement 5 000 en 1990, avant de remonter à 23 500 aujourd’hui), qui est ultra-minoritaire puisqu’elle représente seulement 0,15 % de la population, et où la plupart des fidèles, du clergé et des religieux sont étrangers.
Dans ce contexte donc, comment la formation des futurs prêtres s’organise-t-elle aujourd’hui ? Comment prend-elle en compte l’enseignement de l’Eglise concernant la formation des séminaristes ? Y a-t-il des adaptations locales propres ? De quels types de prêtres la mission au Cambodge a-t-elle aujourd’hui besoin ?
Voila quelques-unes des questions auxquelles nous nous efforcerons de répondre dans les lignes qui suivent. Pour cela, nous serons à la croisée de plusieurs disciplines : il faudra décrire la sociologie religieuse du pays et son influence sur les candidats à la prêtrise ; nous aurons à parcourir succinctement l’histoire de la mission et à décrire les séminaires successifs qui ont formé jusqu’ici les prêtres locaux du Cambodge ; il nous faudra également dégager les grandes lignes de l’enseignement de l’Eglise concernant la formation des séminaristes depuis le Concile Vatican II ; enfin, il nous faudra analyser la formation qui est prodiguée actuellement et enquêter sur le profil de prêtres que requiert l’annonce de l’évangile au XXIe siècle dans ce pays. En bref, il nous faudra nous muer tour à tour en sociologue, historien, ecclésiologue et missiologue. Cette interdisciplinarité est une des limites de notre enquête car nous ne sommes évidemment pas spécialiste de chacune de ces disciplines.
Une autre limite à laquelle nous avons été confronté durant notre recherche est la rareté des publications concernant la formation des prêtres au Cambodge depuis le Concile Vatican II. Aussi avons-nous interrogé un certain nombre d’acteurs de cette formation, et avons-nous demandé l’accès à certains documents du séminaire qui nous ont été aimablement fournis par le Père Robert Piché, actuel recteur du Séminaire Saint-Jean-Marie-Vianney de Phnom Penh, et par son prédécesseur immédiat le Père Bruno Cosme. Nous remercions chaleureusement chacun des formateurs et les deux évêques qui ont accepté que nous les interviewons ou qui nous ont fournis des informations dans le cadre de communications personnelles (5).
Notre propos sera organisé comme suit : après une première partie consacrée à présenter le contexte socioreligieux du Cambodge, nous regarderons comment s’est organisée la formation des prêtres du Cambodge depuis les années 1950. Cette deuxième partie de notre article nous donnera l’occasion d’évaluer la place donnée à l’enseignement de l’Eglise dans cette formation. Enfin, notre troisième et dernière partie posera la question du type de formation souhaitable pour les candidats au sacerdoce aujourd’hui au Cambodge.
1.) Le contexte socioreligieux au Cambodge comme arrière-fond de la formation des candidats à la prêtrise
Selon les époques, le vicariat apostolique du Cambodge a fait partie de la mission de Cochinchine (partie sud du Vietnam actuel), en a été détaché, a été attaché au Laos, puis à nouveau à la Cochinchine, avant finalement de prendre les contours actuels du pays en 1955. Assez tôt, devant le très faible intérêt des Cambodgiens pour la religion chrétienne et leur retour fréquent aux pratiques traditionnelles après le baptême, il semble que les missionnaires – portugais comme français – ont considéré le peuple khmer comme « inconvertible » (6). Durant le protectorat français, l’effort des missionnaires a alors porté en grande partie sur le soin des chrétientés annamites. Il n’est donc pas étonnant qu’entre 1888 et 1939, le séminaire de la mission du Cambodge, d’abord situe à Culao Gieng (Cochinchine) puis déplacé à Phnom Penh en 1912, ait formé 115 prêtres, tous vietnamiens, parmi lesquels 34 seulement étaient originaires du Cambodge (7). Il fallut attendre 1957 pour voir l’ordination du premier prêtre khmer, le Père Simon Chhem Yen, soit quatre cents ans après le début de la présence catholique au Cambodge, laquelle remonte à 1555 avec l’arrivée du dominicain portugais Gaspard Da Crux à la cour du souverain khmer à Lovek.
Récemment, l’origine des séminaristes s’est diversifiée. Depuis la réouverture du séminaire dans les camps de réfugiés de Thaïlande en 1991, et jusqu’à la rentrée 2014, on totalise vingt-cinq jeunes qui sont entrés au séminaire : treize Khmers, huit Vietnamiens, deux dont l’un des parents est khmer et l’autre vietnamien, et deux Montagnards (minorités ethniques). Parmi ces vingt-cinq jeunes, dix étaient des nouveaux convertis et quinze issus de familles catholiques.
Le contexte religieux est à prendre en compte dans la formation des séminaristes. De par leur situation ultra-minoritaire, les catholiques du Cambodge sont nécessairement en contact, même réduit, avec les religions environnantes, en particulier avec l’animisme et le bouddhisme. Même pour des jeunes issus de familles catholiques, le contact avec ce contexte socioreligieux environnant est important. Bien souvent, les catholiques eux-mêmes se laissent entraîner à des pratiques animistes ou bouddhistes. Il est donc pertinent de prendre en compte cet arrière-fond socio-religieux que nous allons décrire comme une donnée de base préexistante à la formation presbytérale des jeunes qui entrent au séminaire.
De quel arrière-fond socio-religieux parlons-nous ? La péninsule où se trouve le Cambodge fut longtemps appelée péninsule indochinoise. Même si ce nom est maintenant tombé en désuétude, il avait l’avantage de bien décrire la situation des peuples qui y vivent. Le Cambodge, le Vietnam, la Thaïlande et le Laos sont en effet situés entre deux grandes puissances et civilisations : l’Inde d’un côté, la Chine de l’autre ; d’où le nom d’Indochine pour le territoire présent dans l’entre-deux. Historiquement, les cultures du Cambodge, de la Thaïlande et du Laos ont été influencées principalement par l’Inde, avec une influence chinoise plus restreinte. La culture vietnamienne, au contraire, a été massivement influencée par la Chine, avec seulement quelques influences mineures venant de l’Inde, principalement au Champa, ce royaume hindouisé que le Vietnam a conquis durant son expansion vers le sud de la péninsule.
L’influence indienne se laisse percevoir facilement au Cambodge dans les strates religieuses successives. Le monde religieux de la grande majorité des Khmers se réfère en effet à la fois à l’animisme, au brahmanisme et au bouddhisme, ces deux dernières religions venant du monde indien. Le bouddhisme theravada est religion d’Etat depuis 1989 et constitue la religion de la quasi totalité de la population (8), même si, dans les faits, le bouddhisme a intégré et « digéré » les deux premières strates religieuses antécédentes.
Le socle animiste est extrêmement prégnant, y compris pour une partie des fideles catholiques, et même pour certains séminaristes et prêtres. Les Khmers considèrent que toute personne possède un esprit qui en est le « maître », que les humains doivent se concilier les génies fonciers vénérés comme véritables maîtres du terroir, enfin que les esprits des morts rodent autour des vivants. Ces croyances animistes sont très répandues tant au Cambodge que dans la diaspora, à la ville comme à la campagne, et dans toutes les classes de la société (9).
