Eglises d'Asie

En terre Karen, un Noël dans la bonne humeur malgré la menace du virus

Publié le 30/12/2020




À la frontière entre la Thaïlande et la Birmanie, des prêtres MEP sont implantés dans des communautés Karens. Éducation, agriculture, microcrédit… la tâche est vaste et requiert une large palette de compétences. Infatigable, le père Alain Bourdery anime sans relâche ces communautés depuis une vingtaine d’années. En cette période de Noël particulièrement chargée, durant laquelle il se rend de village en village pour les célébrations, il faut cette année faire face aux inquiétudes sanitaires des villageois de la région alors qu’une deuxième vague sans précédent arrive sur le pays.

Le 24 décembre au village de Maesopo, à la frontière entre la Thaïlande et la Birmanie, des jeunes Karens ont organisé un spectacle de son et lumière sur la Nativité.

Au village de Maesopo, en ce jour de Noël, petits et grands se sont rassemblés sur la paille fraîche, répandue pour l’occasion sur l’esplanade qui fait d’habitude office de terrain de football, afin d’assister à la messe. Assis en tailleur, femmes d’un côté, hommes de l’autre, la plupart portaient des masques. Il y a bien une église construite récemment, tout en bois, mais la crainte du Covid-19 a fait préférer la célébration en extérieur : 48 heures auparavant, les autorités thaïlandaises ont détecté près de 1 000 cas dans une province près de Bangkok, d’où une certaine fébrilité. « Si le Covid entre dans les villages, c’est fini pour nous, surtout pour nos anciens », estime un habitant. Contrairement aux Thaïs qui pratiquent le wai, un salut les mains jointes, sans contact physique, les Karens se serrent la main, mangent dans les mêmes plats et le prochain hôpital est bien souvent à plusieurs heures de route.

Dans l’après-midi, les villageois ont ri de bon cœur devant les jeux organisés pour les enfants : tir à la corde, courses affublés de culottes trop grandes et concours d’équilibre de plateaux sur la tête… sans oublier la rituelle distribution de cadeaux de Noël en provenance d’associations de volontaires de Bangkok (Giving Tree), de couvertures et autres objets de première nécessité pour les adultes. Le soir, un spectacle de son et lumière racontait la naissance de Jésus, suivi par des chants et des danses pour tous les goûts : des adolescents déguisés en bananes se trémoussaient sur de la pop thaïe, et les femmes du village ont esquissé quelques pas de danse traditionnelle.

Les célébrations de Noël s’étendent sur plus de trois semaines

Souriant mais concentré au milieu de l’agitation, le père Alain Bourdery veille au moindre détail, même s’il assure qu’il « délègue tout ». En cette fin d’année, son emploi du temps est chargé : il a une douzaine de messes de Noël à célébrer dans les villages de sa mission. Il faut souvent emprunter pendant des heures des pistes de montagnes hasardeuses, au volant de son pick-up chargé de dons destinés aux villageois, et il faut parfois traverser des rivières. Une tâche titanesque qu’il balaie d’un revers de main : « Ce n’est rien, comparé au temps où le père Joseph Quintard [ndlr son prédécesseur] parcourait les sentiers à pied, pendant des jours. » Arrivé dans les années 1960, le père Quintard a effectué un travail de pionnier pour connecter ces villages Karens coupés de tout au monde moderne. Aujourd’hui encore, pour parvenir à visiter chaque village, les célébrations de Noël s’étendent sur plus de trois semaines, sur un rythme soutenu, de la mi-décembre à début janvier. « Parfois, tout le village est chrétien comme ici », explique le père Alain. « Mais parfois, il y a seulement quelques familles, alors on célèbre Noël dans une maison. »

Mais le travail du prêtre est loin de se cantonner à la vie spirituelle des communautés. Le cœur de sa mission se trouve au bourg de Maetowo, sur la route qui longe la frontière, où se trouve le centre pour adolescents qu’il gère toute l’année. Une trentaine de filles et de garçons entre treize et dix-sept ans venus des villages de montagne y dorment, mangent sur place et fréquentent le collège municipal. Les règles de vie y sont strictes : pas de téléphone portable autorisé, pas de sortie individuelle. Des contraintes compensées « par une vie communautaire riche, des activités, des sorties, des chants et des danses », assure le père Alain. Néanmoins, certains adolescents supportent mal le choc culturel avec la liberté dont ils jouissent au village et préfèrent rentrer. Il faut aussi veiller à la menace omniprésente de la drogue, sous forme notamment de méthamphétamines (ya ba, la drogue qui rend fou) qui font des ravages chez la jeunesse Karen. « Les montagnes Karens, c’est une passoire avec la Birmanie », explique un enseignant du collège voisin. « Beaucoup de drogues passent par ici, c’est difficile de contrôler. »

