Eglises d'Asie

Bilan d’une année mouvementée pour la politique thaïlandaise

Publié le 07/12/2019




Des élections très attendues, le mariage surprise et le couronnement d’un nouveau souverain : on peut dire que l’année 2019 a été riche en rebondissements pour les Thaïlandais. Et pourtant, force est de constater que rien ne change, ou si peu, sur la scène politique thaïlandaise, grâce à des stratégies bien rodées et un sens aigu de l’agenda politique de la part des élites. Celles-ci s’efforcent d’étrangler l’opposition par petites touches discrètes, sans créer de scandales. Retour sur un an de conquête de légitimité du pouvoir par le parti des militaires, le Phalang Pracha Rat (« Pouvoir, peuple, État »).

Les élections allaient enfin avoir lieu. Le 24 mars dernier, les Thaïlandais se sont présentés aux urnes, après avoir été privés pendant cinq ans de leur droit de vote par un gouvernement militaire issu du coup d’État de mai 2014. Ces élections avaient été maintes fois promises, maintes fois repoussées : « Trop tôt », « nous ne sommes pas prêts », « le pays est encore trop désuni, il y a des risques de guerres civile » furent quelques-uns des prétextes invoqués. Aux yeux des observateurs de la vie politique thaïlandaise, la raison du report répété des élections est limpide. Il s’agissait d’assurer une victoire inéluctable au parti des militaires devenus politiciens, le Phalang Pracha Rat (« Pouvoir, peuple, État »), par différents moyens, notamment avec un remaniement de la carte électorale et la réécriture de la Constitution – qui accorde des privilèges considérables à l’armée.

En quête de légitimité

Après cinq ans au pouvoir, les ex-soldats – à la tête desquels règne le truculent Premier ministre Prayuth Chan O Cha, célèbre pour ses déclarations fracassantes et ses crises de colère –, se retrouvaient isolés sur la scène internationale, notamment auprès des puissances occidentales. Ils avaient désormais besoin d’une légitimité par les urnes, sous peine de tomber complètement sous la coupe économique et culturelle de la Chine, comme leurs voisins cambodgiens et birmans. Au bout de quelques semaines d’une campagne au pas de course, le scrutin eut lieu dans un flou généralisé ; certains éléments de calcul n’avaient pas été clarifiés. Au-delà des irrégularités constatées dans certains bureaux, les journalistes se sont retrouvés, le soir du vote, dans une situation surréaliste, à annoncer des résultats sans pouvoir en déduire la victoire de l’un ou l’autre camp : était-ce le nombre total de votes ou le plus grand nombre de sièges obtenus au Parlement, qui donnerait le droit de former un gouvernement ? Personne n’était en mesure de répondre.

Les premiers résultats donnaient un léger avantage en nombre absolu aux militaires, mais un plus grand nombre de sièges avait été obtenu par l’opposition. L’excellent score, au sein de la coalition d’opposition, du parti Anakot Mai (Nouvel Avenir) était une surprise de taille – un parti franchement plébiscité par la jeunesse, toutes catégories sociales confondues. C’était comme si la jeunesse, pour la première fois, commençait à donner de la voix dans un pays où la culture privilégie le pouvoir des aînés. Très vite, les deux camps, militaires et opposition, ont réclamé la victoire et le ton est monté – mais tout avait été orchestré avec une minutieuse précision. Le lendemain du vote, le président de la commission électorale a annoncé que « certaines vérifications doivent être faites ». De plus, les résultats officiels ne seraient connus que dans un délai de plusieurs semaines, seulement après un événement crucial pour le pays : la cérémonie du couronnement officiel du Roi Rama X. Le silence est donc retombé sur la crise politique – silence que personne ne pouvait briser sous peine d’être accusé d’outrager le principe le plus fondamental de l’identité thaïe : le respect de la monarchie.