La strate religieuse qui est venue se superposer à l’animisme est le brahmanisme. Sa présence date certainement de ce qu’on a coutume d’appeler « l’indianisation de l’Asie du Sud-Est », qui a commencé dès le premier millénaire avant J.-C (10). Les traces de l’influence brahmanique sont repérables entre autres dans la langue (cf. les termes issues du sanskrit et du pali), les monuments (cf. les différents complexes de temples et l’abondance de linga, piliers phalliques symbolisant l’énergie créatrice), la statuaire, les fêtes (cf. le rituel du mariage traditionnel), la conception du roi comme deva-raja (11), la présence de bakous (prêtres brahmaniques) au palais royal, la symbolique d’une colline centrale ou d’un temple montagne comme représentation symbolique du mont Meru, centre du monde, séjour des dieux et lieu de communication entre la terre et le ciel (12).
Dans les faits, les Khmers ont fusionné les univers issus de l’animisme et du brahmanisme. Comme l’écrit Alain Forest (1992, p. 13), « d’emblée, l’observateur est frappé par la profusion des êtres qui peuplent l’univers khmer. Aux représentations divinisées des éléments – le sol, le soleil, la lune, etc. –, s’ajoutent en effet les dieux et déesses du panthéon indien : Indra, Vishnou / Nârâyana, Civa et sa çakti Umâ Bhagavatî, Ganeça, Brahmâ, les gardiens des quatre Orients, pour ne citer que les plus courants, ceux qui sont nommes et apparaissent clairement dans une masse d’autres divinités et êtres célestes. Aux animaux auxquels demeure vaguement attaché le souvenir d’anciennes croyances et mythologies, tels le crocodile ou le serpent, vient se mêler un bestiaire de nâga, de garuda et de yaksa. Autour des génies protecteurs rode un peuple de fantômes, de revenants, d’esprits de malemort ou de farfadets… » (13).
Enfin, le bouddhisme est la dernière tradition majeure qui informe en profondeur la pensée religieuse des Khmers, et ce depuis de longs siècles. Il fut d’abord adopté sous sa forme Mahayana par les souverains khmers à partir du milieu du XIIe siècle mais ne s’imposa vraiment comme culte officiel qu’à partir de 1336 ap. J.-C sous sa forme Theravada (14). Le bouddhisme en terre cambodgienne a réinterprété les systèmes religieux précédents et les a intégrés dans sa vision du monde et de l’humain. Son influence sur les séminaristes khmers d’origine rurale est importante. Elle touche souvent inconsciemment la conception du monde, vu comme formé de trois étages : celui du bas (celui des enfers, monde des esprits) ; celui du milieu (notre monde, celui des humains et des animaux) ; celui d’en haut (ciel des dieux de l’hindouisme). Elle touche la conception de l’homme, comme être composé d’énergies vitales, dont les actes produisent un fruit (phâl), bon ou mauvais, que l’on appelle mérite (bonn) ou démérite (bap). Elle influe sur la conception de l’au-delà post-mortem par la croyance en la transmigration des êtres ou réincarnation (15).
Ce contexte socio-religieux a une influence non seulement sur les séminaristes mais aussi sur le vocabulaire utilise pour dire la foi. Depuis le début des années 1990, l’enseignement des séminaristes du Cambodge se fait en khmer (16). Mais cela ne va pas sans difficultés, car le vocabulaire à disposition est principalement bouddhique et brahmanique, et il n’est pas adapté à la théologie chrétienne. Il est par exemple très difficile de traduire les mots Dieu, création, résurrection, péché ou encore prière en cambodgien car ils restent entendus par les interlocuteurs selon la cosmologie et l’anthropologie brahmano-bouddhique habituelle (17). Après vingt-cinq ans d’enseignement des séminaristes et des catéchistes en langue khmère, un lexique est maintenant à peu près en place concernant les grands concepts théologiques. Un premier lexique avait été publié à la fin des années 1990 par le Père François Ponchaud, qui a réalisé un remarquable travail de pionnier en la matière. Cependant, le corps enseignant du séminaire s’est étoffé et les enseignants venus par la suite utilisent parfois de nouveaux termes, ce qui fait qu’il n’y a pas encore aujourd’hui d’unanimité dans l’emploi de certains mots. Ne doutons pas cependant qu’une certaine harmonisation du vocabulaire théologique se réalise progressivement à l’usage.
Pour terminer cette première partie sur le contexte socio-religieux au Cambodge et son influence sur la formation au séminaire, il convient de pointer une évolution récente qui influe sur les séminaristes actuels : il s’agit de la croissance économique et des changements technologiques rapides qui influent sur le Cambodge ces dernières années, son entrée dans le monde globalisé et l’avènement des nouveaux moyens de communication (smartphones, Facebook, etc.). La société cambodgienne actuelle est comme écartelée entre tradition et changement rapide. Depuis la stabilisation politique du Cambodge après la fin de la guérilla des Khmers rouges en 1998 puis son entrée dans ASEAN (Association of Southeast Asian Nations) le 30 avril 1999, l’exode externe (vers la Thaïlande, la Corée ou la Malaisie) ou l’exode interne (principalement vers Phnom Penh) n’a fait que s’amplifier. Selon Annat et Delux (2008, p. 337), cet exode interne touche principalement la tranche d’âge des 20-29 ans. F.-X. Demont (2014) décrit très bien les effets de cet exode interne : « La naissance du monde ouvrier, en plus du développement urbain, a entraîné une modification en profondeur de la société rurale cambodgienne. Jusqu’à ces dernières années, la société était communautaire. Les individus ne pouvaient pas faire de tort au groupe, se différencier ou même sortir du groupe pour une raison ou une autre (…). Le fait que des individus quittent leur groupe social pour aller travailler et vivre dans un groupe recomposé loin de leur société natale engendre des situations nouvelles. L’individu se retrouve seul et doit apprendre à gérer sa vie, ses ressources. (…) Cette émergence de l’autonomie de fait des individus, de la prise en compte par la société des besoins et des aspirations individuels est nouvelle. A son tour, la société cambodgienne voit la naissance du concept de personne » (18).
Ces changements rapides et récents ont été particulièrement visibles dans les mouvements politiques qui ont suivi les élections de 2013. Grâce aux réseaux sociaux sur Internet et les smartphones, des dizaines de milliers de personnes, en grande majorité des jeunes des usines et des étudiants, ont manifesté presque quotidiennement fin décembre 2013 dans les rues de Phnom Penh, réclamant la liberté en tous domaines. Comme l’indique F. Ponchaud (2014) « les élections du 28 juillet 2013 ont été une véritable révolution culturelle » (19).
Les séminaristes actuels sont donc des jeunes baignés dans une société à forte influence culturelle animiste, brahmaniste et bouddhiste, dans laquelle le concept d’individu détaché de son groupe d’origine est en train de naître du fait de changements sociaux récents. Comment ce contexte socio-religieux est-il pris en compte dans la formation presbytérale ? Comment s’est organisée la formation des séminaristes depuis plusieurs décennies au Cambodge ? Voici les questions qui vont nous occuper dans notre deuxième partie.
2.) La formation des prêtres du Cambodge de 1955 à 2015
Ecrire l’histoire de la formation des prêtres du Cambodge à partir de la moitié du XXe siècle jusqu’à aujourd’hui nous permettra d’aborder à la fois l’enseignement de l’Eglise concernant la formation des prêtres depuis le Concile Vatican II ainsi que l’histoire récente de l’Eglise au Cambodge. Nous choisissons de commencer par présenter cette histoire à partir du milieu des années 1950 car, en regardant d’abord la situation qui précède immédiatement le Concile, cela nous permettra de mettre en lumière la nouveauté que le Concile a apportée concernant la formation des prêtres au Cambodge.
