Eglises d'Asie

L’échec de la justice bangladaise face au fléau de la traite des personnes

Publié le 22/03/2019




Quatre ans après la crise des « boat people asiatiques », le Bangladesh poursuit toujours sa lutte contre le fléau de la traite des personnes. En 2015, plusieurs charniers de victimes étaient découverts sur la frontière entre la Thaïlande et la Malaisie, provoquant l’indignation internationale. Depuis, les deux pays ont réagi, tout comme le Bangladesh également concerné dans la région de Chittagong. Mais malgré les lois renforcées et le soutien d’organisations comme Caritas, le problème est toujours loin d’être résolu. Aujourd’hui, un « Plan d’action national pour la prévention et la répression de la traite de personnes 2018-2022 » projette notamment de lancer une campagne de sensibilisation auprès des communautés les plus exposées.

Emdad Ullah, un musulman de 21 ans de Chandanaish, un quartier du district de Chittagong, dans le sud-est du Bangladesh, cherchait à tout prix à soutenir sa famille dans le besoin. Dernier né d’une fratrie de sept fils, Emdad n’est pas allé à l’école faute de moyens pour payer les frais de scolarité. Il ne sait pas écrire et sait seulement inscrire son nom. Comme son père et ses frères, il n’a aucune formation ni compétence professionnelle à part son expérience comme ouvrier agricole. « Notre famille ne possède qu’un petit bout de terre », explique-t-il. Alors que leur maison est située sur des terres appartenant au gouvernement, des gens « influents » en revendiquent la propriété depuis des années. Cinq de ses frères se sont mariés et tous vivent sous le même toit. En 2015, Emdad a décroché ce qu’il pensait être une opportunité en or grâce à un homme de Chittagong : un emploi bien rémunéré en Malaisie. En principe, tout ce qu’il avait à faire, c’était monter dans un bateau pour la baie du Bengale afin de rejoindre la Malaisie (illégalement). « On m’a dit qu’il y avait beaucoup d’emplois en Malaisie pour des gens comme moi », raconte Emdad, qui ajoute qu’on lui a fait croire qu’une fois qu’il aurait trouvé un travail, il n’aurait à rembourser qu’une portion minime de ses frais de voyage.

2015 : crise des boat people asiatiques

En mars 2015, Emdad est donc parti pour la Malaisie aux côtés de 350 autres hommes de sa région. Le premier bateau sur lequel il a embarqué s’est arrêté sur l’île de Kutubdia, au large de la côte bangladaise, et les passagers ont alors emprunté une seconde embarcation afin d’éviter les douanes et la Marine bangladaises. Le deuxième bateau les a débarqués sur la côte birmane en mer d’Andaman. La troisième embarcation, plus grande, a emmené un total de 879 Bangladais qui se rendaient tous en Malaisie. Mais les passagers ont vite compris qu’ils avaient été trompés par les passeurs. « Dans le bateau, ils ont commencé à nous maltraiter et ils nous ont contraints à survivre avec de faibles portions de riz et de curry », explique-t-il. « Ils nous battaient si nous demandions plus de nourriture ou si on se plaignait. Un homme a demandé de l’eau pour faire passer le riz, et ils l’ont battu tellement fort qu’ils l’ont tué. Ils ont jeté son corps à la mer. » Au large de la côte thaïlandaise, les trafiquants les ont entassés dans de petites embarcations, soi-disant en partance pour la Malaisie. Mais ils les ont abandonnés en mer.