Couronnement et formation d’un gouvernement

La cérémonie du couronnement, célébrée le 4 mai, fut belle, inspirée de rituels hindous ancestraux. Bain d’eau lustrale au petit matin, remise de la couronne au son des tirs de canons… Quelques jours plus tôt, le Roi avait épousé en quatrièmes noces Suthida Tidjai, une ancienne hôtesse de l’air, devenue à la surprise générale la reine Suthida. Le dernier jour des cérémonies, la famille royale a fait une traditionnelle apparition au balcon du palais devant la foule vêtue de jaune : Rama X, ses deux filles et son fils issus de ses trois premiers mariages et sa nouvelle épouse souriant timidement, donnant l’image d’une famille moderne, d’une Thaïlande entrée résolument dans une nouvelle ère. Entre-temps, des négociations politiques serrées se poursuivaient. Le Phalang Pracha Rat, le parti des militaires, enhardi par près de deux mois de gouvernement de facto depuis les élections de mars, a alors annoncé la formation d’un gouvernement. Alors que l’ambiance était électrique dans les campagnes au lendemain des élections, cette fois-ci, l’annonce est passée dans une ambiance nationale résignée, adoucie par la joie éphémère des cérémonies et des congés nationaux généreusement distribués à l’occasion.

Par ailleurs, l’opposant politique le plus gênant, Thanathorn Juangroongruangkit, 40 ans, dirigeant du parti d’opposition Nouvel Avenir, chef de file de la jeunesse, a été visé par diverses procédures judiciaires, notamment pour sédition, pour des faits remontant à plus de huit ans. Les rumeurs affirmaient que la junte l’enverrait en prison : finalement, il ne sera que disqualifié en tant que député. C’est l’un des talents politiques des élites thaïlandaises, de savoir marcher sur la corde, avec un sens avisé de la limite de l’acceptable. Plutôt que d’en faire un martyr en l’envoyant en prison, prenant le risque d’un soulèvement de la jeunesse urbaine, ses adversaires ont préféré fragiliser son parti et entamer un travail de discrédit systématique, sur les réseaux sociaux, de ses membres les plus éminents. C’était suffisant pour les affaiblir, mais pas assez pour faire descendre les jeunes dans la rue. Au contraire du Cambodge, où la méthode forte est préférée, l’étranglement de l’opposition est ici mesuré, graduel et poli, puisque la politesse est érigée en valeur cardinale.

Confrontation polie et art de vivre

La comparaison est peut-être osée, mais on ne peut s’empêcher de penser à la façon dont les élites thaïlandaises traitèrent les missionnaires occidentaux à leur arrivée dans le royaume il y a plus de trois cents ans. Contrairement à leurs voisins du Vietnam, où les prêtres furent poursuivis, assassinés et persécutés, ouvrant la voie à l’expansion du christianisme grâce à la force symbolique de ces martyrs locaux, les Siamois accueillirent les religieux, les logèrent, les fréquentèrent avec curiosité et leur donnèrent le droit de prêcher… À un détail près : ils n’étaient pas autorisés à prêcher en langue siamoise, réduisant ainsi le champ d’action évangélique aux immigrants chinois. Pas d’interdiction formelle donc, mais pas non plus de possibilité de mener leur tâche à bien.

Cet art d’éviter la confrontation avec ses adversaires, de s’exprimer par périphrases brumeuses, de leur compliquer la tâche sans les achever – allié à un sens du temps long, qui permet d’attendre que le calendrier change et que les indignations s’apaisent – est l’un des instruments au service du maintien d’une certaine classe politique au pouvoir en Thaïlande. Ces élites conservatrices s’appuient aussi sur un autre argument de taille : l’art de vivre à la thaïlandaise, un mystérieux mélange entre une nourriture délicieuse, une beauté diffuse, une douceur apparente des rapports humains. Tous, étrangers comme Thaïlandais, le célèbrent d’une seule voix – même les exilés politiques républicains réfugiés à Paris le regrettent et donneraient tout pour le retrouver. Un doute lancinant demeure en arrière-plan, pour les militants de la modernisation du pays : et si les traditions, aussi injustes et irrationnelles soient-elles, étaient le socle de cet art de vivre ?

(EDA / Carol Isoux)

Crédit : Globovisión / CC BY-NC 2.0