Eglises d'Asie

L’industrie de la démolition navale au Bangladesh : cimetière de navires, de rouille et d’hommes

Publié le 14/05/2020




Le plus vaste cimetière de navires au monde se trouve au Bangladesh, sur une plage de 25 km de long qui s’étend de Sitakunda à Chittagong, dans le sud-est du pays – autrefois une longue plage de sable vierge lavée par les eaux du fleuve Borgang, qui prend sa source dans le Mizoram et se jette dans le golfe du Bengale. Cet ancien centre de pêche est devenu une zone « morte » ou hypoxique, en raison des déchets chimiques déversés des bateaux démantelés. L’industrie locale, qui compte entre 55 et 60 chantiers de démolition, emploie près de 30 000 ouvriers, qui assurent l’un des emplois les plus sales et les plus dangereux au monde.

Alim Hossain, un musulman de 40 ans, travaille comme éboueur dans la ville de Chittagong, au sud-est du Bangladesh, où il vit avec sa femme et ses trois fils. Avec son épouse, une employée domestique au salaire précaire, ils tentent de faire vivre leur famille avec près de 3 dollars US par jour. Malgré les difficultés, Alim Hossain se dit heureux d’être en vie aujourd’hui, après avoir échappé à la mort il y a six ans. Il était alors ferrailleur sur un chantier de démolition navale de Sitakunda, au nord de Chittagong, où il a travaillé durant sept ans, avant de démissionner en 2014. Il gagnait alors entre 5 et 7 dollars US par jour, selon les heures supplémentaires. Il faisait partie des quelque 30 000 ouvriers employés par les nombreuses sociétés de démolition navale de la région, qui font venir des vieux bateaux du monde entier pour les démanteler et recycler la ferraille. Ces ouvriers ont peut-être l’un des emplois les plus sales et les plus dangereux au monde : disséquer des navires imposants pratiquement à mains nues, avec des chalumeaux, des masses et presque sans équipement de protection.

Alim Hossain a été victime d’un des nombreux accidents qui se produisent sur les chantiers de démolition. « Je suis tombé du bateau, qui était aussi haut qu’un immeuble de trois étages, et des morceaux de métal me sont tombés dessus. Mes mains, mes jambes et des organes internes ont été atteints. Je pensais que j’en mourrais, mais j’ai survécu », raconte-t-il. Suite à son accident, survenu fin 2013, il a dû suivre un traitement durant près d’un an, ce qui a englouti pratiquement toutes ses économies. Son entreprise lui a offert une compensation de 200 000 takas (2 164 euros), mais la somme n’était même pas suffisante pour couvrir les frais médicaux. « J’ai démissionné. Je peux survivre avec des revenus plus faibles, mais je ne peux plus prendre de tels risques », explique-t-il. Alim Hossain a pourtant eu de la chance, comparé au sort subi par les frères Niranjan et Sumon Das, 48 et 45 ans, décédés dans un accident similaire, ou par rapport à ce qui est arrivé à deux autres ouvriers, exposés à des gaz toxiques dans la salle des machines d’un vieux navire le 24 mars dernier. Ces accidents sont réguliers dans le secteur, que l’Organisation internationale du travail (OIT) considère comme une cause majeure d’accidents professionnels à travers le monde.

Un commerce lucratif mais peu régulé

Après une durée de vie de 25 à 30 ans, les vaisseaux deviennent généralement un poids pour les propriétaires, alors que les assureurs refusent de prendre en charge les charges. Dans les pays occidentaux, tout vieux navire doit être démantelé dans des chantiers certifiés, avec des technologies avancées et coûteuses. En 2014, l’Union européenne a voté une nouvelle législation imposant aux bateaux d’être détruits dans des chantiers adaptés et encadrés. Toutefois, cette exigence peut être contournée si les navires sont réimmatriculés après avoir été revendus. Dans la plupart des cas, ils sont donc vendus à des courtiers internationaux, qui les revendent à des chantiers de démolition, situés dans des pays à la législation plus souple. Ces navires contiennent souvent des matériaux toxiques comme de l’amiante ou des carburants et gaz inflammables, et finissent sur les côtes bangladaises, indiennes, chinoises ou pakistanaises. Ces pays représentent près de 90 % de l’ensemble de l’industrie mondiale, selon l’ONG Shipbreaking Platform, basé à Bruxelles, une organisation qui milite pour la protection des ouvriers du secteur.

