Eglises d'Asie

Crédits sociaux : noter les citoyens pour restaurer la confiance… et mieux contrôler

Publié le 16/06/2018




La ville de Suqian, dans la province de Jiangsu, au nord de Shanghai, fait partie de la trentaine de villes chinoises qui ont mis en place un projet de « crédits sociaux ». Les cinq millions d’habitants de Suqian testent donc, depuis le 20 avril, cette mesure qui donne à chaque individu ainsi qu’à chaque entreprise une « note de confiance ». Si l’objectif avancé par les concepteurs du projet est de restaurer la confiance des citoyens envers la société chinoise et leurs compatriotes, on peut craindre un système de contrôle social particulièrement avancé. Reportage. 

Les caractères s’affichent en jaune sur fond rouge, sur un grand écran scintillant à l’entrée de la mairie de Suqian : « Les gens de confiance peuvent marcher tranquillement sous les cieux, ceux qui ne sont pas dignes de confiance ne peuvent pas faire un seul pas ». L’écran alterne avec d’autres slogans appelant chacun à être civil (wenming), poli, honnête. Suqian, une ville de cinq millions d’habitants au cœur du Jiangsu, une province côtière au nord de Shanghai, se veut un modèle de « civilité ». Mais le souhait va au-delà des slogans : le 20 avril dernier, la ville a donné à tous ses habitants une « note de confiance ». Une manière de mesurer l’honnêteté de ses habitants pour les encourager à être de bons citoyens.
Suqian est une des villes pilotes parmi une trentaine d’autres en Chine qui mettent en œuvre un projet de « crédits sociaux ». L’objectif est d’améliorer la crédibilité des gens et de rétablir la confiance dans un pays où elle fait trop souvent défaut, estiment les concepteurs du projet, officialisé en 2014. À l’horizon 2020, la Chine voudrait élargir ces projets tests à tout le pays, faisant craindre en même temps un système de contrôle social extrêmement avancé. Un rêve de dictateur… alors que le président Xi Jinping et son administration ont renforcé le contrôle du Parti communiste sur la société civile (religions comprises), depuis l’arrivée au pouvoir du président en 2014.
Mais la mise en œuvre concrète de ces projets est encore peu claire, car plusieurs modèles sont actuellement testés. L’hypothèse de voir un jour tous les citoyens chinois notés en fonction de leur comportement, mais aussi de leurs goûts et de leurs achats en ligne, comme évoqué par certains médias, parfois sur la base de déclarations d’intention officielles peu claires, a peu de chance de voir le jour.

Une application mobile dédiée

Même si la notation des citoyens est le sujet qui inquiète le plus, notamment les organisations de défense des Droits de l’Homme, l’essentiel des efforts est concentré sur les entreprises. Le système de notation des entreprises est de loin le plus avancé. Il est testé à Suqian, mais aussi à Shanghai par exemple. À Suqian, dans nombre de secteurs, les entreprises doivent présenter leur note pour postuler à des appels d’offres officiels. Des agences privées sont accréditées pour conduire des audits de ces entreprises et leur attribuer une note. Le but étant d’améliorer la transparence et de responsabiliser les entreprises.
Mais cette politique n’est pas sans lien avec les crédits personnels, puisque les erreurs d’une entreprise (dette impayée, non-respect des normes environnementales…) peuvent coûter cher à ses dirigeants, qui se retrouvent sur des « listes noires » leur interdisant de prendre le train à grande vitesse ou l’avion. L’objectif est d’empêcher que les patrons voyous condamnés dans une province ne rouvrent une entreprise dans la province d’à côté, faute de coordination entre différentes localités.
À Suqian, seules les personnes souhaitant ouvrir une entreprise se préoccupent du système. La plupart des habitants rencontrés ne sont pas au courant qu’ils ont une note. Ils ont parfois entendu parler du système de crédits sociaux, mais n’en savent pas plus. À la mairie, un seul guichet renseigne les gens à ce sujet, et la plupart des visiteurs sont des entrepreneurs. Pour ouvrir leur entreprise, ils doivent retirer une fiche auprès de la mairie indiquant qu’ils n’ont enfreint aucune règle, qu’ils n’ont pas de casier judiciaire, ni de dette. Mais cette fiche ne donne pas de note globale : même si la plupart des critères sont les mêmes, elle est différente de la note de confiance attribuée à chaque habitant de Suqian.
Pour découvrir cette fameuse note, il faut ouvrir une application pour smartphone dédiée. Une jeune employée de la mairie montre l’application sur son téléphone portable : elle a 1020 points. Le 20 avril, tous les habitants ont reçu une note de 1000 points, à moins d’avoir un casier judiciaire. Au fil du temps, leurs bonnes ou mauvaises actions feront changer la note. Un don du sang rapporte 50 points. Idem pour une mission de volontariat, une distinction de travailleur modèle, ou de « bon samaritain » (aider quelqu’un en détresse). Au contraire, payer ses factures, de téléphone d’eau ou d’électricité en retard, peut faire perdre entre 40 et 80 points.

