Il est 17 heures. Des milliers d’ouvriers du textile quittent la zone industrielle de Hlaing Tharyar après leur journée de travail. Lentement, les travailleurs s’acheminent vers les arrêts de bus, voitures, motos ou pickups pour retourner chez eux. Lae Lae Tun, 21 ans, est l’une d’entre eux. Elle travaille pour l’usine SX qui produit des chemises à manches longues. C’est un travail difficile, et le directeur de l’usine exige souvent un niveau de production élevé, confie-t-elle. Mais elle a absolument besoin de ce revenu, explique-t-elle : « Je viens d’une famille pauvre et nous sommes six. Nous avons vraiment besoin de l’argent que je gagne ici. »
Lae Lae Tun est venue travailler dans l’industrie textile à Rangoon il y a deux ans. Pour 44 heures par semaine, elle gagne 180 000 kyats par mois (109 €). « En comptant les heures supplémentaires, je peux gagner jusqu’à 210 000 kyats [127 €], mais c’est difficile de faire vivre ma famille avec un salaire aussi faible », regrette-t-elle. « Je pense que le salaire minimum devrait être au moins de 250 000 kyats [151 €]. »
Une autre travailleuse dans le textile de 21 ans, Nay Soo Win, espère que sa situation financière finira par s’améliorer. Elle gagne 120 000 kyats (73 €) par mois. Un salaire à peine suffisant pour survivre : « J’ai besoin d’environ 50 000 kyats [30 €] pour payer mon loyer et acheter ma nourriture. Le reste, je l’envoie à ma famille. » Malgré ce faible revenu, Nay Soo Win reste confiante, surtout parce qu’elle n’est plus obligée de vivre dans la ferme familiale. « Là-bas, la vie est ennuyeuse. Vivre en ville est bien plus intéressant », ajoute-t-elle.
La Birmanie n’est plus l’état paria qu’elle était autrefois. Un pays que, durant des années, les investisseurs et les touristes évitaient. Après des décennies de répression militaire, la junte a cédé une partie de son pouvoir à un gouvernement civil et en 2015, Aung San Suu Kyi a remporté les élections aux côtés du NLD (Ligne nationale pour la démocratie). Les sanctions internationales contre la Birmanie ont alors été levées et le pays fut salué pour le potentiel de son économie.
Défis immenses
Mais la croissance économie a été plus lente que prévu. La Birmanie souffre d’infrastructures insuffisantes, d’une grande pauvreté et de conflits violents qui agitent ses frontières. Malgré de grandes espérances, son économie, sous l’autorité du NLD, s’est révélée instable. La semaine dernière, le gouvernment birman a publié un document annonçant plus de deux cents mesures afin d’améliorer l’économie, dont la réforme du système judiciaire et celle des entreprises publiques du pays, a rapporté The Economist. Mais les détails du programme du gouvernement demeurent flous ; les investisseurs ont d’ailleurs tendance à se plaindre du manque de clarté du programme économique birman. La population birmane, quant à elle, assure n’avoir constaté aucune amélioration.
Dans une quincaillerie de Rangoun, marteaux et pinceaux recouvrent les murs tandis que des boîtes pleines de clous et de vis remplissent le magasin. In Win gère le lieu avec trois de ses enfants : « L’année dernière, mes revenus se sont un peu améliorés. C’est suffisant pour ma famille, mais je ne peux presque rien économiser. » In Win s’attendait à ce que les progrès économiques du pays soient meilleurs. En désignant un chantier de son quartier où la construction d’un nouvel immeuble s’est arrêtée, il remarque : « Les entrepreneurs abandonnent et nous laissent avec des chantiers inachevés. On a l’impression que personne ne s’en préoccupe… »
Les défis du pays sont immenses. La bureaucratie et la corruption sont généralisées, l’éducation est insuffisante et le pays manque d’ouvriers qualifiés. Les infrastructures manquent également et les routes sont souvent en mauvais état. Seulement 37 % de la population a accès à l’électricité. Une enquête étude récente de l’Institut norvégien des affaires internationales assure que la Birmanie est le pays d’Asie du Sud-Est qui a le plus besoin d’investissement dans l’électricité.