Un séminaire intermissions pour le Laos et Cambodge
Une date importante de la décennie 1950 pour l’Eglise au Cambodge est le 20 septembre 1955, date a laquelle le Saint-Siege détacha les provinces de Cochinchine du vicariat apostolique de Phnom Penh, de sorte de faire coïncider les frontières de ce vicariat apostolique avec les frontières du Cambodge (20). Juste avant cette division, le vicariat apostolique de Phnom Penh (Cochinchine inclue) comptait 126 000 fideles, presque tous vietnamiens, sur une population d’environ quatre millions et demi d’habitants. Il y avait alors 25 missionnaires français, 77 prêtres locaux vietnamiens et 17 grands séminaristes (21). Parmi ces derniers, ceux d’origine vietnamienne (presque tous) étaient formés au grand séminaire de Saigon (Cochinchine). Pour les quelque grands séminaristes d’origine khmère, parmi lesquels Simon Chhem Yen, le premier prêtre khmer ordonné en 1957, ils furent formés pour la plupart en France (Montpellier et Issy-les-Moulineaux). Si les grands séminaristes d’avant le concile étaient donc formés à l’étranger, au Vietnam et en France, le petit séminaire se faisait en revanche à Phnom Penh. Selon Mgr Ramousse, cette formation dispersée était une difficulté, car elle ne favorisait pas la cohésion du futur presbyterium du vicariat apostolique de Phnom Penh (22).
Le Concile Vatican II fut un événement qui marqua en profondeur l’Eglise au Cambodge. Il apportait notamment un nouveau regard sur les autres religions, invitait les baptisés à rejoindre les non-chrétiens et recommandait l’emploi des langues vernaculaires dans la liturgie. Mgr Ramousse devint vicaire apostolique de Phnom Penh au début du Concile et commença activement à appliquer celui-ci au Cambodge. A partir de 1964, devant les problèmes de visa touchant les séminaristes vietnamiens du Cambodge en formation à l’étranger, Mgr Ramousse décida de rouvrir un grand séminaire à Phnom Penh (23). La douzaine de séminaristes rappelés par Mgr Ramousse furent formés dans un premier temps à l’évêché, jusqu’à ce que la construction du nouveau grand séminaire, un bâtiment de quarante chambres, soit achevée en mars 1966.
Ce grand séminaire était inter-pays, à la fois pour le Laos et le Cambodge. Ces deux pays se trouvaient confrontés à un même problème, à savoir le petit nombre de candidats au sacerdoce. Selon Mgr Ramousse, « le rétablissement du grand séminaire à Phnom Penh avait pour but de former des prêtres selon ce que le Concile Vatican II demandait. Cela faisait suite à l’établissement de la Conférence épiscopale Laos Cambodge (CELAC). En refondant le grand séminaire à Phnom Penh, les évêques voulaient former des prêtres selon l’esprit du Concile Vatican II » (24).
Dans le compte-rendu de la réunion des évêques de la CELAC tenue à Vientiane du 24 au 28 mai 1968, on peut lire que les évêques souhaitaient donner une formation proprement missionnaire aux séminaristes : « Ils doivent être préparés à l’évangélisation des non-chrétiens et non pas seulement à la pastorale auprès des chrétiens. La formation donnée tout au long des études ainsi qu’au cours de stages hors du séminaire, aidant les futurs prêtres à acquérir une connaissance réelle et profonde du milieu non chrétien, de la mentalité religieuse païenne, et les habituant autant qu’il est possible au contact et au dialogue avec les non-chrétiens ».
Cette orientation des évêques à propos de la formation des grands séminaristes s’accordaient bien avec la référence qui revient à plusieurs reprises dans les comptes-rendus de la CELAC, à savoir le n° 16 du Décret missionnaire Ad Gentes. On peut en effet y lire :
« Ces exigences communes de la formation sacerdotale, même pastorale et pratique, selon les dispositions du Concile, doivent se combiner avec le zèle à prendre en considération le mode particulier de penser et d’agir de son propre peuple. Les esprits des élèves doivent donc être ouverts et rendus pénétrants pour bien connaître et pouvoir juger la culture de leur pays ; dans les disciplines philosophiques et théologiques, ils doivent saisir les raisons qui créent un désaccord entre les traditions et la religion nationales, et la religion chrétienne. De même, la formation sacerdotale doit tenir compte des nécessités pastorales de la région ; les élèves doivent apprendre l’histoire, le but et la méthode de l’action missionnaire de l’Eglise, et les conditions particulières d’ordre social, économique, culturel de leur propre peuple. Ils doivent être éduqués dans un esprit d’œcuménisme et préparés comme il convient au dialogue fraternel avec les non-chrétiens » (25).
Pour Mgr Ramousse, la formation des séminaristes du Cambodge à Phnom Penh devait permettre a ces derniers de s’ouvrir à la culture du pays, de l’apprécier, pour y être pleinement missionnaire. Un des grands changements apporté par Vatican II pour la formation dans les séminaires concerne donc le rapport des séminaristes avec l’extérieur, autrement dit le rapport au monde. Comme le souligne P. Molac (2014, p. 50), avant Vatican II, les séminaristes « sortaient peu du séminaire. Cantonnés à la sortie hebdomadaire à la maison de campagne au XIXe siècle, progressivement il avait été admis qu’ils puissent aider au catéchisme paroissial et avec les autorisations nécessaires, aux camps de jeunes, de scouts et aux patronages. Désormais à partir des années du Concile Vatican II, il est demandé une formation pastorale, partie intégrante de la formation et confiée à un curé de paroisse expérimenté ».
Les évêques de la CELAC avaient bien vu cet enjeu de formation et voulu pour les séminaristes des stages comprenant un contact suffisant avec les non-chrétiens. Lors de la session extraordinaire de la CELAC les 12 et 13 octobre 1968 à l’évêché de Vientiane, ceux-ci déclarent :
« Actuellement, les séminaristes du Cambodge accomplissent une année de probation entre le premier et le deuxième cycle d’études. On leur confie une fonction d’instituteur catéchistes, de préférence dans une chrétienté où le prêtre ne réside pas habituellement. Ils reviennent régulièrement au séminaire pour les retraites et les recollections. L’emploi de surveillant au petit séminaire a été exclu comme ne permettant pas une initiation véritable au ministère, ni un contact suffisant avec les gens (chrétiens et non-chrétiens). Cette probation peut se faire sous forme de travail en atelier ou en usine, pour ceux qui en feraient la demande. Jusqu’ici, il n’y a pas eu de volontaires. Des stages d’une durée plus longue peuvent être accordés à ceux qui le demandent pour éprouver leur vocation, ou être imposés par le conseil du séminaire ».
L’équipe formatrice du séminaire s’efforça de travailler selon ces directives. Le Père Lesouëf, MEP, ancien recteur du grand séminaire de Saigon (1952-1961), fut nommé premier recteur de ce grand séminaire rétabli à Phnom Penh. L’équipe des enseignants comptait surtout des missionnaires du Cambodge. Un missionnaire du Laos, le Père Marion, OMI, en faisait également partie. Pendant une année, il y eut trois ou quatre grands séminaristes du Laos dans ce séminaire.
Cependant, malgré le désir de mettre les séminaristes en contact avec la culture du Cambodge, la langue de formation restait encore le français, car, tant au Laos qu’au Cambodge, anciens protectorats français, les séminaristes avaient reçu une éducation française dans le secondaire. Mais selon F. Ponchaud, « la nomination fin mai 1966 des Pères Vincent Rollin et Emile Destombes dans l’équipe du séminaire était un signe clair envoyé par Mgr Ramousse. Ce dernier faisait le choix de jeunes professeurs pro-khmers, qui plaidaient ouvertement pour une khmérisation de l’Eglise au Cambodge » (26).
