Eglises d'Asie

À six mois du scrutin présidentiel, le Sri Lanka entre marasme économique, mauvaise gouvernance et recueillement

Publié le 09/03/2024




À l’approche de Pâques, le Sri Lanka se remémore avec douleur des attaques terroristes dévastatrices du 21 avril 2019. Cinq ans après ce drame sans précédent, la population peine encore à se remettre et à comprendre les motivations derrière ces actes. Dans un contexte où les dirigeants sont critiqués pour leur inaction face aux défis structurels du pays, en particulier économiques, alors que le prochain scrutin présidentiel approche, les Sri-Lankais expriment une amertume généralisée et une attente mitigée envers les promesses électorales à venir.

Des préparatifs avant le 72e anniversaire de l’indépendance du Sri Lanka, début février 2020.

D’ici un mois, à l’approche de Pâques, les 23 millions de Sri Lankais auront plus le cœur à se recueillir qu’à célébrer ; entre autres tourments. Voilà cinq ans, le 21 avril 2019, alors que l’ancien Ceylan (devenu Sri Lanka en 1972) se préparait à célébrer le dimanche pascal dans l’insouciance (la population compte 7,5 % de chrétiens pour 70 % de bouddhistes), la plus meurtrière vague terroriste à jamais frapper l’île – y compris du temps de son interminable conflit ethnico-religieux entre 1983 et 2009 – déferlait sans préavis sur le pays.

En plein service religieux, trois églises de Negombo, Batticaloa et Colombo, et trois hôtels de standing de la capitale, étaient la cible d’un commando composé de citoyens sri lankais proche de la mouvance islamiste radicale, dans un tourbillon meurtrier d’explosions, de rafales d’armes automatiques, d’exécutions sommaires et de terreur ; 270 individus (dont 45 ressortissants étrangers) perdirent la vie, 500 autres furent gravement blessés, dans ce tsunami de violence aveugle.

Un quinquennat après les faits, la population peine à se remettre de ce drame, cherche à comprendre et à en apprendre davantage sur ce qui a bien pu déterminer des enfants de l’île à passer à l’acte, un dimanche printanier, et répandre ainsi le chaos et l’effroi parmi leurs voisins, cousins, frères et sœurs. Il est vrai que sur ce sujet, les autorités ont jusqu’alors davantage brillé par le flou de leurs explications, justifications et interprétations que par leur souci de clarté. Un jour, sans doute, la lumière sera faite sur les responsabilités des uns et des autres dans l’anticipation et la gestion de cette tragédie nationale ; attendre des mea culpa sincères relève plus de l’hypothétique.

La montée en tension de l’opposition se fait sentir progressivement

Dans un semestre, les 16 millions d’électeurs de la République démocratique socialiste de Sri Lanka seront conviés aux urnes pour désigner leur chef de l’État. Les votants pourront décider de maintenir à son poste le président sortant Ranil Wickremesinghe, aux affaires depuis juillet 2022 – vétéran de la scène politique (Premier ministre à quatre reprises entre 1993 et 2022), il célébrera son 75e anniversaire dans quelques jours –, ou lui trouver un successeur.

Lors du scrutin précédent organisé fin 2019, 84 % des inscrits sur les listes électorales s’étaient pressés devant les isoloirs pour choisir leur Président. En l’occurrence, ils avaient choisi un membre de la dynastie politique (controversée) Rajapaksa, Gotabaya de son prénom, frère cadet de Mahinda Rajapaksa (chef de l’État durant une interminable décennie, de 1995 à 2005, avant de devenir Premier ministre sous la présidence de son frère Gotabaya de 2019 à 2022). Passons.

La population sri-lankaise a subi la pire crise économique de son histoire, accentuée par la gouvernance maladroite voire incompétente de la présidence Rajapaksa.

