Eglises d'Asie – Thaïlande
La jeunesse thaïlandaise, toutes religions confondues, dans la rue pour une nouvelle société
Publié le 09/09/2020
« Prayuth, dehors ! » Le slogan, qui réclame avec vigueur le départ du Premier ministre en exercice, est désormais un cri de ralliement qu’on entend chaque fin de semaine autour du Monument pour la Démocratie, dans le centre de Bangkok. Des milliers d’étudiants et de lycéens s’y retrouvent, parfois jusqu’à 20 000 comme le 16 août dernier. Autobaptisé « Jeunesse libre », puis récemment « Peuple libre », le groupe informel organise des manifestations dans les universités de la capitale, mais aussi à Khon Khaen, Chiang Mai ou Udon Thani, dans le Nord-Est agricole et contestataire du pays. Leurs revendications principales ? « La fin du harcèlement policier, le départ du gouvernement issu de la junte militaire, de nouvelles élections, une nouvelle Constitution qui offre moins de pouvoir à l’armée », selon les orateurs qui se succèdent sur le podium pour haranguer la foule. L’actuel gouvernement, arrivé au pouvoir par coup d’État en 2014 puis légitimé cinq ans plus tard au cours d’un scrutin très controversé, est la cible d’une immense colère de ces jeunes qui s’estiment désormais « privés d’avenir », surtout depuis que la crise sociale liée aux restrictions anti-Covid a laissé entrevoir les graves lacunes des anciens généraux en matière d’économie.
« Ce n’est pas une question de religion, mais de génération »
Plus largement, c’est tout un système de valeurs qui est remis en question par cette « nouvelle génération », composée en majorité de moins de trente ans. « Nous voulons une société plus égalitaire, où les élites cessent d’utiliser le pouvoir judiciaire et militaire contre le peuple » explique Ford Tattep, un étudiant en sciences politiques de 23 ans, qui est apparu récemment comme un des leaders du mouvement. Depuis les années 2000, tous les gouvernements thaïlandais élus ont été soit déposés par l’armée par coup d’État, soit dissous par la Cour constitutionnelle. « Les adultes encouragent les jeunes à étudier, à avoir une bonne éducation, mais lorsqu’on étudie, on se rend compte des profondes injustices de notre société » estime-t-il. Certains n’hésitent pas à s’en prendre au dernier tabou de la société thaïe : la monarchie, pourtant protégée par l’une des lois de lèse-majesté parmi les plus sévères au monde, et qui prévoit quinze ans de prison pour toute critique du roi, de la reine ou de l’héritier du trône. « Nous ne voulons pas la fin de la monarchie, mais que son exercice se fasse dans le cadre de la Constitution et de la liberté d’expression », assure une manifestante.
Dans cette contestation, les jeunes catholiques urbains sont aux côtés de leurs camarades bouddhistes et parfois musulmans, sans distinction de religion. « Ce n’est absolument pas une question de religion, c’est une question de génération » affirme Jitrada Hengsuk, une étudiante en arts plastiques issue d’une famille sino-thaïe chrétienne. Le conflit a en effet un aspect générationnel important, qui le distingue des précédents mouvements sociaux de contestation comme celui des Chemises Rouges, qui opposait des paysans du Nord-Est aux classes moyennes urbaines. Cette fois, ce sont les enfants des classes moyennes urbaines qui manifestent, parfois contre l’opinion de leurs aînés.
Une quinzaine d’arrestations
Cet aspect générationnel du conflit se retrouve au sein même de la hiérarchie catholique. Un jeune prêtre de 27 ans, du diocèse de Nakhon Pathom, soutient les manifestations « parce qu’il s’agit d’un droit fondamental » et que comme les autres jeunes, il se dit fatigué de « la corruption, l’absence de représentativité, l’instrumentalisation de la loi au service des plus puissants ». Pour lui, les jeunes catholiques ont d’autant plus de chances de participer au mouvement que « la religion chrétienne engage à une relation personnelle avec Dieu et met l’accent sur les libertés individuelles, qui sont au cœur des revendications actuelles ». Du côté de la hiérarchie catholique en revanche, on reste très discret. Traditionnellement, l’église catholique thaïlandaise ne se prononce pas lors des grands mouvements sociaux. Tout au plus, à la suite des émeutes sanglantes des Chemises Rouges, à Bangkok en 2010, le cardinal Michael Kitbunchun avait enjoint les fidèles à « rester neutres, ne pas participer aux manifestations et prier pour la paix » et prévenu les prêtres qu’aucun rapprochement avec un parti politique ne serait toléré.
Les plus jeunes ne sont pas en reste : d’importants contingents de lycéens participent aux manifestations, notamment pour contester le strict code vestimentaire et capillaire imposé dans les établissements publics. Benjamaporn Nivas, âgée de 15 ans, l’une des meneuses du mouvement, y voit « le début de la négation des libertés individuelles, qui nous prépare à une mentalité d’esclave pour toute la vie ». Des militantes féministes ont également profité de la scène ouverte pour se faire entendre. La répression n’a pas tardé : une quinzaine de manifestants ont déjà été arrêtés et sont en attente de jugement pour trouble à l’ordre public. Deux d’entre eux ont passé quelques jours en prison et en sont ressortis, les cheveux coupés à ras.
(EDA / Carol Isoux)
Crédit : Supanut Arunoprayote (CC BY 4.0)