Quatre mois avant les élections législatives prévues le 24 février 2019, la Thaïlande semble s’orienter vers le maintien au pouvoir du clan militaire qui a perpétré le coup d’État du 22 mai 2014, mais certaines lourdes incertitudes – notamment centrées autour du nouveau monarque toujours non couronné, le roi Vajiralongkorn ou Rama X – pourraient à moyen terme compliquer le « bon déroulement » de ce scénario soigneusement rédigé à l’avance par des juristes conservateurs alliés aux généraux putschistes.
La Constitution promulguée en 2017 et l’ensemble des lois organiques qui l’ont suivie ont été rédigées pour faciliter la tâche au clan militaire des « Gardes de la Reine », tel que se nomme cette faction centrée autour du Premier ministre, le général Prayut Chan-ocha, le vice Premier ministre et ministre de la défense Prawit Wongsuwon et le vice Premier ministre Anupong Paochinda. Un parti pro junte, le Palang Pracharat (Force du peuple et de l’État), a été constitué et mène campagne activement alors même que les autres partis sont toujours limités légalement dans les activités auxquelles ils peuvent s’adonner. Le scénario postélectoral le plus probable est celui d’une coalition de politiciens vénaux élus à la chambre basse, qui dirigerait de petites formations politiques s’agglutinant autour du parti Palang Pracharat. Grâce au Sénat de 250 membres entièrement nommé par la junte, ce scénario permettrait à Prayut d’obtenir le nombre de voix suffisantes au parlement pour être choisi comme « Premier ministre extérieur », c’est-à-dire non sélectionné par un parti politique.
Les avantages évidents accordés au parti Palang Pracharat par rapport aux deux grandes formations opposées à la junte – le parti Démocrate, traditionnellement élitiste et antimilitaire, et le parti Puea Thai (Pour les Thaïs), qui défend les intérêts des petites gens des provinces et qui est soutenu par Thaksin Shinawatra, l’ex Premier ministre exilé depuis 2006 – et les tournées électorales de Prayut et de ses ministres dans les provinces ouvrent la voie d’une marginalisation de ces deux grands partis. Seule la formation d’une coalition « pro démocratique » entre le parti Démocrate et le parti Puea Thai permettrait à ces partis traditionnels de dominer le parlement, mais cette hypothèse est très improbable du fait de la longue et profonde rivalité entre ces deux partis.
Dès lors, la question n’est plus de savoir qui dirigera le pays après les élections, mais plutôt de savoir combien de temps le clan militaire des Gardes de la Reine va pouvoir maintenir son emprise sur le pays. Plusieurs facteurs pourraient saper la mainmise de cette faction sur le royaume. Le premier serait une montée des scandales de corruption et de népotisme qui annihilerait tout crédit au gouvernement. Durant les quatre ans du gouvernement militaire, plusieurs affaires ont émergé, mettant notamment en cause le frère cadet du général Prayut et le général Prawit Wongsuwon. Le dernier scandale a été la révélation du fait que le général Prawit possédait une collection de 25 montres de grand luxe, d’une valeur totale d’1,3 million d’euros, et qui n’avaient pas été déclarées lors de sa prise de fonction comme vice Premier ministre contrairement à ce qu’exige la loi. Tous ces scandales ont été étouffés par les agences officielles en charge de la lutte contre la corruption.
La patience des Thaïlandais mise à l’épreuve
Toutefois, une accumulation de scandales similaires dans la période postélectorale pourrait provoquer une réaction de dégoût de la population, généralement très sensible aux questions de détournement d’argent. Les Thaïlandais sont patients, mais il est souvent difficile de savoir quand la « limite » de cette patience est dépassée et quels sont les facteurs déclencheurs du « ras-le-bol ». Ivres de leur pouvoir quasi-absolu, les dirigeants du régime militaire pourraient avoir du mal à jauger jusqu’ou ils peuvent aller, sans provoquer de réaction massive de mécontentement.