La « khmérisation » de l’Eglise au Cambodge fut un sujet important de la décennie 1960 (27). Depuis des siècles, l’Eglise au Cambodge présentait principalement un visage étranger formé de missionnaires français et de fidèles vietnamiens. Ainsi en 1965, les catholiques du Cambodge étaient composés en majorité de fidèles vietnamiens (50 000) et d’une minorité de cambodgiens (5 000) (28). Depuis Mgr Miche et le début du protectorat, les nouveaux missionnaires apprenaient d’abord le vietnamien pour s’occuper des chrétientés vietnamiennes du Cambodge, et ensuite éventuellement le khmer. L’apostolat auprès des Khmers était délaissé au profit de l’entretien des communautés vietnamiennes. Dans les années 1960, l’arrivée de jeunes missionnaires (François Mangel, Vincent Rollin, Emile Destombes, François Ponchaud) animés par l’esprit du Concile Vatican II et motivés par l’apostolat auprès des Khmers, fut un soutien important pour Mgr Ramousse qui souhaitait aller dans cette direction.
Cependant, cet élan de khmérisation au grand séminaire fut perturbé par trois événements plus ou moins inattendus. D’abord, le recteur du grand séminaire, André Lesouëf, fut nommé préfet apostolique de Kompong Cham le 26 septembre 1968 (29). Ensuite, Mgr Ramousse décida de fermer le grand séminaire de Phnom Penh lors de l’année 1968-1969 et d’envoyer tous les séminaristes en milieu khmer pendant une année. Peut-être la nomination du Père Lesouëf comme préfet apostolique hâta-t-il la décision de fermer le séminaire pendant une année, même si, officiellement, Mgr Ramousse et le Père F. Ponchaud indiquent que ce fut le constat d’une méconnaissance de la langue et de la culture cambodgienne par les séminaristes qui fut à la base de cette décision. Enfin et surtout, c’est l’événement de mars 1970 connu sous le nom de kap Youeun (« fendre les Vietnamiens ») qui vida définitivement le séminaire. En mars 1970, au moment du coup d’Etat par le maréchal Lon Nol qui renversa le Roi Sihanouk, une chasse aux Vietnamiens entraîna la mort de centaines de catholiques vietnamiens et poussa des centaines de milliers d’autres (30) à regagner leur patrie d’origine. Dès lors, le grand séminaire de Phnom Penh fut fermé et ne devait jamais rouvrir à cet endroit (31). A Phnom Penh, il ne rouvrit finalement qu’en 1998, mais sur un autre site (32).
A la suite de l’envoi en stage des grands séminaristes (1968-1969) et de la fermeture du séminaire (1970), la formation de futurs prêtres pour le Cambodge connut une éclipse qui correspond à la nuit de privation de liberté religieuse que le pays vécut pendant plus de vingt ans. Il y eut d’abord la guerre civile (1970-1975), suivie du régime des Khmers rouges (1975-1979) et enfin l’occupation vietnamienne (1979-1990). Entre 1970 et 1975, de nombreux missionnaires et fidèles furent tués alors que les paroisses isolées étaient les victimes de la guerre entre les troupes communistes et les troupes pro-américaines du gouvernement de Phnom Penh. Entre 1975-1979, la quasi-totalité des prêtres, religieux/religieuses et fidèles restant fut décimé par les privations, le travail forcé et les exécutions sommaires. Pendant la période vietnamienne, un grand nombre de survivants fuirent le pays en partant en Europe, Amérique du Nord ou en Australie.
Quand on se penche sur la formation des séminaristes durant la période des années 1960, le dynamisme impulsé par la CELAC est évident. Il y eut non seulement la création du grand séminaire de Phnom Penh et l’ouverture aux cultures locales, mais aussi la mise en place d’une pastorale de recherche des vocations et une refonte de la pédagogie des petits séminaires. Ainsi en 1968, les évêques, suivant en cela Optatam n° 3, préconisèrent d’organiser les études des élèves des petits séminaires de telle sorte que ceux-ci puissent sans difficulté les poursuive ailleurs s’ils venaient à choisir un autre état de vie. Ils demandèrent aussi qu’avant que les séminaristes entreprennent les études ecclésiastiques proprement dites, on leur fournisse le même bagage humaniste et scientifique qui ouvre aux jeunes gens de leur nation l’accès aux études supérieures (33). En 1969, il fut décidé d’établir l’œuvre des vocations avec au Cambodge un responsable au plan national qui fut le supérieur du petit séminaire. Et les évêques demandèrent qu’on établisse un directoire des prêtres et des religieuses, des journées de prière pour les vocations, des conseils aux familles (34). Ils prévoyaient aussi pour 1970 l’organisation d’un stage pour les séminaristes du Cambodge incluant l’étude de la langue khmère, de la culture locale et du bouddhisme. Cette même année, le compte-rendu de la session CELAC du 27 février à Louang Prabang mentionne : « Le séminaire de Phnom Penh est fermé, les évêques se sont entretenus principalement du problème du personnel du séminaire pour les deux années à venir. La reprise des cours est prévue pour la fin de septembre 1970. » Comme déjà vu plus haut, cette réouverture ne se produisit pas à la date prévue.
Le redémarrage du séminaire dans les camps de réfugiés
Ce n’est qu’au début des années 1990 que le séminaire put redémarrer, dans les camps de réfugiés de Thaïlande en 1991 d’abord, puis à l’intérieur du Cambodge (à Battambang) en 1992 ensuite. Les séminaristes provinrent de la diaspora, des camps de réfugiés et de l’intérieur du Cambodge. Au Canada, deux jeunes hommes originaires du Cambodge avaient émis le désir de devenir prêtre : Tonlop Sophal et Un Son (35). Dans les camps de réfugiés installés à la frontière khméro-thaï, quatre jeunes (36) s’étaient manifestés. Enfin, à Phnom Penh, un jeune homme, Nget Viney, avait lui aussi demandé à se former.
Le séminaire redémarra donc dans les camps en 1991. Toute la formation se faisait en khmer, ce qui était une première dans l’histoire de l’Eglise au Cambodge. C’était une formation en osmose avec la formation des catéchistes. Ils avaient une hutte en bambous pour eux dans le camp où ils vivaient seuls car les étrangers n’étaient pas autorisés à vivre dans les camps. La vie était rythmée par la prière commune et la participation aux activités pastorales. Un professeur du camp leur donnait des cours de khmer ; un séminariste leur donnait des cours de français et le Père F. Ponchaud des cours de Bible de temps en temps. Ils étaient suivis par le Père Bernard Dupraz, le Père François Ponchaud et Sœur Gilberte Masson.
Dans sa lettre pastorale de 1996, Mgr Ramousse écrivait : « La priorité donnée à l’établissement de l’Eglise au Cambodge doit se concrétiser par la priorité donnée à former un clergé diocésain, une tâche d’autant plus urgente que tous les prêtres khmers ont disparu. Dans les camps de refugiés, nous avons organisé une pastorale des vocations. Nous avons ensuite créé un « grand séminaire » à Battambang, avec des jeunes hommes issus des camps de refugiés et d’autres qui avaient quitté le pays » (37).
Pour Mgr Ramousse, « la formation de séminaristes diocésains devait être la priorité absolue. Particulièrement dans le cadre d’une Eglise détruite et qui devait se reconstruire. Il est du devoir du missionnaire, même seul, de s’adjoindre un ou deux jeunes pour participer à la mission du prêtre. Même dans les camps, même dans les conditions les plus difficiles. C’est important dans le cadre d’une Eglise particulière détruite qui doit renaître. Et la renaissance a eu lieu au Cambodge : on est passé de 3 000 catholiques en 1990 à 20 000 en 2015 » (38).
