Eglises d'Asie

Fracture générationnelle en Thaïlande : la jeunesse exige des changements culturels

Publié le 30/01/2020




Las de voir sans cesse les représentants des mêmes élites ultraroyalistes revenir au pouvoir, les jeunes Thaïlandais des grandes villes essaient d’inventer de nouveaux modes de protestation pour montrer leur opposition au gouvernement. Au menu des revendications, des changements symboliques et culturels teintés d’occidentalisation, qui en disent long sur l’évolution des mentalités. En mars 2019, lors des élections nationales thaïlandaises, un nouveau parti, le Nouvel Avenir, a créé la surprise en arrivant troisième derrière les deux principaux partis politiques du pays, en étant plébiscité par la jeunesse urbaine. Contrairement aux conflits électoraux précédents, qui opposaient les paysans du Nord-Est aux classes moyennes urbaines, il s’agit davantage, cette fois-ci, d’un choc intergénérationnel.

Thanathorn Juangroonruangkit, leader du nouveau parti du Nouvel Avenir, lors du Forum économique mondial sur l’Asean 2018.

Pour la première fois, la jeunesse urbaine thaïlandaise a un parti politique. Le parti d’opposition du Nouvel Avenir organise désormais des manifestations antigouvernementales pour protester contre le retour immuable de la même minorité au pouvoir : celle du 12 janvier dernier a rassemblé près de 10 000 personnes. Sur place, les militants réclamaient « plus de démocratie », « une limitation du budget et du rôle de l’armée en politique » et « une refonte du système judiciaire pour en finir avec l’impunité des puissants ». Le parti du Nouvel Avenir (Future Forward Party en anglais, mais littéralement Nouvel Avenir en thaï) a créé la surprise aux élections de mars 2019. Son jeune leader, Thanathorn Juangroonruangkit, a réalisé une ascension politique fulgurante : parfaitement inconnu quelques mois avant le scrutin, son parti a remporté plus de 80 sièges au Parlement, grâce au plébiscite de la jeunesse urbaine. Depuis, il est l’ennemi public numéro un et a vu se multiplier les procédures judiciaires à son encontre, jusqu’à sa disqualification en tant que député. C’est entre autres pour le soutenir que les jeunes manifestent.

La société thaïlandaise est divisée, mais les lignes de fractures ne se lisent pas au même endroit que lors des conflits sociaux précédents, au cours desquels des paysans du Nord-Est (les « Chemises Rouges ») affrontaient les classes moyennes urbaines. Cette fois-ci, il s’agit plutôt d’un choc entre générations, parfois au sein des mêmes familles (d’ailleurs, l’oncle de Thanathorn est un membre éminent du parti de l’armée). Les motifs de discorde n’en sont pas moins profonds et interrogent les fondements de l’identité thaïe. Les jeunes se disent fatigués du système de patronage, une donnée culturelle essentielle en Asie du Sud-Est, qui rend difficile toute remise en question d’une personnalité plus âgée ou plus riche. La coutume est même de baisser légèrement la tête lorsque l’on passe près de ces « Pu Yai », les gens importants.

Choc intergénérationnel

Tout en haut de cette pyramide, il y a la monarchie. Si l’institution en elle-même n’est pas forcément remise en cause par la nouvelle génération, c’est davantage le rapport à une monarchie sacrée qui est interrogé, et dont on ne peut rien dire puisque l’on est « la poussière sous les pieds » – c’est ainsi qu’un Thaï doit faire référence à lui-même s’il s’adresse à un membre de la famille royale. Récemment, le voyage d’une des filles du roi dans les îles du Sud, qui a empêché les bateaux de pêcheurs et de touristes de croiser dans la zone pendant quelques jours, a provoqué une vague de fureur inédite sur les réseaux sociaux. Le palais a réagi quelques jours plus tard en annonçant qu’il y aurait désormais moins de barrages sur les routes lorsque passent les cortèges royaux. Jusque-là, non seulement les véhicules se trouvant sur les voies empruntées par les voitures du palais étaient immobilisés, le temps de laisser passer le cortège, mais les autoroutes étaient également bloquées. Celles-ci se situent en hauteur, il n’était donc pas convenable que de simples citoyens passent au-dessus des têtes couronnées. La coutume sera désormais abandonnée et le trafic autoroutier ininterrompu. La monarchie est perçue comme la clé de voûte qui tient l’ensemble de la société. Pour les partisans de la modernisation, s’il n’y a pas de changement significatif au sein de l’institution, la société thaïlandaise elle-même fait du sur place.

Mais ce qui est vanté comme une modernisation et une démocratisation pour les uns est pointé du doigt par les autres comme une occidentalisation des mœurs, comme un oubli des traditions et de l’identité thaïes, qui érigent en valeur cardinale le respect inconditionnel des aînés. Il est vrai que les dirigeants de Nouvel Avenir se distinguent du reste de la classe politique thaïlandaise par une maîtrise des langues étrangères et pour beaucoup, par une éducation à l’étranger. C’est d’ailleurs un point sur lequel les attaquent les conservateurs. Le chef des armées, l’ultra-monarchiste général Apirat Komsompong, a mis en garde ses troupes lors d’un discours fleuve, il y a quelques mois, contre « ces jeunes pétris de culture démocratique occidentale, qui propagent de fausses informations pour renverser la monarchie et livrer la Thaïlande au communisme », rapprochant la situation de la Thaïlande de celle de Hong-Kong.

Liberté d’expression et lèse-majesté

Le numéro deux du parti du Nouvel Avenir, le juriste Piyabutr Saengkanokkul, a suivi des études à la faculté de droit de Nantes. Plus tôt dans sa scolarité, il avait été lycéen à l’Assumption College, une célèbre institution fondée par des pères français au XIXième siècle, puis reprise par l’ordre des Frères de Saint Gabriel, très présent dans l’éducation des élites en Thaïlande. L’établissement a d’ailleurs formé presque tous les politiciens qui ont aboli la monarchie absolue dans les années 1930. « Si l’école n’enseigne pas le catéchisme, elle enseigne incontestablement certaines valeurs chrétiennes, qui vont dans le sens d’une société plus égalitaire » estime l’activiste bouddhiste Sulak Sivaraksa, ancien élève de l’école.

En matière économique, si le jeune millionnaire Thanathorn a dirigé d’une main ferme l’une des entreprises les plus florissantes du pays, héritée de son père, Piyabutr vient d’un milieu plus modeste et cite volontiers le parti espagnol Podemos et la France Insoumise comme des références. L’économie est sans doute le point faible du nouveau parti, par l’absence de consensus entre ses dirigeants et d’experts dans ses rangs, ce qui permet à leurs adversaires politiques de les décrire comme des « fils à papa qui ne connaissent rien des difficultés de la vie » (Apirat). En attendant de proposer un programme économique convaincant, le Nouvel Avenir, et avec lui la jeunesse urbaine, exigent des changements majeurs dans le système éducatif et en matière de liberté d’expression, avec en ligne de mire la fameuse loi sur le crime de lèse-majesté, qui vaut 15 ans de prison à quiconque critique le roi, la reine ou l’héritier de la couronne.

(EDA / Carol Isoux)

World Economic Forum (CC BY-NC-SA 2.0)