Ces enfants, personne n’en voulait. Ils ont été abandonnés et oubliés, sans scolarité ni papiers. Parmi les adolescents, beaucoup sont restés illettrés. Attakorn a été abandonné par ses parents. Il vivait dans la rue et faisait l’école buissonnière. « Je ne savais pas lire et les enseignants ne s’intéressaient pas aux enfants comme moi », explique Attakorn, un garçon malicieux de 13 ans à la figure féline, marquée par la variole. Yodsakorn, un ado élancé et maladroit de 16 ans, vivait dans un foyer pour enfants. Il y avait été placé après la mort de sa mère. « Mon père était bûcheron et ne pouvait pas s’occuper de moi », raconte-t-il. Sappasit, 17 ans, ne s’en est pas beaucoup mieux sorti. Ce jeune à l’air maladif, à la mine sombre et aux cheveux déjà grisonnants a été élevé par sa mère célibataire, qui travaillait dans la rue comme vendeuse ambulante.
Un jour, alors que ses ressources ne suffisaient plus pour s’en occuper, elle l’a déposé au Mercy Center (Centre miséricorde), un orphelinat dirigé par la Fondation pour le développement humain (Human development foundation), une œuvre humanitaire catholique basée à Bangkok qui vient en aide aux jeunes et aux personnes âgées vivant dans les bidonvilles du quartier de Klong Toey. Aujourd’hui, les trois garçons ne sont plus livrés à eux-mêmes. Ils étudient à l’école Janusz Korczak (Janusz Korczak school of southeast Asia), gérée par la Fondation catholique, avec quarante autres jeunes âgés de sept à vingt ans de toutes origines ethniques, nationales ou religieuses. En classe, où ils apprennent l’anglais, les maths et l’informatique, entre autres, les enfants thaïs des bidonvilles côtoient des enfants de réfugiés ou de migrants démunis originaires de Birmanie, du Cambodge ou du Laos. Les bouddhistes apprennent sagement auprès des animistes et des chrétiens.
« Sans l’école Korczak, aucun de ces élèves n’aurait pu recevoir une éducation digne de ce nom », assure Napapha Javephuong, professeur principal de l’école. « Nous venons en aide à des enfants qui ne peuvent entrer dans aucune autre école classique. Ce sont des enfants sans papiers, avec des problèmes physiques et psychologiques ; des enfants issus de foyers brisés et de la rue. » Certains des élèves de l’école sont des anciens drogués en voie de guérison. Ils se sont mis très tôt à renifler de la colle ou à consommer de la méthamphétamine bon marché, dans un quartier démuni de la capitale peuplé de cabanes délabrées. Dans ce quartier, connu sous le nom de « L’abattoir », la drogue, le chômage et les crimes violents ne sont pas rares.
« Ici, ils sont en sécurité »
D’autres élèves ont des crises de colère ou sont terriblement renfermés, après des années d’abus. Plusieurs parmi eux sont orphelins et vivent à l’orphelinat du Mercy Center situé juste à côté de l’école, où vivent des centaines d’autres orphelins. « Ici, ils sont en sécurité », souligne le père Joseph Maier, prêtre rédemptoriste originaire de Longview, dans l’état de Washington aux Etats-Unis. Le père Maier est cofondateur de la Human development foundation, fondée en 1972 avec une religieuse thaïlandaise, sœur Maria Chantavarodom, afin d’aider « les plus pauvres d’entre les pauvres » des bidonvilles surpeuplés de Bangkok. En plus de l’orphelinat et d’autres projets communautaires pour les jeunes de bidonvilles, la Fondation catholique a fondé une douzaine d’écoles maternelles pour accueillir plus de 2 500 enfants démunis de Bangkok. L’œuvre a également créé plusieurs écoles improvisées sur des chantiers pour les enfants des ouvriers étrangers.
« Les enfants sont nourris et peuvent apprendre », précise le prêtre avec l’un de ses « slogans » caractéristiques, qui ont l’habitude d’aller à l’essentiel. « Ils peuvent venir nous rejoindre pour une semaine, ou un mois, ou un an. Ils peuvent rester tant qu’ils ont besoin d’apprendre. » À 79 ans, « Father Joe » comme il est désormais appelé affectueusement, est connu dans les bidonvilles de Bangkok depuis plus d’un demi-siècle. Avec les années, sa démarche déterminée s’est ralentie et aujourd’hui, il a besoin de ses deux mains pour se relever d’une chaise. Mais son esprit demeure plus vif que jamais. On le voit joueur alors qu’il accueille de jeunes enfants qui accourent vers lui, n’hésitant pas à citer les films Harry Potter pour mieux se faire comprendre. Le père Maier semble avoir une connaissance encyclopédique sur les centaines de personnes vivant dans sa communauté, pour la plupart des bouddhistes thaïs. « Celle-ci vend de la drogue », annonce-t-il tout naturellement en désignant une femme nerveuse aux lunettes écaillées, alors qu’il fait un tour du quartier où plusieurs centaines d’habitants sont rassemblés pour les cérémonies du Nouvel An thaï, organisées par le Mercy Center.