À quelque six mois de ce rendez-vous électoral, l’effervescence partisane gagne peu à peu l’île. Dans cette nation d’Asie méridionale, il est rare que pareil événement se déroule avec sérénité ; quand le niveau de violence ne devient pas intolérable. Pour l’heure, si les camps rivaux des adversaires politiques se gardent de trop d’audace et de véhémence à si bonne distance du scrutin, de Colombo à Kandy, de Jaffna à Galle, une montée en puissance et en tension se fait toutefois sentir progressivement. Une dynamique en marche qui n’échappe pas à la presse régionale (« Au Sri Lanka, l’opposition politique reste plus fragmentée que jamais », The Diplomat, 4 mars 2024), laquelle notait en ce 4 mars combien l’opposition se présente une fois encore en ordre dispersé devant ses électeurs.

La résilience et la patience des Sri-Lankais durement éprouvés

Les électeurs, tout impliqués soient-ils dans le choix de leur prochain chef de l’État, n’en sont pas moins désabusés pour nombre d’entre eux, en raison du jeu tortueux des acteurs de chaque bord, plus intéressés par l’accession au pouvoir et aux responsabilités allant avec (avantages et opportunités sonnantes et trébuchantes seraient plus justes…) que par le souci de bien-être de leur population et l’intérêt national. Dans le Sri Lanka d’aujourd’hui, une quinzaine d’années après le terme de la guerre civile, le regard porté sur les dirigeants politiques et leur bilan dans l’exercice de leurs fonctions est sévère, et à l’occasion cinglant.

Il n’est qu’à se reporter deux ans en arrière pour s’en convaincre, quand la population exsangue subissait de plein fouet la pire crise économique et financière de son histoire, qu’accentuait la gouvernance maladroite sinon incompétente (en matière économique et budgétaire notamment) de la présidence Rajapaksa. Au point de se mobiliser par dizaines de milliers durant le printemps et l’été 2022 dans les rues de Colombo, de mobilisations en tentatives désespérées (telles des prises d’assaut de bâtiments publics, dont la résidence du chef de l’État). Jusqu’à pousser le chef de l’État Gotabaya Rajapaksa à quitter ses fonctions – en catimini et prématurément – en juillet et préférer l’exil à la disgrâce, sinon au lynchage public.

Il est vrai que la résilience et la patience de la population avaient été durement éprouvées depuis le sinistre printemps 2019 évoqué plus haut. À cette tragédie terroriste nationale avait suivi coup sur coup l’impact de la pandémie de Covid-19 en 2020 et 2021, malmenant durement les hommes, l’économie et le quotidien de toute la nation, puis une situation de banqueroute des comptes publics début 2022, quand Colombo se retrouvait en défaut de paiement de sa dette. Une dette contractée notamment auprès de la Chine, pour le financement d’infrastructures somptuaires pas forcément de la plus évidente nécessité…

Le port de Colombo en 2015. En 2021, le gouvernement Rajapaksa a cédé la construction d’un nouveau terminal à conteneurs à une société chinoise.

Cette situation déboucha sur une très sévère crise économique, frappant de plein fouet les franges les plus exposées de la population (pénurie de médicaments, de nourriture, de carburants, chômage en flèche), soudain incapables de pourvoir à leurs besoins essentiels. Un désespoir humain qui trouva son paroxysme dans la crise politique qui emporta avec elle à l’été 2022 – temporairement à tout le moins – le président d’alors Gotabaya, et avec lui le clan familial Rajapaksa, dont l’aura de pourfendeurs des Tigres tamouls du LTTE en 2009 et de « faiseurs de paix » disparaissait devant l’inaptitude à gouverner un pays prenant l’eau et les maux de toutes parts.

Une politique de la rustine au détriment de réformes structurelles indispensables

En ce début mars 2024, l’opinion ne se laisse pas gagner par les « gesticulations » et autres « décisions » spectaculaires de la puissance publique, à l’image de l’opération « Yukthiya » – une lutte contre la criminalité organisée et le trafic de drogue débutée en décembre 2023, avec près de 58 000 raids et 60 000 interpellations ou saisies de stupéfiants effectués, selon les autorités.

Cette opération aurait mis bon ordre dans les rangs des criminels et au pas les trafiquants de drogue les plus « actifs » dans l’île. Mais elle a été perçue avec moins d’optimisme par le Rapporteur spécial des Nations unies, par la Commission des droits de l’homme sri lankaise ou encore par la population, tous inquiets de son impact sur les libertés publiques et le respect des droits de l’homme.

