Eglises d'Asie

Les funérailles du roi Bhumibol Adulyadej : un rituel emprunt d’hindouisme et de bouddhisme

Publié le 02/10/2017




Du 25 au 29 octobre prochains auront lieu les obsèques du roi Bhumibol Adulyadej ou Rama IX, décédé le 13 octobre 2016 après un règne de 70 ans. La crémation, organisée le 26 octobre, est la plus importante cérémonie du genre depuis le tout début du XXème siècle.

La dernière cérémonie de crémation d’un roi a eu lieu en mars 1950, lorsque le corps du roi Ananda Mahidol, mort dans des conditions mystérieuses six mois après être revenu de Suisse pour entamer effectivement son règne sur le sol thaïlandais, a été solennellement incinéré sur la place de Sanam Luang. La crémation du roi Bhumibol a une tout autre dimension, non seulement du fait de la longueur du règne, mais aussi de l’attachement à la fois affectif, filial et quasi-religieux des Thaïlandais à sa personne. Evénement historique considérable, ces funérailles vont marquer, pour les Thaïlandais, une sorte d’apothéose de la monarchie thaïlandaise au sens premier (grec) du terme, c’est-à-dire la divinisation d’un roi.

Pour cet adieu d’un peuple à son roi, la cérémonie se doit d’être grandiose, belle et mémorable. « L’idée est de maximiser la dignité pour le roi », indique Kokiat Thongput, l’architecte en chef pour la construction du crématorium. « Comme nous le considérons comme le roi des rois, nous avons voulu construire la structure la plus grandiose possible ». Les nombreux artistes, architectes, peintres et sculpteurs qui, depuis un an, ont travaillé à préparer cette cérémonie, qui durera du 25 au 29 octobre prochain, souhaitent contribuer le meilleur des arts thaïlandais pour cette occasion.

Mais au-delà de l’aspect artistique, l’événement comporte aussi une importante dimension religieuse. « Selon notre idée, le roi est un dieu. Et donc quand il meurt, il doit retourner au ciel », explique Tonthong Chandransu, universitaire et expert des rites royaux.

La cérémonie royale de crémation, un rituel qui remonte au XVIIème siècle

Selon les documents, la cérémonie royale de crémation remonte au moins à l’époque du roi d’Ayutthaya Narai (règne : 1656-1688). Depuis cette époque, non seulement les rois et les reines, mais tous les nobles de haut rang ont eu droit à ce rituel élaboré empreint avant tout d’hindouisme, même si certains aspects des rites sont liés au bouddhisme. L’apogée du rituel semble avoir été la crémation du roi Mongkut ou Rama IV en 1868. Pour l’occasion, un énorme crématorium (en thaï, phra meru) de 100 mètres de haut avait été construit, ce qui avait pris plusieurs années. Dans son testament, le roi Chulalongkorn ou Rama V (règne : 1868-1910) avait indiqué qu’il fallait ne conserver que le « pavillon intérieur » du crématorium, de manière à réduire le temps de construction et les dépenses. Cet ordre royal a été appliqué pour toutes les crémations royales depuis cette époque.

Une autre modification a été apportée par le roi Bhumibol lui-même. Pour la cérémonie de crémation de sa mère, la princesse-mère, en 1996, puis pour celle de sa sœur, la princesse Galyani Vadhana, en 2008, le roi avait souhaité que le corps ne soit pas placé, comme le voulait jusque-là la tradition, en position assise dans une urne de bois de santal, mais dans un cercueil, qui a été brûlé après la cérémonie symbolique de crémation. Cette même pratique sera suivie pour la cérémonie de la fin octobre.

La conception générale du crématorium, en revanche, n’a pas changé. « Le design est basé sur la croyance mythique dans le mont Méru, centre de l’univers, qui est entouré par les quatre continents et les sept océans », explique Pornthum Thumwimol, architecte paysagiste qui a dessiné l’ensemble du site de crémation à Sanam Luang, face au Grand Palais. « Il s’agit du Mandala hindouiste, avec le centre et les univers concentriques, mais nous avons ajouté quelques éléments liés à la spécificité du règne du roi Bhumibol », ajoute l’expert en montrant un plan général du site.

L’un de ces ajouts est la création de l’étang Anodard à la base du crématorium, un espace d’eau d’une profondeur de 20 centimètres qui sera peuplé de 99 effigies de poissons en stuc. « Il s’agit de rappeler l’intérêt particulier du roi pour les ressources aquatiques », explique Pornthum, en montrant les ouvriers qui travaillent à décorer le bassin dans un vacarme de bruits de marteau et de perceuse. Au nord du site, un espace visera à mettre en relief la passion du roi défunt pour l’agriculture, laquelle s’est traduite durant son règne par la mise en place de quelques 3.000 projets royaux de développement : des rizières avec au centre le chiffre 9 en thaï formé par des digues de terre dorée.

Un bâtiment de crémation qui représente le Mandala hindouiste et rappelle les passions du roi défunt

Le crématorium lui-même comporte trois niveaux, sur lesquels plusieurs centaines de statues en fibre de verre seront réparties. Le niveau supérieur est celui des dieux hindouistes, en l’occurrence Brahma, Vishnu (ou Phra Narai pour les Thaïlandais), Shiva et Indra, auxquels s’ajoute Ganesh l’éléphant à la défense brisée. « Nous croyons que le roi est un dieu céleste, qui combine Brahma, Vishnu et Shiva. C’est pour cela que traditionnellement, les documents royaux doivent être frappés de trois sceaux », explique Tongthong Chandransu. En fait, cette définition du roi-dieu hindouiste est assez floue en Thaïlande et cette qualification d’un « mélange divin » en est une indication. « Nous ne pouvons pas exactement dire quel dieu le roi représente, mais comme ‘Rama’ – le nom officiel donné aux rois de la dynastie Chakri – est un avatar de Vishnu, la tendance est de dire qu’il représente Vishnu », précise l’expert des cérémonies royales.