Durant les festivités, durant lesquelles figurent une statue dorée du bouddha tachetée de pétales et une statuette de la Vierge Marie portant un collier de fleurs, le père Maier circule aux côtés de moines en robe safran en offrant des bénédictions, témoignage de l’esprit interreligieux de son ministère. « Celui-là enlève les corps des morts dans la rue », reprend le père Maier en indiquant un homme affable portant une fine moustache, qui gagne sa vie en amenant les corps à la morgue locale. « Celle-ci », ajoute-t-il à propos d’une femme en chemise à fleurs à l’air triste, « a vendu sa nièce âgée de six mois à un couple étranger qui cherchait à adopter un enfant ». En passant près d’une jeune femme assise seule sur un banc de pierre, il remarque : « C’est une personne charmante. Vous ne pourriez pas deviner, en la regardant, qu’elle a tué deux personnes. » Elle aurait poignardé deux de ses frères avec un couteau de cuisine lors d’une dispute de famille au cours de laquelle les deux hommes, drogués, voulaient s’en prendre à son nouveau-né.
« Nous ne les abandonnerons pas »
Alors qu’une petite fille à tresses se précipite vers le terrain de jeux, le père Maier explique : « C’est une enfant réfugiée. Elle est en Thaïlande illégalement et ne peut pas aller à l’école. Mais aujourd’hui, elle va à l’école Janusz Korczak. Elle apprend à lire, elle a des amis et elle n’est plus seule. Ce n’est pas rien ! » L’école Korczak a été ouverte en 2004 par le père Maier, pour les enfants sans papiers et les jeunes en difficulté. Il l’a nommé d’après un éducateur juif polonais qui est mort durant l’Holocauste, alors qu’il essayait de protéger les orphelins dont il avait la charge. « Korczak était un homme bon », explique le père Maier. « Il n’a pas abandonné les enfants, et nous ne les abandonnerons pas non plus. » L’école est installée dans un bâtiment d’un étage difficile à décrire, qui se fond parfaitement au milieu de logements pauvres. Pourtant, malgré son aspect insignifiant, cette école est d’une importance capitale pour les dizaines de jeunes qui s’y rendent chaque jour. C’est le seul lieu où ils peuvent apprendre les bases comme la littérature ou les maths.
Yodsakorn est l’un d’entre eux : « J’ai appris à lire et à écrire ici. » Son ami Attakorn le confirme : « J’adore venir ici. Cette école est différente. Ici, les enseignants nous aident et s’intéressent à nous. » En plus des matières habituelles, les élèves de Korczak apprennent aussi d’autres compétences essentielles. Ainsi, dans la petite cuisine de l’école, ils ont leur propre atelier de boulangerie où ils préparent des pâtisseries et du café pour les habitants du quartier. Le fruit des ventes aide à couvrir les frais de l’école. Ils cultivent aussi des piments rouges, des tomates, du basilic, de la menthe et d’autres herbes dans de petites parcelles bien tenues, derrière le bâtiment. L’idée, derrière ces projets, est d’apprendre aux élèves à devenir responsables, à acquérir des compétences professionnelles, à s’essayer à la gestion de leur propre affaire.
« Nous les éduquons et nous les formons pour qu’ils puissent s’en sortir et aller de l’avant, vers une vie meilleure », soutient Napapha, professeur principal. « Un enfant des rues, qui ne savait ni lire, ni écrire quand il est arrivé à l’école, est aujourd’hui manager d’un restaurant Pizza Hut. Il y a beaucoup d’autres histoires semblables. » Sunisa Soloku, également ancienne élève, a aujourd’hui 27 ans. Elle vient d’un village pauvre de l’ethnie Akha, dans les montagnes du nord de la Thaïlande, où les locaux s’en sortent par de petits boulots comme la vente de souvenirs aux touristes. Elle a passé quatre ans à l’école Korczak, où elle a appris à parler un thaï correct, à lire et à écrire. Aujourd’hui, elle est diplômée d’une université thaïe où elle a obtenu une licence en comptabilité. « L’école Korczak a contribué à construire les fondations de ma vie », affirme Sunisa. « Je suis la première de ma famille à avoir terminé l’école. Et je suis assurément la première à avoir fait des études supérieures ! »
(Avec Ucanews, Bangkok)