Eglises d'Asie – Thaïlande
Au-delà du mouvement contestataire des jeunes thaïlandais
Publié le 10/12/2020
Au cours de ces dernières décennies, la politique thaïlandaise peut se comparer à une tragédie en cinq actes de Shakespeare : l’élection, la corruption, la manifestation, la confrontation violente et la junte. L’intervention de l’armée dans la scène politique a fait partie de l’histoire du pays tout au long du XXe siècle et jusqu’à ce jour. Depuis la fin de la monarchie absolue en 1932, la Thaïlande a connu douze coups d’État réussis et sept tentatives. Le dernier putsch ne remonte qu’à 2014. Le général Prayut Chan-o-cha, chef de l’armée à l’époque, a annoncé un coup d’Etat, qui a mis fin au mandat de Yingluck Shinawatra (en 2014), sœur de l’ancien premier ministre Thaksin Shinawatra, lui aussi renversé par l’armée en 2006. Après cinq ans sous un régime autoritaire, la Thaïlande a enfin obtenu l’organisation d’élections législatives. Le scrutin du 24 mars 2019 fut très attendu, mais fortement controversé, largement dû au changement d’attributions particulièrement complexe et obscur des sièges à la Chambre des représentants. Les irrégularités dans la procédure électorale, soupçonnée de manipulation en faveur du parti de la junte, le Palang Pracharat, n’ont pas empêché Prayut Chan-o-cha d’obtenir une large majorité des votes requis au Parlement, et d’être élu Premier ministre.
Élément déclencheur
Les protestations des étudiants n’ont vu le jour qu’après la dissolution du parti Anakot Mai (Nouvel avenir), le parti pro-démocratie, largement soutenu par les jeunes. La Cour constitutionnelle a jugé que l’Anakot Mai avait commis une infraction en acceptant un prêt de la part du fondateur, Thanathorn Juangroongruangkit, en faveur de son propre parti. Des dizaines de dirigeants d’Anakot Mai seront alors interdits de politique pendant dix ans. Le verdict rendu a engendré déception, mécontentement et opposition chez les jeunes conduisant à des manifestations, aujourd’hui fréquentes mais non violentes. Les supporteurs du parti, dont beaucoup sont de nouveaux électeurs, estiment la dissolution et l’interdiction comme une tentative d’éradiquer les « ennemis » de la junte militaire. Toutefois, ces mouvements protestataires ont été interrompus en raison de la crise sanitaire. Mais ils ont repris après la disparition de Wanchalerm Satsakit, un activiste pro-démocratie en exil, accusé de lèse-majesté avec une peine maximale de quinze ans de prison.
Sa disparition rappelle celle des autres exilés, également accusés de lèse-majesté, dont certains furent retrouvés morts. Une série de disparitions inexpliquées a provoqué une vaste indignation dans l’opinion publique, alors que grandit, parmi les jeunes, un immense désir de rendre la société thaïe plus humaine, plus juste et plus vraie. Pour ces derniers, ne pas agir, c’est accepter les injustices, omniprésentes dans toutes les couches de la société. Pour de nombreux jeunes, le renforcement du pouvoir du roi (à la suite de sa demande de modifier certains articles de la Constitution, approuvée par le peuple, et du transfert des biens du bureau de la couronne à son propre nom), s’oppose au régime de la monarchie constitutionnelle. Il se trouve, par ailleurs, que la méfiance du peuple envers la famille royale grandit lorsque la presse étrangère révèle la vie extravagante du souverain en Europe.