L’installation à Battambang
En 1992, le séminaire des camps est passé de l’autre côté de la frontière pour s’installer au Cambodge avec le Père Dupraz. F. Ponchaud (2003, p. 32), décrit ainsi cette installation du séminaire à Battambang : « En 1992, avant le retour des réfugiés, Bernard Dupraz s’est installé à Battambang. Il a loué une maison appelée « Belle Rizière ». Viney l’a rejoint, officiellement comme cuisinier, puis Son comme chauffeur. Ly et Wang ont traversé la frontière secrètement et les ont rejoints, officiellement comme gardien et comme jardinier. En cette période, Battambang manquait de tout, et donc les quatre jeunes hommes allaient de temps en temps à la frontière où le Père Ponchaud et la Sœur Gilberte les attendaient avec des sacs de crayons et des cahiers, cachés sous de vieux vêtements pour tromper la vigilance des gardes-frontière thaïlandais. C’est ainsi qu’a commencé le séminaire ».
A cette époque, le redémarrage du séminaire au Cambodge accompagna la reconstruction de l’Eglise au Cambodge dont la première étape consistait à rassembler les catholiques survivants en communautés et à en prendre soin. Les temps étaient difficiles. Les gens manquaient de tout. Il y avait de l’insécurité. En 1993, le Père Dupraz parvint à récupérer le terrain historique de la paroisse de Battambang et du couvent des sœurs de la Providence attenant, qui étaient occupés par l’administration et par des particuliers, et il y installa la paroisse et le séminaire. Il fallut débroussailler pour installer le séminaire dans des locaux très délabrés. La chrétienté de Battambang n’avait pas été dispersée comme celle de Phnom Penh. Il y avait encore des chrétiens autour du terrain et c’était un milieu khmer.
Mgr Ramousse se souvient : « Le secteur couvert par le Père Dupraz était très grand et sa charge très lourde. Il était à la fois supérieur du séminaire, professeur de théologie, et surtout seul prêtre dans la préfecture apostolique de Battambang (39), donc à ce titre « curé » d’une zone couvrant une superficie équivalente à un tiers du Cambodge. Les séminaristes faisaient office de quasi vicaires. Le Père les envoyait dans les postes reculés comme Svay Sisophon, Siem Reap, Pursat ou Chomnaom tous les week-ends. Les séminaristes devaient écrire des comptes-rendus de leur travail chaque semaine. Le Père Dupraz analysait les situations pastorales avec les séminaristes et leur partageait ce qu’il vivait. C’était une formation sur le tas, indexée sur le développement et la reconstruction de l’église. »
Du fait de ces circonstances, la formation au séminaire n’était pas très académique mais plutôt pratique et très pastorale. Le Père Dupraz était un prêtre diocésain proche de l’Association des prêtres du Prado (40) et il forma les séminaristes khmers dans l’esprit du Prado, à savoir à être très proche des gens, à mener une vie pauvre, sans alcool, et à servir les communautés paroissiales tous les samedis et dimanches.
Au démarrage en 1992, le Père Dupraz était seul avec les séminaristes. A partir de 1993, le Père Ponchaud vint régulièrement pour assurer les cours d’Ecriture Sainte, puis, à partir de 1997, le Père Jean-Marie Birsens, jésuite, donna des cours de philosophie et assura un service de direction spirituelle. Comme dans les camps, la formation se faisait en langue khmère, et au démarrage, à part la Bible, il n’y avait pas de documents disponibles en khmer pour enseigner la philosophie et la théologie. Comme l’écrit Y. Ramousse : « Pour bénéficier des avantages d’une formation dans leur propre culture et langue, et dans le contexte pastoral d’une Eglise locale en renaissance, les séminaristes font leurs études en khmer. A cout terme, cette solution est assez onéreuse : à la difficulté de trouver une équipe de professeurs s’ajoute celle d’élaborer un nouveau vocabulaire philosophique et théologique. Mais à long terme, c’est une grande chance pour l’Eglise locale. Après avoir complété leur formation au séminaire interdiocésain, quelques-uns d’entre eux pourront poursuivre des études à l’étranger. Avec ces études en vue, et pour faciliter la formation permanente du clergé diocésain, tous doivent apprendre une langue étrangère (français ou anglais) » (41). Du fait de ce choix d’une formation en khmer, le Père F. Ponchaud a traduit douze commentaires bibliques durant la décennie 1990 et jeté les bases d’une documentation pour les études bibliques en langue khmère.
Le choix d’une formation en langue locale s’expliquait aussi par le faible niveau d’études des séminaristes à leur entrée au séminaire, en raison de la guerre. Il leur aurait été difficile de suivre les cours du séminaire dans une langue étrangère. Seul Nget Viney avait étudié à l’université, principalement la philosophie marxiste. Paul Lay pouvait cependant lire des livres en vietnamien. Le français restait encore la langue étrangère de référence au séminaire et la bibliothèque était en français. Mais cette situation devait bientôt changer tant la langue anglaise gagnait du terrain rapidement au Cambodge. En tout état de cause, les séminaristes ne maîtrisaient pas encore suffisamment ni l’une ni l’autre de ces langues pour pouvoir être envoyés suivre des études à l’étranger. Mais comme l’espérait Mgr Ramousse, ce put être le cas après leur ordination.
En 1998, les ordinaires des trois juridictions ecclésiastiques du Cambodge firent une évaluation. Il leur apparut que l’Eglise recevait de nouveaux missionnaires, que Phnom Penh se reconstituait comme capitale économique et intellectuelle du pays, que les Père Dupraz et Birsens travaillaient bien mais étaient un peu seuls et devaient faire face à une charge de travail trop lourde. La formation pastorale donnée aux séminaristes était excellente, mais l’évaluation montrait que c’était trop leur demander que d’agir en quasi vicaires ; cela se faisait surtout au détriment de leur formation intellectuelle.
Aussi les ordinaires décidèrent-ils de repenser la formation et de déplacer le séminaire à Phnom Penh. François Ponchaud (2003, p. 32) écrit : « Le 6 mars 1998, le Conseil des évêques pris la décision de transférer le séminaire à Phnom Penh et, en novembre, il put ouvrir dans ses nouveaux locaux. Cette décision permit d’étoffer l’équipe des professeurs et d’ouvrir le séminaire aux influences étrangères présentes dans la capitale. La supervision du séminaire fut confiée au Père Omer Giraldo Ramirez, un prêtre de la Société des Missions Etrangères de Colombie (IMEY), avec l’assistance du Père Bruno Cosme (MEP). »
Le déplacement à Phnom Penh
En octobre 1998, le « nouveau » séminaire ouvrit à Phnom Penh. Il fut installé dans les locaux de l’ancienne école de langue de la mission, appelée Cambodian Catholic Cultural Center (CCCC). Il y avait alors huit séminaristes, quatre « anciens » et quatre « nouveaux ». Les quatre nouveaux furent tous envoyés faire un stage d’une année chacun dans une paroisse avant de commencer la formation du séminaire proprement dite, mais ces quatre jeunes arrêtèrent tous leur formation durant cette année. Quant aux quatre autres séminaristes considérés comme « anciens », qui avaient commencé leur formation vers le presbytérat en 1991 ou 1992, le Père Giraldo et le Père Cosme fixèrent un terminus ad quem pour d’éventuelles ordinations diaconales et presbytérales. Ils décidèrent aussi d’un calendrier pour les institutions au lectorat et à l’acolytat, car après six ans à Battambang, les séminaristes n’avaient reçu aucune des ces institutions.