Le second niveau est celui des gardiens et des anges. Le troisième celui des Garudas (symboles de la monarchie thaïlandaise), ces véhicules de Vishnu, qui y combattront les Nagas, les serpents mythiques. Autour, environ 200 statues d’animaux mythiques peupleront le jardin d’Himapan, qui entoure le mont Meru.

Ces statues ont été moulées pour la plupart dans les ateliers du Bureau des arts traditionnels à Nakhon Pathom, puis peintes dans le Hall de la sculpture, juste à côté de Sanam Luang. Beaucoup d’artistes se sont portés volontaires pour la tâche. De nombreux autres Thaïlandais, qui ne sont pas des experts, ont aussi voulu consacrer leur temps à travailler sur le site, comme Natawee Luangudonwit qui dore des effigies de Bouddha avec une boule de coton. « Je suis très fière de faire ce travail. C’est la dernière occasion que j’ai de pouvoir faire quelque chose pour le roi Rama IX », dit cette villageoise venue de la province de Suphanburi.

Si la cérémonie de crémation elle-même est presque uniquement inspirée de l’hindouisme, certains éléments bouddhiques sont toutefois introduits. « Toute la partie consacrée à l’obtention de mérites est bouddhiste », indique Tongthong Chandransu. Ainsi, les innombrables réunions de Thaïlandais – et surtout de Thaïlandaises – à Bangkok et en province pour fabriquer des « fleurs de papiers » (dok chan) qui seront déposées sur un autel pour être brûlées le jour de la crémation est purement bouddhique. D’autres cérémonies bouddhiques auront lieu dans les pavillons environnant le crématorium. Par ailleurs, après la crémation, lorsque les cendres seront ramenées à la salle du trône Dusit Maha Prasart à l’intérieur du Grand Palais, des moines bouddhiques se réuniront pour chanter des suttas.

Un roi devarat et dhammarat

En effet, si le roi est un dhevarat, un souverain hindouiste divinisé selon la pratique en usage à la cour d’Angkor, il est aussi un dhammarat, un roi qui, à l’instar du roi indien Asoka (règne : 269-232 av. JC) règne selon les enseignements de Bouddha et selon les dix vertus royales : générosité, moralité, sens du sacrifice, honnêteté, gentillesse, contrôle de soi, calme, non-violence, tolérance et fermeté. De surcroît, il est aussi un boddhisatta – un être humain supérieur, qui du fait de son capital important de mérites, a été réincarné pour régner et va devenir un Bouddha dans le futur. Cette notion de roi-boddhisatta est apparue plus tardivement à la cour du Siam que celle de roi-dhevarat. Elle a pris une importance accrue après la destruction de la capitale Ayutthaya par les troupes birmanes en 1767.

Le jour même de la crémation, le 26 octobre, à sept heures du matin, une urne en diamant et en or (fabriquée à l’époque de Rama V) sera amenée sur un palanquin devant le Wat Po. Personne ne sait exactement ce que contiendra cette urne, le corps du roi se trouvant dans le cercueil. Mais, selon Tongthong Chandransu, dans le cas de la Princesse-mère, l’urne contenant un diagramme astrologique basé sur des calculs faits à partir de sa date de naissance. Devant le Wat Po, l’urne sera hissée par un ‘ascenseur traditionnel’ sur le grand chariot royal construit durant le règne de Rama I (1782-1809). Le cortège partira du temple vers Sanam Luang, mené par le roi Maha Vajiralongkorn, suivi de la princesse Sirindhorn, des membres de la famille royale, et fermé par des brahmanes « dont certains perdront leurs cheveux pour montrer leur tristesse, selon un rituel ancien », explique Supawan Nongnuch, directrice du Musée National. Un seul moine bouddhiste sera présent dans le cortège, le Suprême Patriarche Somdet Phra Maha Munivong (ou un autre moine de haut rang), qui sera assis sur un palanquin et lira l’abhidhamma, la partie doctrinale et métaphysique du Canon du bouddhisme theravada.

Après avoir tourné autour de Sanam Luang en partant de l’est pour rejoindre l’ouest, le grand chariot s’arrêtera face au crématorium et l’urne de diamants sera hissée jusqu’au niveau le plus élevé. La partie intérieure (et métallique) de l’urne sera transférée dans une seconde urne faite de bois de santal. C’est à cette urne de bois de santal que le roi Maha Vajiralongkorn mettra symboliquement le feu dans la soirée.

Toute la nuit des spectacles de théâtre royal masqué (khon), de danses, de musique et d’autres divertissement auront lieu. « Même si nous sommes tristes, nous savons que le roi retourne au ciel et c’est cela que nous célébrons », explique Tongthong Chandransu. Les spectacles dureront jusqu’à l’aube. Le cercueil de bois de santal avec une partie intérieure en teck qui contient le corps du roi sera amené, puis brûlé au crématorium hors la présence du public.

Le lendemain matin, 27 octobre, les cendres seront collectées dans une urne plus petite qui sera amenée au Temple du Bouddha d’Emeraude, dans l’enceinte du Grand Palais. Après plusieurs cérémonies bouddhiques dans les salles du Dusit Maha Prasart et du Chakri Maha Prasart, les cendres seront divisées et placées près d’une statue du Bouddha dans les temples Wat Rajabophit et Wat Bovorniwet. « Nous attendons 250 000 personnes à cette cérémonie royale » a fait savoir Prawit Wongsuwon, un des dirigeants de la junte militaire au pouvoir.

(eda/ad)