Eglises d'Asie

Les milieux étudiants en ébullition après la dissolution d’un parti politique, le reste de la population résignée

Publié le 29/02/2020




Depuis plusieurs jours, des milliers de manifestants étudiants thaïlandais se rassemblent dans leurs universités ou dans des lieux publics dans tout le pays, pour faire part de leur mécontentement après la dissolution du parti du Nouvel Avenir (Future Forward), qui s’était imposé comme le parti de la jeunesse aux dernières élections nationales de mars 2019. Désormais bannis de la vie politique pour dix ans, les dirigeants du parti déchu affirment vouloir lancer un grand mouvement social avec pour but de faire tomber le gouvernement des anciens militaires.

Le 21 février, la Cour constitutionnelle a annoncé ce qu’ils craignaient depuis plusieurs mois : la dissolution du parti « Nouvel Avenir », troisième force d’opposition du pays et favori des Thaïlandais « de la nouvelle génération », comme les militants aiment à se désigner eux-mêmes. La cour a estimé que le prêt de cinq millions d’euros accordé par le dirigeant-fondateur Thanathorn Juangroonrangkit, héritier d’une grande famille industrielle, à son propre parti pendant la campagne électorale contrevenait aux lois sur le financement des partis politiques, qui fixe à environ 300 000 euros le montant maximum par donateur individuel. Les avocats ont eu beau arguer qu’il s’agissait là d’un prêt, les députés du Nouvel Avenir sont tenus de rejoindre un autre parti s’ils veulent rester au Parlement. Quant aux 16 membres du bureau exécutif du parti déchu, ils sont interdits de toute activité politique pendant dix ans.

Depuis une semaine, de nombreux rassemblements étudiants ont eu lieu, à Bangkok et dans diverses villes de province : à Ubon Ratchatani (au Nord), à Khon Khaen, à Chiang Mai et à Pattani (à l’extrême sud). Les étudiants ont même été rejoints par les lycéens, chose rare en Thaïlande, où les plus jeunes expriment rarement leur point de vue. Les élèves des très chics lycées Satriwithaya (école de filles) et Udom Triam Suksa ont manifesté devant le Monument de la Démocratie « pour qu’il ne devienne pas juste un rond-point » comme l’expliquait une lycéenne.

Le Nouvel Avenir a créé la surprise aux élections de mars 2019, en s’imposant comme la troisième force d’opposition du pays, remportant plus de 80 sièges au Parlement, alors que ses représentants étaient de parfaits inconnus du grand public quelques semaines avant les élections. Ils ont fait largement campagne contre l’omniprésence de l’armée dans la vie politique du pays et ont promis un changement de Constitution pour limiter l’influence des militaires : du jamais vu dans le débat public thaïlandais. La jeunesse est séduite et les plébiscite. Après leur entrée au Parlement, les députés de Nouvel Avenir sont devenus l’ennemi à abattre. Une trentaine de procès leur ont été intentés, notamment pour sédition, pour des faits qui remontent à des manifestations anti-coup d’État en 2014. On les accuse de tous les maux, et surtout, accusation la plus grave en politique thaïlandaise, de ne pas être assez loyaux envers la monarchie.

« Ce n’est pas la fin »

En dehors des étudiants, la majorité des Thaïlandais hausse les épaules : « la politique ne m’intéresse plus depuis longtemps », avoue Petch Osathanugrath, directeur d’une galerie d’art. « Ce sont toujours les mêmes qui reviennent. » Dissoudre les partis d’opposition qui ne montrent pas assez de docilité est en effet un classique de la vie politique thaïlandaise. Depuis les années 2000, la Cour constitutionnelle a dissous pas moins de trois fois le même parti qui renaissait sans cesse sous des noms différents, en soutien au premier Ministre en exil Thaksin Shinawatra, chef de file des « Chemises Rouges », montrant ainsi l’importance du phénomène de judiciarisation de la vie politique en Thaïlande.

Certains approuvent la décision de la Cour, « pour éviter de retomber dans le système thaksinomique » explique Pimchaya Thongchaikul, femme au foyer, « où un seul homme a le pouvoir financier de contrôler un parti, et finalement, un pays ». Les prises de position assez virulentes du numéro deux du parti Piyabutr Saengkanokkul, un juriste qui a fait une partie de ses études en France, contre les abus du système monarchique a attiré au mouvement beaucoup d’ennemis chez les ultra-royalistes, qui les accusent de vouloir « détruire la Thaïlande ».

« Ce n’est pas la fin, c’est le début de quelque chose d’encore plus fort » voulait croire Thanathorn à l’issue du verdict. Lui-même et les autres dirigeants disent vouloir lancer « un grand mouvement social » pour changer le pays grâce à la société civile, et demandent à leurs partisans de rester mobilisés, mais pour l’instant le projet reste très flou. Neuf députés ont déjà fait défection et sont partis rejoindre les rangs d’un autre parti, le Bumjaithai, dirigé par le charismatique ministre de la santé.

Une mobilisation inattendue

Cela faisait en tout cas des décennies qu’on n’avait pas vu une telle mobilisation de la jeunesse thaïlandaise. Certains voudraient y voir le début d’une révolution étudiante, telle que la Thaïlande en a connu dans les années 1970, mais « l’idée d’une révolte de rue de la jeunesse aujourd’hui est très improbable » estime le chercheur Thithinan Pongsudhirak. Les partisans de Nouvel Avenir sont des jeunes urbains éduqués de classe moyenne, souvent les fils, neveux et petits-enfants des partisans de l’ancienne junte militaire. Contrairement aux Chemises Rouges, ces paysans du Nord Est, qui avaient occupé les rues de Bangkok en 2010 avant une répression sanglante, et qui manifestaient non seulement contre l’absence de démocratie mais aussi contre les conditions de vie très difficiles dans les campagnes. Le ton adopté à l’égard des jeunes manifestants est d’ailleurs indulgent : « Je comprends leur mécontentement », a même confié le Premier ministre Prayuth Chan Ocha. « Ils sont la nouvelle génération, l’avenir de notre pays. »

Mais la nouvelle génération pourrait bien surprendre ses aînés : avant ces manifestations, on la disait « incapable de quitter son écran et de manifester ailleurs que sur twitter ». Aujourd’hui, une partie de cette jeunesse est dans la rue. Ils réclament le départ du gouvernement des anciens militaires, mais se mobilisent aussi pour protéger Thanathorn, aujourd’hui menacé de prison ferme. Sa condamnation pourrait être le déclic qui risquerait d’envenimer le conflit.

(EDA / Carol Isoux)

Crédit : Maxim B. (CC BY-SA 2.0)