Dans le même ordre d’idée, une dégradation de la situation économique, dans un contexte de fortes tensions commerciales entre les États-Unis et la Chine, pourrait aussi provoquer une vague de mécontentement au sein de la population thaïlandaise. Certes, les quatre ans de régime militaire ont abouti à une relative dépolitisation de la population. Mais celle-ci souffre de l’inflation, croule sous le poids des dettes et ne voit pas encore le bénéfice des vastes programmes de construction d’infrastructures engagés par la junte. Le manque de compétence générale des militaires pour gérer une économie moderne (malgré le soutien de quelques technocrates dont, en premier lieu, Somkid Jatusripitak, vice Premier ministre en charge de l’économie) accentue cet agacement croissant de la population. Certes, les grandes corporations thaïlandaises, comme les firmes Charoen Pokphand, Thai Bev et Boonrawd soutiennent pour l’instant la junte, mais elles n’hésiteront pas à lui tourner le dos si l’économie commence à pâtir sérieusement de leur mainmise sur le pays et si leurs intérêts commencent à être touchés.
D’autant plus qu’un nouvel acteur crucial a émergé depuis la fin 2016 : le nouveau roi Vajiralongkorn. Alors que beaucoup d’analystes pensaient, lors de son intronisation début 2017, que celui-ci devrait se soumettre à la junte, laquelle avait maintenu une certaine stabilité politique durant la transition entre le règne précédent et le sien, tous les signes actuels semblent montrer qu’au contraire le roi Rama X prend l’ascendant sur une junte dont le pouvoir s’amoindrit. Le roi, qui réside la plus grande partie du temps en Allemagne, a d’abord imposé, l’an dernier, une série d’amendements constitutionnels lui permettant de vivre à l’étranger tout en ne déléguant pas son pouvoir royal à un régent. Il a aussi fait abroger la disposition constitutionnelle qui positionnait la cour constitutionnelle comme dernier recours en cas de crise politique : l’amendement a restauré le pouvoir du roi dans une telle situation.
Rama X : un nouvel élément majeur
Enfin et surtout, le roi Vajiralongkorn a renforcé ses forces militaires, autour de l’unité des forces spéciales 904 dont il disposait déjà depuis de nombreuses années. La nomination, le 1er octobre, du général Apirat Kongsompong à la tête de l’armée de terre a consacré cette domination des forces armées par le roi, Apirat étant un homme lige de Rama X. La Thaïlande est passée en quelque sorte d’une monarchie militarisée, à partir de 2008 (lorsque le pouvoir du roi Bhumibol Adulyadej, père de Vajiralongkorn, s’est amoindri à cause de sa santé déclinante) à des forces armées monarchisées. Ces manœuvres déplaisent sans aucun doute aux leaders du gouvernement militaire, mais ceux-ci n’osent pas contrer le souverain, ni même le contredire ; ils se sont eux-mêmes piégés en faisant du respect inconditionnel du pouvoir du roi un des axes principaux de la justification de leur domination du pays.
Il est encore trop tôt pour voir quels seront les contours exacts de ce nouveau règne, le roi Rama X n’étant d’ailleurs toujours pas couronné (la date du couronnement reste pour l’instant incertaine). Mais plusieurs constatations s’imposent : ce roi est plus interventionniste en politique et dans les affaires militaires que son père, lequel se limitait à intervenir en cas de crise politique aiguë quand il ne pouvait pas faire autrement (octobre 1973, mai 1992). Rama X, âgé de 66 ans, apparaît comme un personnage complexe, combinant des tendances autocratiques et ultraconservatrices (maintien de la peine de mort, falsification du passé historique, notamment concernant la période de l’abolition de la monarchie absolue) et des tendances plus démocratiques (atténuation des peines pour crimes de lèse-majesté, lutte contre les détournements financiers au sein de la communauté des moines bouddhistes). Même s’ils continueront probablement à contrôler le pouvoir après les élections, les militaires du clan des Gardes de la Reine, lesquels ont dominé l’appareil militaire de manière presque continue depuis dix ans, doivent tenir compte de ce nouvel élément majeur dans l’équation politique. D’autant plus que le positionnement politique du roi, qui entretenait dans le passé des liens étroits avec l’ex Premier ministre Thaksin Shinawatra, n’apparaît pas encore clairement.
(EDA/ Arnaud Dubus, Bangkok)
Crédit : Paul_012 (CC BY-SA 4.0)