L’histoire d’Emdad s’est déroulée à l’époque où les autorités ont découvert des charniers de victimes de la traite des personnes, pour la plupart des musulmans Rohingyas ou des Bangladais, le long de la frontière entre la Thaïlande et la Malaisie. Les victimes sont mortes de faim ou bien tuées par les passeurs faute de rançon. La découverte des charniers avait relancé une répression sans précédent contre la traite des personnes en Thaïlande et en Malaisie. Cette répression a entraîné l’effondrement des réseaux de trafiquants dans la région, qui ont alors abandonné des dizaines de bateaux pleins de Rohingyas et de Bangladais, laissés à la dérive en mer d’Andaman. L’abandon des bateaux plein de victimes de la traite des personnes, tous affamés, malades ou abusés, avait provoqué l’indignation des médias et du public, contre ce qui est devenu la crise des « boat people asiatiques ». Le bateau sur lequel se trouvait Emdad a rejoint la Birmanie deux mois après son départ du Bangladesh. Il a été arrêté par la Marine birmane et les passagers ont été remis au personnel du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR). Emdad est rentré au Bangladesh quelques semaines plus tard. Une fois rentré, il a appris que les trafiquants ont forcé sa famille à payer une rançon de 60 000 takas (723 dollars). Malgré leur perte et leur situation, Emdad et sa famille n’ont pas poursuivi les trafiquants en justice. « Nous sommes pauvres et nous n’avons aucun pouvoir, donc nous n’avons aucun moyen de lutter contre les trafiquants. Ils sont influents, ils ont les moyens et un bon réseau », explique-t-il. Emdad ajoute que pour éviter que davantage de personnes comme lui soient piégées et trompées à l’avenir, il faut que le gouvernement bangladais agisse contre les trafiquants.

Prévention et répression

Pourtant, la crise des boat people asiatiques a également entraîné une forte répression contre la traite des personnes au Bangladesh. Des centaines de trafiquants ont été arrêtés et certains ont été tués dans des échanges de tirs, pour la plupart dans le district de Cox’s Bazar, où se trouvent près d’un million de réfugiés Rohingyas venus de Birmanie. Le district est également le principal point d’embarcation des bateaux des trafiquants. Le gouvernement bangladais a notamment révisé la Loi 2012 sur la prévention et la répression de la traite des personnes, introduisant la peine de mort pour les trafiquants. Toutefois, les militants pour les droits de l’homme dénoncent un faible taux de condamnation lors des procès contre les trafiquants. Selon la police bangladaise, plusieurs milliers de personnes ont été victimes des passeurs bangladais ces six dernières années, mais seules trente personnes ont été condamnées. Le Bangladesh est toujours classé au « niveau deux » sur la liste de surveillance américaine sur la traite des personnes.

Récemment, le président de la Commission nationale bangladaise des droits de l’homme (NHRC), Kazi Reazul Hoque, a affirmé que l’échec du pays à refréner la traite de personnes et à poursuivre les trafiquants en justice pourrait conduire à des sanctions américaines et internationales. Malgré les nouvelles lois, en effet, la situation ne s’est pas améliorée, a confié Kazi Hoque à l’agence Reuters. Nazrul Islam, membre permanent de la NHRC, cite le manque de tribunaux distincts pour la traite des personnes et d’un système de surveillance. Beaucoup de victimes ont été harcelées dans le cadre des enquêtes et des poursuites judiciaires, assure Nazrul Islam. La Commission bangladaise des droits de l’homme a travaillé aux côtés du gouvernement et d’organisations civiles afin de créer le « Plan d’action national pour la prévention et la répression de la traite de personnes 2018-2022 ». Ce plan consiste notamment à créer des tribunaux spéciaux dans les districts exposés à la traite des personnes. Le plan cherche également à accélérer les poursuites judiciaires, en particulier pour les recruteurs et pour les trafiquants, et à mieux protéger les témoins. Une campagne de sensibilisation est également prévue auprès des communautés les plus exposées.

Le soutien de Caritas

Depuis 2010, la Caritas bangladaise a organisé un projet appelé « Safe migration » (migration sans danger) dans les régions de Chittagong et de Cox’s Bazar, afin de soutenir les personnes qui cherchent à travailler à l’étranger. Le projet a été parrainé par la Caritas luxembourgeoise. James Gomes, directeur régional de la Caritas de Chittagong, explique que le but du projet était de prévenir la population des risques de la migration illégale. En 2015, Caritas a contribué au retour de plusieurs dizaines de victimes de trafiquants depuis la Birmanie, au cœur de la crise. « La loi doit être renforcée », demande James Gomes, qui ajoute qu’une plus grande prise de conscience et le développement socio-économique de la population contribueraient à résoudre le problème.

(Avec Ucanews, Dacca)


CRÉDITS

Stephan Uttom / Ucanews