Risque d’un appauvrissement sanitaire et culturel

Il s’agit aussi d’accompagner les villageois dans leur stratégie de développement. Pour ces villages isolés, situés sur des terrains en pente, les perspectives agricoles sont limitées. Depuis quelques années, la région s’est spécialisée dans le maïs afin de nourrir les animaux d’élevage. Mais la culture, très demandeuse en eau et en espace, équivaut à « la mort assurée de la forêt, et tous les problèmes sociaux qui en découlent », assure le père Alain, qui y est farouchement opposé. La déforestation, dans les zones karens, outre les problèmes environnementaux qu’elle pose, signifie un appauvrissement sanitaire et culturel considérable, pour ce peuple dont l’identité repose en bonne partie sur une connaissance approfondie de la nature. Mais les perspectives de profit incitent parfois certaines familles à balayer ces objections et à vouloir tenter l’expérience, jusqu’à créer des tensions dans les villages. Auparavant, ces questions étaient amenées devant un conseil des Anciens dont les décisions étaient respectées, mais la pratique est tombée en désuétude. « Avant, on avait besoin des autres dans les villages », considère le père Alain. « Toute décision devait se prendre en bonne intelligence avec ses voisins. Aujourd’hui, on pense que si on a de l’argent, on peut se passer des autres. » Pour le missionnaire, la ligne à ne pas franchir est ténue pour accompagner ces débats sans imposer une vision.

Des pères MEP sont implantés dans les communautés Karens en Thaïlande. En cette période de Noël, le père Alain Bourdery se rend de village en village pour les célébrations.

« Cela prend du temps, de construire une communauté »

Les trois missions catholiques de la zone (où travaillent les pères Alain Bourdery, Antoine Meaudre et Camille Rio) doivent aussi composer avec la présence accrue des ONG. Avec des budgets bien supérieurs à ceux de l’Église locale, elles ont recours à leur réserve de personnel déjà formé, bilingue Thai-Karen et parfois même anglophone, en offrant des salaires doubles ou triples, et en laissant les missions chrétiennes sans personnel qualifié. Les évangéliques sont également en plein essor : bien structurées et financées, les Églises baptistes et adventistes sont solidement implantées dans la région, en s’appuyant sur des pasteurs karens birmans qui ont passé la frontière pour opérer au sein des camps de réfugiés – dont beaucoup de Karens birmans qui ont fui le conflit armé avec le pouvoir central au cours des dernières décennies. Ces Églises, notamment grâce à des offres gratuites de cours de musique et d’anglais, rencontrent un certain succès auprès de la population Karen et représentent la majorité des nouvelles conversions. « Nous, on n’est pas là pour faire du chiffre », estime le père Alain. « Ça prend du temps, de construire une communauté. »

Le pays Karen est en plein bouleversement, à l’ère technologique. Pour le père Alain, les jeunes qui habitent encore les villages sont probablement « la dernière génération » à le faire. La vie y est trop dure, l’attrait de la ville et du confort matériel trop puissant. En attendant la fin de ce monde qui vient, le « pado », comme l’appellent les Karens, continue de sillonner les montagnes, préférant souligner le travail de ses volontaires et des sœurs Karens qui l’aident au quotidien. « Est-ce que c’est ma foi qui soutient ma vie ou est-ce ma vie qui soutient ma foi ? Parfois je ne sais plus. Mais je ne voudrais pas d’une autre vie », résume-t-il simplement. Ses efforts ne passent pas inaperçus : en 2019, il est parvenu à emmener un groupe de volontaires à Rome pour rencontrer le pape François ; ils gardent tous un souvenir ému de cette entrevue historique. Le père Alain, étant celui qui prenait les photos, est le seul à ne pas y figurer. Il fait partie de ceux qui croient toujours à la notion d’engagement à vie des missionnaires.

(EDA / Carol Isoux)

Pour faire un don : Mission Catholique Karen – Pado Alain – Mission Catholique Karen – Pado Alain Bourdery en Thaïlande (missionkaren-padoalain.org)


CRÉDITS

Carol Isoux