Avant l’ouverture du séminaire en octobre, les Pères Giraldo et Cosme avaient visité plusieurs séminaires d’Europe et d’Asie et s’étaient informé des documents ecclésiaux concernant la formation des futurs prêtres. Ils en avaient retiré quelques principes, notamment celui d’organiser la vie au séminaire selon les critères de Pastores Dabo Vobis et de la Ratio des séminaires publiée par les évêques de France, et celui de prendre le Catéchisme de l’Eglise catholique comme base de la formation intellectuelle. Ils s’appliquèrent à bien séparer le for interne du for externe, et s’efforcèrent d’obtenir un bon équilibre entre formation humaine, spirituelle, intellectuelle et pastorale. La vie spirituelle quotidienne était rythmée par la messe, l’office et l’oraison personnelle quotidienne. Des efforts de traduction furent entrepris pour rendre disponibles en khmer les offices de laudes, du milieu du jour, des vêpres et des complies. Une traduction de Dei Verbum ainsi que l’élaboration d’une synopse furent aussi complétées.
Les PP. Giraldo et Cosme demandèrent également conseil à des missionnaires d’expérience sur la façon d’organiser la formation. Le Père Cosme évoque des réunions et discussions avec le Père Jim Noonan, Sœur Luise Ahrens, le Père John Bart et le Père Toni Vendramin (42). Cette instance de réflexion fut en définitive l’ancêtre du Conseil du Séminaire instauré officiellement quelques années plus tard (43).
En 1999, à la demande des évêques, le Père Cosme fonda le groupe Emmanuel, un groupe pour aider les jeunes hommes à réfléchir à la vie consacrée comme prêtre ou religieux. Les rencontres, organisées en week-ends sur une période de deux années, permettent aux jeunes jusqu’à aujourd’hui de mieux connaitre la vie des prêtres et des religieux, ainsi que d’identifier les obstacles éventuels à un engagement. Chaque jeune doit choisir un directeur spirituel. La création de ce groupe fut d’autant plus importante que, comme le précise Mgr Ramousse, « un grand séminaire ne peut fonctionner qu’avec une pastorale des vocations forte ».
Comme dans les camps et à Battambang, l’enseignement au séminaire était en khmer avec quelques documents en français. La bibliothèque de Battambang, qui était uniquement en français, avaient été déménagée à Phnom Penh. Mais le Père Giraldo n’étant pas francophone, et surtout en raison de la prédominance nouvelle de l’anglais au Cambodge et en Asie en général, il fut décidé de ne continuer à enseigner le français qu’aux quatre « anciens » tandis que les quatre nouveaux séminaristes se mettraient à l’étude de l’anglais comme première langue étrangère.
Le volume horaire des études fut augmenté par rapport au séminaire de Battambang. Le Père Giraldo enseignait la philosophie et s’était adjoint un professeur de philosophie de l’Université royale qui avait fait son doctorat au Japon. Le Père Cosme enseignait la théologie dogmatique, la sacramentaire et la morale. Le Père Ponchaud enseignait la Bible. Des sessions d’études thématiques furent organisées en faisant appel à des professeurs de l’étranger.
Durant ces années, le séminaire reçu également, pour une expérimentation d’une année, plusieurs générations de séminaristes étrangers (français, indien, thaïlandais). Il ne s’agissait pas tant pour eux de suivre les cours, qui étaient en langue locale, que de vivre la vie commune avec les séminaristes khmers, avoir un engagement caritatif à l’extérieur et découvrir une autre langue et culture. Le séminaire développa également des liens avec le séminaire du Laos, pays faisant partie de la même conférence épiscopale et dans lequel certaines problématiques pastorales ressemblent à celles du Cambodge. Le séminariste Un Son fut envoyé au Laos en 2000 puis quelques enseignants et séminaristes du Laos vinrent à Phnom Penh plusieurs années de suite. La réflexion commune et ces contacts ouvraient le séminaire de Phnom Penh sur l’extérieur.
Le 10 juin 2001, les quatre séminaristes les plus avancés furent ordonnés diacres, et ils devinrent prêtres le 9 décembre suivant, portant le nombre de prêtres locaux pour tout le Cambodge à cinq personnes. Ces ordinations vidèrent le séminaire et il ne resta officiellement comme grands séminaristes durant la première moitie de l’année 2002 que deux jeunes hommes : Hout Bora et Nep Tao. Plus encore, étant donné que Mgr Susairaj, le préfet apostolique de Kompong Cham, avait décidé d’envoyer Hout Bora se former aux Philippines, il ne resta finalement qu’un seul grand séminariste. Cependant, deux autres jeunes hommes, Sok Na et Phan Borey, qui avaient manifesté leur désir mais n’avaient pas encore obtenu le baccalauréat, logèrent au séminaire tout en poursuivant leurs études au lycée. Le problème du petit nombre fragilisait l’existence même d’un grand séminaire pour le Cambodge.
Le Père Mario Ghezzi, PIME, qui rejoignit le séminaire comme directeur spirituel en septembre 2002, se souvient de ce moment critique. Le Père Ghezzi avait rejoint le séminaire alors que le Père Cosme, qui venait de prendre la suite du Père Giraldo comme nouveau recteur du séminaire, s’y retrouvait seul formateur. Cette année-là, les cours avaient été ouverts à quelques laïcs. Le Père Schmitthaeusler fut inclus dans le corps enseignant pour l’Histoire de l’Eglise. Selon le Père Ghezzi, il n’y avait à son arrivée « qu’un seul grand séminariste, Nep Tao, lequel avait un faible niveau d’éducation générale et était un converti récent. En 2002-2003, qui était ma troisième année d’apprentissage de la langue khmère, je donnais à tour de rôle avec le Père Bruno [Cosme] des conférences spirituelles inspirées de Pastores Dabo Vobis et j’assurais un peu de direction spirituelle. Puis à partir de septembre 2003, je commençais à enseigner. J’utilisais principalement le Catéchisme de l’Eglise catholique pour enseigner. J’avais également demandé au Père Ponchaud de traduire des parties de Gaudium et Spes. Mais Tao ne comprenait que très difficilement. Il a d’ailleurs arrêté le séminaire pendant les grandes vacances 2004 » (44). A la fin de l’année 2003-2004, l’évaluation du Père Ghezzi fut sombre : « Je ne voulais plus enseigner de cette façon, pour un séminariste seulement. Les deux laïcs avaient aussi arrêté et ne venaient seulement que pour quelques leçons. Un certain moment, il n’y avait plus de grand séminariste » (45).
Les années 2002-2006 furent donc des années délicates durant lesquelles l’existence même du séminaire pouvait par moment paraître compromise. Cependant, deux jeunes furent admis à la rentrée 2004, et surtout les deux lycéens Sok Na et Phan Borey s’affermirent dans leur vocation et s’approchèrent rapidement de la fin du lycée, si bien qu’à la rentrée 2006, deux séminaristes (Phan Borey et Muong Ros) purent commencer la philosophie, suivis une année après par Sok Na. Une décision importante à ce moment-là fut d’envoyer ces deux, puis trois séminaristes, étudier la philosophie à l’Université royale de Phnom Penh. Cet envoi à l’université était d’abord motivé par le fait que l’Eglise au Cambodge n’avait pas les moyens de faire la philosophie elle-même au séminaire pour ces jeunes. Cela permettait également de leur donner un diplôme d’Etat et d’être confronté à des jeunes de leur génération. Il faut ajouter que les missionnaires italiens PIME étaient très actifs à la Faculté de Philosophie de l’Université royale à cette époque.
