Eglises d'Asie

Les services secrets sri lankais visés par des accusations de complicité dans les attentats de Pâques 2019

Publié le 23/09/2023




Au Sri Lanka, une enquête de la chaîne britannique Channel 4 révèle la complicité des services de renseignements du Sri Lanka dans les attentats simultanés du dimanche de Pâques 2019, qui ont causé la mort d’au moins 269 personnes. Diffusé au début du mois de septembre, le documentaire intitulé « Dispatches » expose ces accusations et dénonce un « complot », mettant en lumière de nouvelles allégations et des témoignages incriminants.

Un mémorial érigé devant l’église Saint-Sébastien de Katuwapitiya, à Negombo, qui porte les noms des martyrs décédés durant les attentats de Pâques 2019.

Dans la matinée du dimanche de Pâques du 21 avril 2019, des attentats suicides ont été perpétrés dans trois hôtels de luxe et trois églises chrétiennes du Sri Lanka. Les bombes ont explosé de façon coordonnée, alors que les églises bondées célébraient la messe de Pâques. Au moins 269 personnes ont été tuées dans ces attentats.

Selon la police sri lankaise, le massacre a été perpétré par neuf assaillants appartenant à un réseau islamiste radical local, et les attaques ont ensuite été revendiquées par le groupe État islamique (EI). Le chef des assaillants était un prédicateur islamiste sri-lankais nommé Zahran Hashim, tué lors de l’attaque de l’hôtel Shangri-La à Colombo, l’un des lieux ciblés.

Avec la tragédie des vies humaines fauchées par les explosions et le traumatisme provoqué au sein de la population, ces attentats ont aussi attisé un regain de tensions entre les communautés religieuses, dans un Sri Lanka au passé déjà meurtri par un long conflit ethnique. Car l’île de 22 millions d’habitants abrite la majorité cinghalaise qui est au pouvoir, de confession essentiellement bouddhiste, mais aussi les minorités tamoules qui comptent des hindous et des chrétiens, et également des musulmans. Dans ce pays à l’histoire déchirée, les chrétiens incarnent une communauté présente à la fois dans le Nord et le Sud de l’île, et dans les différents groupes ethniques.

Les attentats auraient été organisés afin de réinstaller au pouvoir la famille Rajapaksa

Au fil du temps, et face aux zones d’ombre entourant les responsabilités impliquées dans les attentats de Pâques, une thèse s’est amplifiée parmi les membres de la société civile, les familles des victimes et leurs avocats, certains politiciens de l’opposition, et les représentants catholiques.

Selon eux, les attentats auraient pu avoir été organisés dans le but de réinstaller au pouvoir la puissante famille Rajapaksa, chantre du nationalisme cinghalais. L’aîné du clan, Mahinda Rajapaksa, a dirigé le pays durant dix ans et a notamment arraché, en mai 2009 et dans un bain de sang, la victoire des troupes de Colombo face à l’insurrection tamoule, dans le nord de l’île. Depuis, il est perçu par la majorité cinghalaise comme le héros de la guerre et l’unificateur du Sri Lanka.

Gotabaya Rajapaksa, son frère cadet qui l’a secondé durant la guerre au ministère de la Défense et est surnommé « Terminator », a été élu président du Sri Lanka sept mois après les attentats de Pâques. Son discours de campagne s’est basé sur la nécessité de faire face aux menaces terroristes et sur son assurance à rétablir la sécurité dans le pays. L’un de ses engagements a été de traduire en justice les coupables des attentats. Cependant, sous son mandat, Gotabaya Rajapaksa n’a pris aucune mesure contre son prédécesseur et allié, l’ancien président Maithripala Sirisena. La justice, elle aussi, a traîné à faire son travail.

L’Église sri-lankaise engagée contre l’absence de justice dans l’affaire des attentats

L’an dernier, l’irruption d’une crise économique historique a provoqué des manifestations antigouvernementales massives dans le pays. Accusant la famille Rajapaksa d’avoir conduit le Sri Lanka à la faillite, ce mouvement citoyen a par ailleurs dénoncé l’absence de justice dans l’affaire des attentats de Pâques. L’Église du Sri Lanka, notamment, s’est montrée engagée sur ce front. Le cardinal Malcolm Ranjith, archevêque de Colombo, a été l’une des voix fortes de cet appel à la justice et a dénoncé les failles de l’enquête. En juillet 2022, le président Gotabaya Rajapaksa a finalement démissionné face à la colère de la rue. Mais les interrogations demeurent.

Les attentats suicides du dimanche de Pâques auraient-ils été fomentés pour permettre à Gotabaya Rajapaksa de remporter les élections ? À l’origine de cette suspicion se trouve le fait que, deux jours avant les attentats, les services de renseignement indiens ont prévenu le Sri Lanka de l’imminence d’une attaque possible. Lorsque l’information a été révélée, le gouvernement sri lankais alors dirigé par Maithripala Sirisena a affirmé que l’alerte ne leur était pas parvenue, et a limité le problème à la négligence des renseignements internes.