Inflation galopante
Un autre défi du pays est sa forte inflation. Cela, Mar Mar et son mari, propriétaires d’une épicerie, le savent bien. Durant les cinq dernières années, les prix de leur boutique ont grimpé, mais pas autant que leur loyer : « En 2013, le loyer pour notre boutique était de 140 000 kyats [85 €] par mois. Aujourd’hui, il est de 250 000 kyats [151 €]. Durant des années, le prix d’un gros sac de riz était de 35 000 kyats [21 €]. Maintenant, cela coûte 40 000 kyats [24 €]. »
Selon la Banque mondiale, les prix à la consommation en Birmanie ont augmenté de 10 % durant l’exercice fiscal 2015-2016, et de 6,5 % durant l’exercice suivant. Un taux bien plus élevé que la moyenne en Asie du Sud-Est, qui est de 3 %. Cette année, le taux d’inflation devrait être de 7,5 %, selon les prévisions de l’ADB (Banque asiatique pour le développement). Selon l’Institut norvégien des affaires internationales, pour que le pays puisse atteindre son objectif d’une croissance de 7,5 % par an d’ici 2030, le pays aurait besoin d’investissements à la hauteur de 526 milliards d’euros. C’est près de la moitié de ce dont le pays a besoin pour rénover ses infrastructures.
Malheureusement, les investissements se raréfient. En 2016-2017, la Birmanie a reçu 5,3 milliards d’euros d’investissements directs étrangers (IDE), soit 3,4 milliards de moins que l’année précédente. Cela viendrait en partie des investisseurs dans les télécommunications et le gaz, qui ont investi ponctuellement en Birmanie entre 2013 et 2015. Mais un rapport récent de la Banque mondiale assure que les investisseurs privés sont également frileux parce qu’ils attendent encore « une stratégie économique complète et claire ».
L’état de Rakhine
Un autre phénomène qui a troublé l’économie Birmanie vient des violences contre les musulmans rohingya, au cours desquelles 700 000 d’entre eux ont fui le pays depuis août 2017. En février 2018, la fondation C&A – une œuvre caritative qui cherche à transformer l’industrie textile – a interrompu son action en Birmanie à cause de ces violences. La semaine dernière, le cabinet d’avocats américain Herzfeld Rubin Meyer & Rose a fermé son bureau birman après avoir perdu confiance en la capacité du pays à réformer son économie. Le cabinet pense également que le gouvernement n’a géré correctement la crise des Rohingyas.
Miguel Chanco, un analyste sur l’Asie du Sud-Est de l’Economist Intelligence Unit (service de renseignements économiques), explique que cette crise a clairement eu un impact sur les investissements occidentaux. Mais la plupart des investissements étrangers viennent de pays comme la Chine ou Singapour, ajoute Miguel : « Ceux-ci ne sont pas aussi sensibles que les investisseurs occidentaux. Par contre, la situation pourrait empirer si l’Occident décidait d’imposer à nouveau des sanctions économiques, mais je crois que pour l’instant nous en sommes loin. »
Sean Turnell, conseiller économique du gouvernement birman, estime que les investisseurs occidentaux continueront à refuser d’investir tant que la crise des Rohingyas n’est pas résolue. Pourtant, Sean pense que les investissements vont à nouveau affluer, assurant que des investissements importants sont en cours. Mais ce qui importe vraiment, c’est d’améliorer toute la structure économique du pays, continue Sean. Ce qui veut dire plus de réformes et moins de bureaucratie : « Aujourd’hui, il y a tant de règles et de régulations que les choses de façon incroyablement lente. C’est tellement rigide. »
Miguel ajoute qu’il s’attend déjà à de lourdes difficultés dès le lancement de ces réformes, « en grande partie parce que le NLD n’a jamais gouverné, il manque donc d’expertise », explique Sean. « Aung San Suu Kyi s’est surtout concentrée, jusqu’à présent, sur le processus de paix avec les minorités ethniques. Pour être juste, son gouvernement a pris quelques mesures importantes, comme la nouvelle loi sur l’investissement de 2016 et une nouvelle loi relative aux entreprises l’année dernière. »
(Avec Ucanews, Ate Hoekstra, Rangoon)