En 2007, Se Saat rejoignit le séminaire. Son profil était différent puisqu’il avait fait des études d’anglais à l’université avant d’entrer au séminaire. Il put donc s’inscrire d’emblée en Faculté de Philosophie. Parallèlement, les études de philosophie de Phan Borey, Muong Ros et Sok Na donnaient satisfaction : ils étaient en général dans les premiers de leur promotion et en furent souvent élus délégués. A chaque fête du séminaire (rentrée, Noël, fin d’année), ils invitaient leurs amis de l’université à participer et ceux-ci venaient nombreux.
A mesure que ces quatre séminaristes s’approchèrent de la fin de leur quatre années de licence, la question se posa de savoir comment procéder pour le cycle de théologie : fallait-il organiser un cycle de théologie au séminaire de Phnom Penh pour quelques séminaristes ou bien les envoyer finir leurs études à l’étranger ? Entre les missionnaires intéressés par la formation des futurs prêtres diocésains, le débat fit rage quelque temps. Finalement, en 2009, les évêques décidèrent de faire la théologie au Cambodge et demandèrent au Père Cosme de préparer un cycle de théologie de trois ans.
Celui-ci prépara un programme qu’il soumit aux évêques et au Conseil du séminaire. Des enseignants du pays et de l’étranger furent sollicités. Parmi eux se trouvaient quelques nouveaux missionnaires arrivés quelques années plus tôt (les PP. Hemelsdael, Kim Taejin, Vincent Sénéchal), des missionnaires plus expérimentés (Père Cosme, Père Ghezzi, Père Tonlop Sophal, Père Evans, Père Salorzano, M. Bill Burns), deux professeurs du grand séminaire de Hô Chi Minh-Ville, un docteur en droit canon du diocèse de Chantaburi (Thaïlande). A l’occasion d’une visite, le cardinal de Hong Kong, Mgr Zen Ze-kiun, s’enthousiasma de l’ouverture de ce cycle de théologie et se proposa lui-même pour enseigner le cours d’eschatologie, ce qu’il fit en 2010.
En octobre 2010, le Père Cosme fut remplacé par le Père Piché, de la Société des Missions Etrangères de Québec (SME), comme recteur du séminaire. Une religieuse des Sœurs de la Providence de Portieux, une novice des Daughters of Mary Help of Christians (FMA) s’inscrivirent comme étudiantes régulières en théologie, ce qui permit d’avoir une classe de théologie de quatre personnes. Si le lexique du vocabulaire théologique et philosophique pour exprimer la foi catholique en langue khmère avait été particulièrement développé et précisé en vingt ans (1990-2010), en particulier grâce au Père Ponchaud, un certain nombre de notions demandaient encore à être précisées. Les réunions du corps enseignant, surtout en 2010 et 2011, furent le lieu de discussions sur la pédagogie à adopter et sur les moyens d’harmoniser le vocabulaire khmer utilisé par les enseignants. Il apparut que c’est le partage du lexique de chacun et la force de l’usage qui ferait tendre à cette harmonisation.
Des livres de théologie dogmatique, sur la Trinité, en christologie, en morale ou encore en histoire de l’Eglise furent traduits et utilisés avec les étudiants. En 2012, le nouvel évêque de Phnom Penh, Mgr Schmitthaeusler, demanda au Père François Ponchaud de traduire les documents du Concile Vatican II et au Père François Hemelsdael de traduire le Catéchisme de l’Eglise catholique. Tous deux réalisèrent le tour de force de remplir cette mission en une année et fournirent ainsi aux enseignants et séminaristes des documents précieux dont beaucoup de peuples ne sont pas encore dotés dans leur langue maternelle.
Le 23 novembre 2013, Phan Borey et Muong Ros furent ordonnés diacres à Phnom Penh et devinrent prêtres respectivement le 22 novembre et le 6 décembre 2014, le premier à Kompong Cham, le second à Battambang. Leur compagnon Sok Na fut lui ordonné diacre le 18 juin 2014 et a été appelé par Mgr Schmitthaeusler pour être ordonné prêtre le 27 juin 2015. A la rentrée de septembre 2014, cinq jeunes hommes ont intégré le séminaire Saint-Jean-Marie-Vianney.
Depuis la réouverture du séminaire dans les camps de réfugiés de Thaïlande en 1991, et jusqu’à la rentrée 2014, on totalise donc vingt-cinq jeunes qui sont entrés au séminaire : treize Khmers, huit Vietnamiens, deux dont l’un des parents est khmer et l’autre vietnamien, et deux Montagnards (minorités ethniques). Parmi ces vingt-cinq jeunes, dix étaient des nouveaux convertis et quinze issus de familles catholiques (46). Tous ont reçu une éducation selon les programmes gouvernementaux, soit à l’école gouvernementale elle-même, soit dans une ONG appliquant le programme du gouvernement. Jusqu’en 2004, on observe que la plupart des candidats sont entrés au séminaire avec un niveau d’études inférieur au baccalauréat. Aucun n’a fait de cursus complet dans une école catholique puisqu’il n’existe pas encore de filière catholique complète comme c’était le cas avant le génocide Khmer rouge (1975-1979).
Si l’on considère que 80 % des catholiques au Cambodge aujourd’hui sont d’origine vietnamienne, il est notable que 50 % des entrées au séminaire durant cette période ait été le fait de jeunes Khmers. Parmi ces treize jeunes, sept sont des nouveaux convertis venant du bouddhisme, dont les parents ne sont pas catholiques.
Si les chiffres restent modestes, puisqu’on ne compte que sept (bientôt huit) prêtres locaux et huit séminaristes, une dynamique, certes fragile, est en train de se consolider. L’impulsion donnée par les évêques à la pastorale des vocations (nuits de prière mensuelles pour les vocations, groupes de réflexion sur la vocation Emmanuel et Good News, rassemblement de plusieurs centaines de jeunes au plan national pour la journée mondiale des vocations, soutien au foyer vocationnel Saint-Mickael, pastorale des jeunes dynamique, etc.) laisse espérer un développement continu du séminaire et du clergé local dans les années à venir. Et la bonne implication des évêques vis-à-vis du séminaire, en particulier de l’évêque de Phnom Penh, qui est l’évêque responsable, est un soutien important. Non seulement Mgr Schmitthaeusler célèbre la messe, dîne au séminaire et rencontre les séminaristes une fois par mois, mais il y enseigne également lui-même, en particulier la doctrine sociale de l’Eglise.
3.) Former des prêtres aujourd’hui. Quelques débats ? Quels prêtres pour le Cambodge ?
Après avoir étudié le contexte socio-religieux au Cambodge comme arrière-fond de la formation des candidats à la prêtrise (première partie) puis nous être penchés sur l’histoire de la formation des prêtres du Cambodge à partir de la moitié du XXe siècle jusqu’à aujourd’hui (deuxième partie), nous voudrions maintenant dans cette dernière partie regarder comment s’organise la formation des séminaristes aujourd’hui, évoquer quelques débats en cours et réfléchir aux types de prêtres dont la mission au Cambodge a aujourd’hui besoin.
L’organisation de la formation aujourd’hui
Depuis la rentrée 2014, une refonte du programme d’études du séminaire est entrée en vigueur, à la demande des évêques. Auparavant, de 2006 à 2014, les séminaristes faisaient la philosophie en quatre ans à l’Université royale et la théologie en trois ans au séminaire. Cette pratique se motivait surtout par le manque de professeurs dans l’Eglise au Cambodge pour assurer les cours de philosophie, et aussi parce que cela avait l’avantage de ne pas couper les séminaristes de la société khmère.