Briser les tabous
Outre les demandes principales des protestataires, comme le départ du premier ministre et la réécriture de la Constitution, le mouvement réclame aujourd’hui une réforme de la monarchie, en révélant des sentiments nouveaux, voire inattendus au sein de la population. Les critiques sur la monarchie, notamment celles ayant trait aux dépenses royales, étaient jusqu’à ce jour un sujet non-dit. Les Thaïlandais, dans l’ensemble, ont été formés dans l’idée que le monarque est divin, parfait et sans tache. C’est lui qui crée la nation ; il est le seul protagoniste à travers les hauts et les bas dans l’histoire, notamment dans les guerres contre les pays voisins. De même, les membres de la famille royale consacrent leur vie, dit-on, au service du peuple thaï : ainsi, il est important de montrer une gratitude sans faille envers le roi et sa famille. Car la Thaïlande dans laquelle nous nous complaisons aujourd’hui est l’héritage de la monarchie : sans elle, nous n’aurions pas de terre. Il s’ensuit donc que toute idée révolutionnaire, ou « Lom Chao » en langue locale, est jugée comme une volonté d’anéantir l’identité thaïe.
Une rupture familiale
La crise politique actuelle révèle un écart de génération entre les jeunes et les plus âgés, et génère aussi des problèmes familiaux difficiles. En raison d’orientations politiques opposées, de nombreux élèves et étudiants de familles traditionnelles en viennent à entrer en conflit avec leurs parents. Il n’est pas rare que les problèmes dépassent les simples disputes verbales. Les parents, qui sont souvent royalistes et pro-gouvernement, cessent alors de verser de l’argent à leurs enfants, dans le but de les empêcher de rejoindre le mouvement protestataire. Pire encore, certains sont expulsés de chez eux, ce qui les contraint à s’installer dans des maisons d’accueil pour les jeunes en difficulté. Il est convenu que la société thaïlandaise, en tant que telle, priorise la parole des parents et celle des adultes. Car la culture du respect des anciens ancre l’idée que « les grands ont toujours raison », ce qui s’explique par certaines expressions locales comme « les adultes ont déjà pris l’eau chaude » et « suis les adultes, les chiens ne mordent pas ». Les opinions de la jeunesse sont alors négligées et perçues comme naïves. C’est ainsi que l’on surnomme la manifestation des étudiants, « Mob Mung Ming », la manifestation des « bisounours » !
Réconciliation, pardon et amitié
Vu de près, pourtant, on aurait tort de dire que le mouvement démocratique de la jeunesse constitue un conflit intergénérationnel. Il attire, en fait, des hommes et des femmes de tout âge et de tout milieu. Lors des rassemblements du 19 septembre ou du 14 octobre 2020, on pouvait trouver de nombreuses « chemises rouges », les partisans des anciens premiers ministres renvoyés par la junte – dans la tranche d’âge entre 45 et 85 ans, souvent pauvres et venant des régions rurales. Ces anciens militants pro-démocratie, victimes des violentes confrontations, sont reconnus parmi les jeunes manifestants comme des pionniers dans la lutte contre l’injustice, la mainmise de quelques élites et le dysfonctionnement du système politique thaïlandais. Au cœur des rassemblements, quelques pancartes, affichant « Je demande pardon aux chemises rouges de vous avoir mal compris », sont ostensiblement brandies par certains anciens conservateurs urbains, dits les « chemises jaunes » – qui étaient des supporteurs de l’armée et donc adversaires des « chemises rouges » dans le passé.
Le sentiment de culpabilité pour avoir soutenu les militaires dans la répression sanglante des « chemises rouges » en 2010, qui a fait 99 morts et des milliers blessés, les pousse à se convertir au mouvement démocratique, qui devient maintenant pour eux le chemin vers une société plus juste, plus viable et plus équitable pour tous. La crise actuelle voit donc se réconcilier les adversaires d’autrefois en vue de bâtir en commun une société thaïe nouvelle et plus juste. Jamais « les chemises rouges » n’ont reçu un tel regard de bienveillance de la part du public urbain et du monde intellectuel. Une compréhension mutuelle qui porte en elle une réconciliation et une amitié entre les hommes et les femmes de bonne volonté qui partagent, chacun à sa façon, des valeurs universelles – la vision d’un pays, le respect de la dignité de toute personne humaine et des droits fondamentaux.
(EDA / Tanya Leekamnerdthai)
CRÉDITS
T. L.