En 2019, le Bangladesh était en tête de l’industrie avec 234 navires démantelés, soit 42 % de l’activité mondiale, selon l’ONG. La même année, 24 ouvriers bangladais sont décédés suite à des accidents professionnels, et 34 ont été gravement blessés sur les chantiers de démolition, ajoute l’organisation. Le groupe YPSA (Young power in social action), une organisation basée à Chittagong, estime de son côté que ces chiffres officiels sont bien en dessous de la réalité, certains accidents n’étaient pas rapportés. Selon l’OIT, cette industrie est considérée comme particulièrement sale et dangereuse en raison de la complexité structurelle et de la taille des vaisseaux démolis, des matériaux toxiques qui les composent et des mesures de sécurité insuffisantes, qui menacent sérieusement la santé des ouvriers et l’environnement. L’industrie de démolition navale a débuté au Bangladesh en 1974, notamment parce que le pays n’avait pas de mines de fer pour satisfaire une demande importante en acier et en fer, en raison de l’industrialisation et de l’urbanisation rapide. Elle n’a été reconnue comme une industrie organisée qu’en 2006. Chaque tonne des vieux navires démantelés peut apporter un bénéfice de 25 dollars US aux propriétaires, tandis que les ouvriers ne gagnent que 3 dollars par jour, en assumant un emploi extrêmement dangereux. Tout ce qui se trouve sur les bateaux, y compris les écrous, les boulons, les ampoules et les canots de sauvetage, peut être revendu sur les marchés locaux. Selon les analystes, alors que le chiffre d’affaires annuel de l’industrie s’élève à près de 2 milliards de dollars US, la plupart des chantiers n’ont pas appliqué le salaire minimum de 16 000 takas (189 dollars).

Peu d’évolution

Dès le début, l’industrie de démolition navale s’est développée sans véritable contrôle, et la plupart des entreprises de démantèlement ont ignoré les règles sécuritaires et environnementales. « La loi sur le recyclage de navires et le droit du travail sont censés contrôler et réguler l’industrie, mais souvent, les lois ne sont pas appliquées en raison de l’influence politique et financière considérable des propriétaires. Ces derniers temps, certains chantiers ont accordé certains avantages aux ouvriers, mais le cadre de travail a peu changé », confie Muhammad Ali, coordinateur du groupe YPSA. Seule une entreprise locale, PHP Group, qui contrôle le second plus grand chantier de démolition du pays, a obtenu un « certificat vert », bien que d’autres aient tenté de l’imiter depuis, ajoute-t-il. Dès l’an 2000, certains groupes de défense de l’environnement se sont battus contre certains chantiers non régulés, ce qui a pratiquement bloqué toute l’industrie. Depuis, les restrictions ont été levées par la Cour suprême bangladaise en 2010 sous plusieurs conditions, notamment des contrôles de sécurité imposés dès l’entrée d’un bateau dans les eaux bangladaises, et des inspections annuelles obligatoires dans les chantiers.

Selon Moaeem Hossain, directeur régional du département bangladais de l’Environnement à Chittagong, assure que le gouvernement est sincère dans son intention de réguler cette industrie vitale. « Aujourd’hui, un bateau ne peut entrer dans un chantier sans subir une inspection et sans certificat d’autorisation, et un chantier ne peut fonctionner sans renouveler ses licences annuelles. Si ces règles sont violées, de lourdes amendes sont imposées », affirme-t-il. Mais il reconnaît qu’aucune étude n’a été menée sur les conséquences environnementales des chantiers de démolition. « Seules quelques entreprises ont les moyens de maintenir des mesures de sécurité suffisantes, mais nous voulons qu’elles y parviennent tous un jour », poursuit-il. Selon Salah Uddin, membre de l’Association des démanteleurs et recycleurs bangladais (Bangladesh shipbreakers and recyclers association), l’industrie respecte le droit du travail et les règles environnementales. « Nos membres respectent les pratiques de base concernant la sécurité des ouvriers et l’environnement. Il y a deux étapes d’inspections obligatoires et d’autorisations avant le démantèlement d’un navire. La nature de l’industrie est dangereuse par essence, dont on ne peut pas faire grand-chose pour éviter certains accidents », explique-t-il.

Un royaume interdit

Le vaste cimetière de navires du Bangladesh, le plus grand au monde, s’étend sur près de 25 kilomètres, de Sitakunda à Chittagong, autrefois une longue plage de sable vierge lavée par les eaux du fleuve Borgang, qui se jette dans le golfe du Bengale. Cet endroit était autrefois un centre de pêche, mais il est aujourd’hui considéré comme une zone « morte » ou hypoxique, en raison des déchets chimiques déversés constamment par les bateaux démantelés. La zone compte entre 55 et 60 chantiers de démolition, chacun sécurisé par des postes de surveillance et des barbelés. Pendant plusieurs décennies, les organisations environnementales et humanitaires et les syndicaux ont tenté en vain d’accéder aux chantiers. L’union syndicale du secteur (Bangladesh shipbreaking workers trade union forum) n’a que peu d’influence et de capacité de négociation. « Durant des années, nous avons tenté d’accéder aux chantiers et de protéger les droits des ouvriers et l’environnement, mais nous avons toujours échoué à cause de la résistance et de l’influence politique et financière des propriétaires », regrette James Gomes, directeur régional de la Caritas de Chittagong. Il ajoute que la plupart des ouvriers du secteur sont des travailleurs migrants démunis qui n’ont pas d’autre choix. « Il y a un lien direct entre leur pauvreté et les risques qu’ils acceptent de prendre », confie-t-il. « Ils savent que c’est un métier dangereux, mais ils le font pour nourrir leur famille et pour survivre. L’industrie de démolition navale, qu’elle soit risquée ou sécurisée, continuera tant qu’il y aura des travailleurs dans le besoin comme eux. »

(Avec Ucanews, Dacca)


CRÉDITS

Rock Ronald Rozario / Ucanews