Selon Mgr Schmitthaeusler (interview), « il existe trois raisons majeures à cette refonte des programmes. D’abord, l’expérience a montré que l’enseignement philosophique à l’Université royale n’était pas adapté aux besoins d’un étudiant en théologie, car c’était un enseignement encore trop marqué par la philosophie marxiste. Or, le vocabulaire dont les séminaristes ont besoin tourne autour de la métaphysique, vocabulaire qu’ils n’apprennent pas à l’université. De plus, cet enseignement était trop scolaire et ne poussait pas les étudiants à se questionner. Enfin, la nécessité de mettre les séminaristes de philosophie en contact avec le monde n’est pas si évidente. En effet, nos séminaristes ne sortent pas du petit séminaire et sont déjà dans le monde puisque, à la différence du reste de l’Asie, nous n’avons pas de petit séminaire au Cambodge. Et les jeunes qui sont entrés au grand séminaire ces dernières années n’ont pas fait montre d’une vocation très affirmée. Ils ne sont en général pas sûrs de leur vocation. Or, avec ce système de philosophie à l’université, ils devenaient des étudiants comme les autres. Les études prenaient le pas sur le discernement et la vie spirituelle ».
A partir de ce constat, les évêques ont demandé au Père Piché de remplacer le programme précédent (quatre ans de philosophie à l’Université royale suivis de trois ans de théologie au séminaire) par une année propédeutique claire suivie par un cycle d’études de six ans, le tout étant enseigné au séminaire. Ce cycle de six années comportera pour chaque année des cours de langues, de philosophie et de théologie.
Il y a plusieurs avantages à ce nouveau système. En particulier, les cours de philosophie suivis par les séminaristes pourront plus facilement être mis en lien avec les études théologiques. Les professeurs de philosophie seront mixtes : certains viennent de l’Eglise catholique et d’autres viennent de l’université mais sont embauchés par le séminaire. Il y a également une plus grande respiration pour la théologie, car les cours de théologie ne sont plus concentrés sur trois ans mais ventilés sur six ans. Les séminaristes des années 2006-2014 se plaignaient d’avoir rongé leur frein pendant les quatre ans de philosophie avant de pouvoir commencer la théologie, et ensuite le cycle de théologie en trois ans leur paraissait lourd a digérer car il fallait tout voir en trois ans. Il faut ajouter aussi que la disproportion philosophie (quatre ans) / théologie (trois ans) n’était pas habituelle dans un séminaire où l’on a plutôt d’habitude deux années de philosophie suivie de quatre années de théologie. Ce nouveau programme permettra aussi d’insister davantage sur l’apprentissage de l’anglais. Car pour accéder aux textes majeurs, le but est que l’anglais soit parfaitement maîtrisé.
Dans ce programme, la propédeutique est pensée comme une année introductive. Les séminaristes reçoivent durant cette année des cours d’introduction qui leur permettent d’entrer dans le cycle. Une autre nouveauté concerne leur formation pastorale durant l’année propédeutique. Au lieu d’aller directement en paroisse tous les dimanches, les séminaristes de propédeutique suivent l’évêque trois week-ends par mois. Ils l’accompagnent dans ses visites de paroisses, les célébrations diocésaines, etc. Ils ne sont donc pas pris de suite dans la pastorale d’un endroit particulier mais découvrent le vicariat apostolique de Phnom Penh en accompagnant son pasteur.
Ce nouveau système, dont la première promotion d’étudiants est actuellement en année propédeutique, possède évidemment quelques limites, en particulier le fait qu’il faille compter avec des étudiants de niveaux différents selon leur entrée dans le cycle. Mais le grand point positif, c’est de donner plus de temps aux étudiants pour assimiler les cours de théologie.
Quelques débats en cours
Depuis les années 2000, un débat a porté sur le fait de former les futurs prêtres au Cambodge, au lieu de les envoyer étudier à l’étranger. La question s’est particulièrement posée en 2009 lorsque le recteur du séminaire a demandé aux évêques s’il devait préparer un cycle de théologie à Phnom Penh ou envoyer les séminaristes pour leur théologie à l’extérieur. On peut avancer des arguments solides pour chacune de ces deux positions. Et il est aussi possible de penser d’autres voies intermédiaires. Nous présentons ici les arguments de chacune de ces positions, de façon un peu schématique, de sorte de bien saisir les enjeux.
Les partisans d’un envoi des séminaristes à l’étranger avancent en premier lieu la question du petit nombre de séminaristes. Selon eux, il n’y a pas assez de séminaristes pour avoir une vie communautaire dynamique au Cambodge. Ils mettent aussi en avant le problème de la langue khmère, qu’ils estiment trop limitée au niveau du vocabulaire théologique. Ce problème est redoublé du fait que les enseignants sont presque tous des étrangers (hormis les Pères Tonlop Sophal et Paul Lay), et que cela ne facilite pas la compréhension de l’enseignement. Un argument supplémentaire porte sur l’ouverture des séminaristes à l’universel. Selon les partisans de cette position, avoir un séminaire au Cambodge n’aide pas les futurs prêtres à s’ouvrir à l’Eglise universelle et cela les enferme dans leur propre culture, y compris la culture ecclésiale du pays. L’accès à la langue anglaise devient un trait commun des élites cambodgiennes de ce début de XXIe siècle, disent-ils, et les jeunes Khmers se bousculent pour aller à l’étranger. Aussi, selon ce point de vue, c’est une erreur de ne pas envoyer les séminaristes à l’extérieur, pour qu’ils puissent parler l’anglais couramment et puissent accéder aux livres théologiques dans cette langue, car les documents en khmer sont encore trop peu nombreux. Les partisans de cette position reconnaissent que ce qui est fait au séminaire de Phnom Penh dans le contexte actuel est bon. Mais ils estiment qu’il pourrait être fait mieux encore en envoyant les séminaristes à l’étranger, par exemple aux Philippines, à Rome ou en Thaïlande. Le Cambodge entre dans l’ASEAN, disent-ils. Cette globalisation de la société civile doit être prise en compte pour le séminaire également.
A l’inverse, les partisans d’une formation au Cambodge parlent de l’établissement d’un séminaire au Cambodge comme d’une participation essentielle à la construction de l’Eglise locale. Tous les pays qui ont aujourd’hui des grands séminaires bien établis, disent-ils, ont commencé modestement et ont développé graduellement une formation de qualité. Cela passe par l’élaboration d’un vocabulaire théologique dans la langue du pays et la production par les enseignants de documents en langue locale, ce qui contribue à incarner le langage de la foi dans la langue du pays. Les débuts sont certainement toujours laborieux, mais en envoyant les séminaristes se former à l’étranger, on ne fait que reporter à plus tard ce nécessaire travail d’insémination de la culture d’un pays par le langage de la foi catholique. L’expérience montre que les séminaristes qui vont étudier à l’extérieur, une fois de retour, cherchent souvent leurs mots dans leur propre langue maternelle pour exprimer le langage théologique qu’ils viennent d’apprendre dans une autre langue. L’évaluation menée par le Père Cosme en 2009 montrait aussi que le niveau d’anglais des séminaristes de l’époque était jugé trop faible encore pour aller étudier à l’étranger, par exemple à Singapour ou au Philippines. Pour la pastorale des vocations, la présence de séminaristes au Cambodge même est également importante car appelante pour d’autres jeunes. Et enfin, étudier ensemble sur place favorise pour les futurs prêtres locaux la cohésion au sein du presbyterium et l’attachement a leur diocèse.
Parmi les solutions interm