La religion intégrée aux critères à Rongcheng

Autre infraction coûtant des points, traverser quand le petit bonhomme est rouge… À Suqian, des dizaines de carrefours importants sont équipés de caméras à reconnaissance faciale. Les piétons qui passent au rouge sont photographiés et perdent 20 points sur leur note. Mais la punition ne s’arrête pas là : leur visage et une partie de leur carte d’identité s’affichent sur des écrans de trois mètres carrés installés sur ces carrefours. Comme au pilori, les contrevenants y sont présentés en contre-exemple pour les habitants de Suqian.
Dans une autre localité qui teste ce système, Rongcheng, dans le Shandong (au nord du Jiangsu, également sur la côte), la religion a été intégrée aux critères. Dans un quartier de la ville, les résidents ont décidé d’ajouter des pénalités pour ceux qui ne s’occupent pas de leurs parents âgés, ceux qui diffament des personnes en ligne, et ceux qui « diffusent illégalement la religion », rapporte Foreign Policy. Une décision qui fait écho à une campagne de contrôle de la religion en Chine et de destruction de lieux de culte illégaux.
Les autorités chinoises estiment qu’un tel système est nécessaire pour restaurer la confiance dans une société qui a perdu ses valeurs. C’est ce qu’explique Lin Junyue, le théoricien du système de crédits sociaux en Chine, qui travaille sur le sujet depuis la fin des années 1990. « Selon une récente étude de l’Académie des sciences sociales de Chine, 70 % des Chinois ne font pas confiance à leurs compatriotes, ni aux institutions publiques. Par le passé, la Chine était fondée sur le communisme, avec un système de contrôle strict. Mais depuis la période de réforme et d’ouverture [à partir de 1978, ndlr], les gens ont besoin de croire en quelque chose. Que ce soit la religion ou le communisme, il faut avoir foi en quelque chose, et craindre quelque chose si vous avez fait quelque chose de mal, pour que la confiance règne », développe celui est aujourd’hui à la tête du système de crédit pour la China market society, un think tank gouvernemental.

Citoyen « AAA »

De fait, l’ouverture de l’économie en Chine a constitué un soulagement, mais aussi un bouleversement social important. La révolution culturelle, à la fin du règne de Mao Zedong, avait en effet déstabilisé la société chinoise, mais l’ouverture progressive du pays et le desserrement du contrôle idéologique et social, sous Deng Xiaoping, a eu des effets pervers. Avec le développement de l’entreprenariat privé, les années 1980 et 1990 ont vu fleurir les arnaques en tout genre. « La Chine est entrée dans l’économie de marché sans établir de système de confiance. La période des réformes est arrivée, les gens se sont enrichis, mais la confiance n’est toujours pas là », ajoute Lin Junyue.
La Chine communiste, qui a embrassé le capitalisme sans le dire, espère rétablir, avec ces bons et ces mauvais points, la confiance dans la société. À Suqian, les bonnes et mauvaises actions influent sur la note de chacun. La note maximale, 1250 points, se traduit par un « AAA » qui vous élève au « rang de modèle de confiance ». Une telle note donne accès à des réductions pour une carte de transports, ou à des tickets gratuits pour la piscine ou des salles de sport. Mais la jeune employée de la mairie n’a jamais vu ça : « C’est le début. Je pense que tout le monde a environ 1000 points pour l’instant », estime-t-elle.
Tout le monde, sauf ceux qui ont déjà été condamnés par un tribunal. Ceux-là débutent avec une note inférieure de 100 à 300 points, selon la gravité de la condamnation. « Beaucoup de gens viennent nous voir parce qu’ils s’aperçoivent qu’ils sont sur une liste noire, qu’ils ne peuvent plus prendre le TGV et veulent savoir pourquoi », indique l’employée. Pour l’instant, le système ne marche toutefois que dans un sens. Si les condamnations en justice font perdre des points, les points perdus par les piétons qui passent au rouge ou trient mal leurs ordures (mesure prise en compte à Shenzhen, près de Canton) ne peuvent pas pousser des Chinois sur une liste noire. Le système de crédits sociaux n’est donc pour l’instant qu’incitatif.

(EDA / Simon Leplâtre)