Eglises d'Asie – Thaïlande
En Thaïlande, l’industrie de l’éléphant en plein bouleversement
Publié le 16/07/2020
Dans le petit village de Mae Chiem, en territoire Karen, dans la région de Chiang Mai, une vingtaine d’éléphants est revenue vivre depuis quelques semaines. Avant la crise sanitaire, ils vivaient en ville, dans l’un des nombreux camps où les touristes peuvent les monter pour partir en balade, les nourrir ou se baigner avec eux. Ils « travaillaient », comme disent les locaux. Avec la fermeture des frontières depuis le mois de mars, la Thaïlande n’a plus de touristes, et les camps d’éléphants sont privés de tout revenu. « Au début, on a essayé de s’adapter », raconte Thanarat Pupei, un jeune mahout (accompagnateur d’éléphant). « Les éléphants ont mangé un peu moins de fruits, et plus d’herbes qu’ils trouvaient dans la forêt. » Mais devant le prolongement de la situation, certains propriétaires de camps ont fini par démissionner, abandonnant les éléphants et leurs mahouts à leur sort.
Faute de moyens, les mahouts sont rarement propriétaires de leur éléphant (un animal adulte coûte environ 30 000 euros). En général, ils s’en occupent pour le compte d’un autre. Cette activité, aujourd’hui mal payée (environ 200 euros par mois) et peu considérée par les employeurs, est l’un des plus vieux métiers de Thaïlande. Les mahouts bénéficiaient autrefois d’un statut envié, notamment grâce à la place qu’ils occupaient à la cour, où les éléphants royaux étaient à la fois moyens de transport, chars de guerre et symboles de puissance. « Leur savoir est considéré en Thaïlande comme un art, une sagesse, et même comme une forme de spiritualité », raconte Tam Pranarat, directrice de projet au Phuket Elephant Sanctuary. Les mahouts se transmettaient autrefois, de père en fils, des chants, des gestes et des connaissances sur le comportement de l’animal et les vertus de certaines herbes médicinales. Aujourd’hui, une industrie avide de personnel « forme un mahout en quelques jours, si l’éléphant a l’air de l’accepter ».
« C’est une activité cruelle qui n’a pas lieu d’être »
Mais même si le temps des dynasties de mahouts est révolu, lorsque la nourriture a commencé à manquer, pour la plupart d’entre eux, pas question d’abandonner leur éléphant. Le métier est aussi un engagement à vie : un éléphant a normalement un seul mahout, toute sa vie. « Un mahout ne doit jamais se séparer de son éléphant », explique Thanarat. « Il s’occupe de lui, et en retour, l’éléphant l’aide dans sa vie quotidienne. Ils sont liés pour la vie. » Les éléphants ont une durée de vie similaire à celle des humains, jusqu’à 80 ans environ, avec des cycles similaires. Ils mettent près de 15 ans à atteindre leur taille définitive, et les éléphantes cessent de se reproduire vers 45 ans. Devant l’inaction des propriétaires, certains mahouts ont décidé de reprendre le chemin de la forêt, pour échapper à la famine. Dans le Nord et l’Est de la Thaïlande, des centaines d’éléphant ont parcouru, à pied, la route vers leurs forêts natales. Une majorité d’entre eux viennent du pays Karen, à cheval entre la Thaïlande et la Birmanie. Le voyage a duré des jours, en traversant des villages, des forêts et des champs.
« La plupart des villageois étaient émerveillés de nous voir, certains enfants n’avaient jamais vu d’éléphants… D’autres avaient peur pour leurs récoltes », raconte Nam, un mahout qui a fait la route de quatre jours entre Chiang Mai et Mae Chiem. La domestication des éléphants est vieille de plusieurs siècles dans ces zones, où les animaux aidaient les hommes à la récolte du bois. Pour les associations de protection des éléphants, qui recueillent d’importants fonds de l’étranger depuis le début de la crise, la situation représente une occasion unique de faire cesser l’industrie, qui donne lieu à de nombreux abus sur les animaux. « C’est une activité cruelle qui n’a pas lieu d’être », résume Lek Chailert, directrice de l’Elephant Sanctuary de Chiang Mai. Elle se mobilise avec des appels aux dons, des émissions en direct sur les réseaux sociaux, en faveur des villages qui s’occupent désormais des éléphants. L’idée serait de faire en sorte que les villageois et leurs éléphants puissent rester dans la forêt, même après la crise, et de construire des « écovillages », où les touristes qui le souhaitent pourraient venir observer les éléphants dans leur milieu naturel.
Changement des lois sur la conservation des forêts
Si l’idée semble bonne, elle se heurte à de nombreux obstacles. Tout d’abord, des investissements relativement importants, inaccessibles aux villageois Karens, sont nécessaires en termes de construction de logements pour les touristes et en termes d’aménagement de ces zones. D’autre part, certaines associations estiment que le fait de mettre les éléphants sous la responsabilité de ces villageois ne garantit pas qu’ils seront bien traités. Plusieurs d’entre eux étaient connus par le passé pour la capture, le dressage intensif et la revente des éléphants aux camps de la ville. Enfin, l’obstacle majeur réside peut-être dans le changement récent des lois sur la conservation de la forêt, qui prive désormais les Karens de l’accès à d’importantes ressources pour pouvoir nourrir leurs éléphants. « Un éléphant mange en moyenne 200 à 300 kilos de nourriture par jour et boit 150 litres d’eau », rappelle Supinda, cheffe du village de Mae Chiem. L’eau des rivières est désormais trop polluée, poursuit-elle, en assurant que « les éléphants eux-mêmes refusent de la boire ». De nombreux éléphants, gardés en captivité durant plusieurs décennies, ont peu de chance de survie dans la forêt. Selon elle, ils ont besoin, au moins au début, du soutien des humains. « C’est bien gentil de nous dire de faire des écovillages », résume-t-elle, « mais si nous n’avons pas le droit d’emmener les éléphants un peu plus loin pour se nourrir, nous ne pouvons pas assumer seuls le coût de leur entretien ».
(EDA / Carol Isoux)
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Carol Isoux