Les Sri-Lankais sont par ailleurs nombreux à considérer que cette opération contre le crime organisé avait prioritairement vocation à servir le crédit (très relatif) du gouvernement, et à restaurer de sa superbe (disparue) en amont du scrutin présidentiel automnal. Beaucoup d’observateurs pointent d’ailleurs du doigt la propension récurrente de Colombo, dès lors que se profile une élection, à recourir aux initiatives symboliques (pour des résultats parfois bien moins spectaculaires qu’annoncés) pour rassurer l’électeur. Cette politique classique de la « rustine » s’exerce au détriment de réformes structurelles (en matière économique notamment) pourtant infiniment plus nécessaires.

La géopolitique devient un argument de campagne instrumentalisé

Dans le champ des mesures plus électoralistes que fondamentales, on a aussi compté début février la signature d’un accord de libre-échange avec la Thaïlande. Et en janvier a été adoptée une Online Safety Bill (censée lutter contre la fraude en ligne, les abus et les fausses déclarations menaçant la sécurité nationale, dont les détracteurs redoutent surtout qu’elle étouffe la liberté d’expression). Ou encore, début janvier, le gouvernement a également acté la participation de la marine sri-lankaise (deux ou trois bâtiments) aux patrouilles en mer Rouge dans le cadre de l’opération Prosperity Guardian, l’initiative multinationale dirigée par les États-Unis pour lutter contre les attaques de navires perpétrées par les rebelles houthis.

Une file d’attente devant des bouteilles de gaz au Sri Lanka, en pleine pénurie en mai 2022.

Relevons à ce titre que du fait de sa situation géographique particulière, cette île-État située sur les marges sud-est immédiates du géant indien ne saurait échapper – moins encore en 2024 que par le passé – aux enjeux géopolitiques de son temps. New Delhi, Pékin et plus récemment Washington rivalisent ces dernières années d’arguments pour s’attirer les bonnes grâces du gouvernement sri lankais. En novembre dernier, les États-Unis annonçaient ainsi un projet de 553 millions de dollars US pour la construction d’un terminal de conteneurs en eau profonde dans le port de Colombo.

Chacune des trois puissances disposant chacune d’arguments solides propres à convaincre Colombo de se ranger (plus ou moins) sous leur aile ou a minima de se montrer sensible à ses impératifs stratégiques, avec plus ou moins de bonheur selon les capitales et les thématiques considérées. On pense ici au moratoire d’un an, acté le 1er janvier 2024 par Colombo, pour les escales de bâtiments de recherche étrangers (entendez navire-espions). Cette décision, applaudie par l’Inde et les États-Unis, ciblant spécifiquement la marine chinoise, familière ces dernières années des escales dans l’ancien Ceylan (lire à ce propos l’article « Décodage du moratoire sri-lankais sur les navires de recherche étrangers » de l’Observer Research Foundation, Inde, 8 janvier 2024).

Ainsi, la géopolitique s’invite dans les affaires publiques et devient un argument de campagne instrumentalisé par les partis et candidats.

Amertume de la population à six mois du scrutin

À six mois du prochain grand rendez-vous politique national, le pays est aux prises avec une inflation persistante, proche des + 19 % en 2023, et avec une atonie économique inquiétante (contraction du PIB – 3 % en 2023). Par expérience, les habitants imaginent sans naïveté et sans attente particulière que les dirigeants et les principaux partis politiques accorderont – de manière éphémère – quelque intérêt à leurs maux, doléances et autres désidératas.

Les Sri-Lankais s’attendent à quelques mesures symboliques d’urgence, plus dictées par le souci de séduire l’électorat que de traiter en profondeur les problématiques structurelles affligeant l’ancienne colonie (portugaise, puis néerlandaise et enfin britannique jusqu’en 1948). Lucide sinon résignée, la majorité de la population du 18e pays le plus peuplé d’Asie-Pacifique attend ce scrutin avec plus de lassitude que de passion. Une amertume à maints égards compréhensible.

(EDA / Olivier Guillard)