Le manque de réaction de ces services est difficilement compréhensible, dans une île entraînée durant trois décennies de guerre à faire face à la menace terroriste. Devant les tribunaux, deux hauts fonctionnaires des renseignements ont été accusés de ne pas avoir suivi les protocoles, puis ils ont été disculpés par les juges. Enfin, il a été également révélé que les kamikazes étaient connus des services de renseignement sri-lankais.

Le cardinal Malcom Ranjith, archevêque de Colombo (au centre) lors d’une visite de l’église Saint-Sébastien de Negombo après les attaques.

La lenteur de l’enquête n’a fait qu’amplifier les thèses en faveur d’une conspiration politique

L’enquête de la police sur les attentats a été longue et chaotique. Les audiences du procès principal, qui met en cause 25 accusés, n’ont cessé d’être reportées, et le dossier à manipuler se perd dans les méandres de 23 271 chefs d’accusation. La lenteur n’a fait qu’amplifier les thèses avançant qu’une conspiration politique serait à l’origine des attentats de Pâques.

Aujourd’hui, l’enquête réalisée par Channel 4 dans le documentaire « Dispaches » révèle des témoignages frais et offre un nouveau regard sur les évènements. D’après la chaîne britannique, les services de renseignements sri lankais ont mis des bâtons dans les roues de la police qui cherchaient à appréhender les assaillants, puis les enquêtes ont été délibérément freinées par le gouvernement de Gotabaya Rajapaksa.

Surtout, le documentaire avance que l’un des chefs des renseignements sri-lankais a rencontré les assaillants avant les attaques. Une réunion aurait ainsi eu lieu un peu plus d’un an avant les attentats, durant l’hiver 2018, entre le chef du groupe islamiste radical Zahran, alors accompagné de cinq de ses recrues, et un important agent des renseignements, Suresh Sallay.

« Lorsque la réunion s’est achevée, Suresh Sallay m’a dit : les Rajapaksa ont besoin d’une situation dangereuse au Sri Lanka. C’est la seule façon pour Gotabaya de devenir président », témoigne à l’écran Hanzeer Azad Maulana, l’intermédiaire présent lors de cette réunion, et alors lié à la famille Rajapaksa. Aujourd’hui, l’homme a fui son pays, craignant pour sa vie, et a par ailleurs partagé son témoignage avec le Conseil des droits de l’homme des Nations unies et les agences européennes de renseignement. « Ce sont des innocents qui étaient dans les églises et les hôtels. Ils sont tués juste pour provoquer un changement de pouvoir », commente-t-il dans l’émission de Channel 4.

Le chef de l’opposition et le cardinal Ranjith demandent une enquête internationale

Après la diffusion du documentaire au Royaume-Uni, Gotabaya Rajapaksa a publié une déclaration réfutant les accusations, dénonçant les positions partisanes de Channel 4 contre sa famille et un « tissu de mensonges ». Dans une interview accordée à la BBC, son neveu, Namal Rajapaksa, a rappelé que sa famille n’était pas en mesure d’intervenir auprès des services de renseignement au moment des faits puisqu’elle n’était pas au pouvoir.

Face au tollé suscité par le documentaire de Channel 4, le gouvernement actuel dirigé par Ranil Wickremesinghe, perçu comme un proche de la famille Rajapaksa, a annoncé la création d’une commission parlementaire chargée d’enquêter sur les accusations de complicité des services de renseignements dans les attentats.

Au Sri Lanka, nombre de commissions spéciales chargées de mettre en lumière disparitions, crimes et exactions n’ont jamais abouti. Le chef de l’opposition, Sajith Premadasa, et le cardinal Malcolm Ranjith, archevêque de Colombo, en appellent aujourd’hui à la mise en place d’une enquête internationale. Dimanche dernier, lors de la messe, le cardinal a commenté l’affaire : « Environ 15 000 personnes au Sri Lanka savaient que les attaques allaient être perpétrées », a-t-il avancé, citant les rapports d’une commission spéciale antérieure. Il a également fait part de nouvelles informations récemment reçues par l’Eglise, qui mettraient en cause un autre groupe complice dans les attentats. « Nous n’allons pas rester assis et discuter avec des responsables en exercice qui sont incapables de faire respecter l’ordre dans le pays et qui ne sont pas en mesure de prendre les actions nécessaires », a affirmé le cardinal.

Enfin, en matière d’enquêtes dénonçant des atrocités, la Channel 4 n’en est pas à son coup d’essai au Sri Lanka. Après la guerre, la chaîne avait sorti une série de documentaires (« Sri Lanka’s Killing Fields ») qui mettaient notamment en cause la responsabilité de l’armée et des dirigeants politiques, à l’époque sous le régime des Rajapaksa, dans les crimes de guerre, les violations des droits de l’homme et les exactions perpétrées durant les derniers mois des combats. D’après les Nations unies, entre 40 000 et 70 000 victimes, parmi la population tamoule, ont alors été tuées. Malgré les preuves documentées, les coupables n’ont jamais été punis.

(EDA / A. R.)


CRÉDITS

Ucanews