Eglises d'Asie

Au Sri Lanka, les familles des victimes toujours dans l’attente d’une justice, 14 ans après la fin de la guerre

Publié le 20/05/2023




Le 18 mai 2009, l’ancien président Mahinda Rajapaksa déclarait la victoire de l’armée cinghalaise, qui venait d’écraser dans un bain de sang la rébellion tamoule, après 27 années de guerre civile au Sri Lanka. À l’occasion de cette date anniversaire, la minorité tamoule a tenté de commémorer ses morts, dont l’ampleur reste réfutée par la version officielle des autorités sri-lankaises. De petites cérémonies se sont déroulées à l’initiative d’individus et d’organisations, tandis que le gouvernement a célébré ses soldats tombés au combat dans une cérémonie baptisée « jour national des héros de la guerre ».

Le 18 mai à Colombo, une cérémonie prévue près du cimetière de Borella a été perturbée par l’arrivée d’un groupe d’extrémistes bouddhistes.

Quatorze ans après la fin des combats, le sombre chapitre de la guerre ethnique du Sri Lanka, nation de 22 millions d’habitants à majorité cinghalaise et bouddhiste, reste sensible. Les cicatrices du conflit ne sont pas refermées. Le fait de rendre hommage aux morts de la guerre continue d’être perçu comme un acte suspect, et les commémorations, sous forme de fleurs jetées et de bougies allumées par les familles des victimes, restent réprimées par les forces gouvernementales ou se déroulent dans un climat de tensions.

Lors de la cérémonie tenue à Mullivaikal, dans le nord de l’île où s’est achevée la guerre, le père Leo, prêtre catholique du Mullaivaikkal Memorial Committee, a lancé un appel à la justice et à la reconnaissance des responsabilités dans le massacre des derniers mois de la guerre.

À Colombo, des religieux et des représentants de la société civile n’ont pu procéder à la cérémonie prévue près du cimetière de Borella, en raison de l’irruption d’un groupe bouddhiste extrémiste, qui a alors accusé les participants d’être des « terroristes du LTTE », l’ancien groupe armé des Tigres de Libération de l’Eelam Tamoul. La police antiémeute a été déployée et a dispersé la foule.

« Aujourd’hui, 18 mai, il s’agit de se souvenir des gens qui sont morts. Ils n’ont pas de tombe, ni même une stèle. Il n’existe aucune mémoire physique de ces morts », dénonce le père Sam Ponniah, de l’Église anglicane, présent sur place parmi d’autres religieux et représentants chrétiens. « Des milliers de vies innocentes ont été perdues lors de la fin brutale de la guerre, en 2009 », poursuit-il. « Ce chapitre n’est pas clos. La quête de justice n’a pas eu de réponse. Qui étaient ces gens tués, pourquoi et comment ? Aucune réponse n’a été donnée. »

Au moins 40 000 civils tamouls ont été tués d’après un rapport des Nations Unies

Au cours de la guerre civile, les deux armées en présence ont été accusées d’innombrables exactions, crimes, attaques de civils et recrutement d’enfants soldats, en toute impunité et en dépit des faits documentés par des organisations de défense des droits de l’homme. L’offensive finale de l’armée sri-lankaise a en particulier été marquée par des massacres et des assassinats perpétrés dans le nord de l’île. Plus de 300 000 civils et combattants se sont alors retrouvés encerclés par les troupes sri-lankaises, en bordure de mer, près de Mullivaikal. Un secteur délimité en « zone de sécurité » a été instauré pour protéger les civils, qui s’y sont massés avant d’essuyer les feux de l’artillerie et les bombardements de l’armée gouvernementale.

Durant les ultimes combats, au moins 40 000 civils tamouls ont été tués, d’après un rapport des Nations Unies. Les autorités ont avancé le chiffre de 23 000 combattants tamouls tombés au front. Mais les statistiques administratives recensent 146 679 personnes disparues entre octobre 2008 à mai 2009, sans que les autorités n’aient jamais expliqué ce chiffre.

Depuis la fin de la guerre, et en dépit de la pression internationale, le Sri Lanka refuse de s’engager dans une enquête sur les allégations de crimes de guerre. Le gouvernement nie les atrocités perpétrées lors de l’offensive finale. Gotabaya Rajapaksa, ancien président du Sri Lanka qui a démissionné l’été dernier, n’était autre que le ministre de la défense lors de la phase finale de la guerre. Il est aussi le frère de Mahinda Rajapaksa, chantre du nationalisme cinghalais et président du Sri Lanka à partir de 2005.

Les promesses d’une réconciliation nationale se sont soldées par la création de diverses commissions qui n’ont pas finalisé leurs missions de façon satisfaisante. Le Bureau des personnes disparues, mis en place par les autorités, n’a fait aucun progrès. Les « Mères des personnes disparues », qui rassemblent des personnes cherchant à connaître le sort de leurs proches, sont régulièrement ciblées par les agences de sécurité. Une « Commission de la vérité et de la réconciliation », proposée par le président Ranil Wickreminghe suscite peu d’espoirs de la part des familles concernées.

Les Tamouls vivent encore dans la crainte dans une région sous forte présence militaire

D’après un rapport de l’ONG International Crisis Group (ICG), les réformes politiques et les poursuites des responsables des crimes de guerre sont restées lettre morte. Face à l’absence de progrès, les Nations Unies ont lancé un projet visant à rassembler les preuves des exactions militaires et documenter les crimes de guerre.

Dans l’ancienne zone de guerre habitée par la minorité tamoule, au nord et dans l’est de l’île, l’histoire liée à l’ancienne domination des Tigres tamouls a été effacée. À la place, les forces gouvernementales ont érigé des monuments à la gloire de l’armée, mais aussi des temples et des statues de Bouddha. Les cimetières des combattants tamouls ont été rasés. Aujourd’hui, les Tamouls vivent encore dans la crainte de la persécution des forces de l’ordre, alors que les arrestations sommaires sont toujours pratiquées, dans une région sous forte présence militaire.

L’an dernier, face à la crise économique qui s’est abattue sur l’île et à la corruption imputée à la classe politique, un large mouvement de protestation avait envahi les rues de Colombo et forcé le président Gotabaya Rajapaksa à la démission. Les leaders de ce mouvement ont sensibilisé l’opinion aux échecs de la réconciliation nationale et tenté de transcender les oppositions ethniques qui ont miné les dernières décennies.

« Jusqu’en 2015, la répression était forte dans le pays et les gens ne pouvaient se rassembler », explique le père Sam Ponniah. « Mais après 2015, il y a eu des progrès. Et puis le Covid a été une excuse pour imposer à nouveau des restrictions concernant les rassemblements. L’an dernier, dans la foulée du grand mouvement populaire de protestation, les gens se sont réunis à Colombo, à Galle Face, pour le 18 mai. Cette année est un nouveau défi, avec un environnement différent. Nous voulons nous assurer que l’espace créé à partir de 2015 ne soit pas repris par les autorités. Il en va de notre responsabilité. »

(EDA)


CRÉDITS

Arthur Singh