Eglises d'Asie – Cambodge
L’industrie du textile face aux risques de sanctions économiques
Publié le 13/02/2019
Sok Eng a retrouvé son travail il y a peu de temps. L’ouvrière du textile de 39 ans, de Phnom Penh, a été licenciée il y a quelques mois par la direction de son entreprise, Eastex Garment Co., qui dénonçait l’employée pour avoir monté un petit syndicat. Maintenant qu’elle travaille à nouveau, elle a de nouvelles raisons de s’inquiéter. « Il y a un ou deux ans, l’usine a mis un terme aux contrats de plus de 1 000 ouvriers à cause d’un manque de commandes. J’ai peur que dans un proche avenir, il y ait d’autres licenciements », explique-t-elle. Même si c’est le secteur qui emploie le plus au Cambodge, l’industrie du textile connaît des jours difficiles dans le pays. Le textile y est confronté à deux défis : la lutte pour les primes d’ancienneté et les conséquences d’un retrait éventuel du Cambodge d’un plan commercial lucratif avec l’Union européenne. Le problème le plus urgent concerne une nouvelle loi qui donne droit à des primes d’ancienneté deux fois par an. Les ouvriers sont pour, mais ils craignent que certains employeurs tentent de leur verser moins que ce à quoi ils ont droit. Le premier paiement est prévu en juin. « Il y a beaucoup d’incompréhensions parmi mes collègues », souligne Doung Tola, un ouvrier d’E. Garment Co. « Il y a des questions sur le montant des primes, et on ne sait pas très bien combien on peut toucher quand on a travaillé dans l’usine depuis six ou sept ans. Nous attendons des explications claires de la part du Premier ministre. »
Dans une tentative de gagner leur soutien aux dernières élections générales de 2018, le Premier ministre Hun Sen a offert aux ouvriers, qui forment une masse électorale importante, une meilleure protection et des revenus plus importants. Les primes d’ancienneté faisaient partie de sa stratégie de séduction, bien que les détails précis de l’opération soient demeurés vagues. Début janvier, cette question a conduit à une grève chez W&D Co., qui produit des vêtements pour des marques comme Marks & Spencer, Columbia Sportswear et O’Neill. Les ouvriers demandaient le paiement immédiat de leur prime avant la fin de l’année et refusaient de retourner travailler. Un tribunal a ordonné aux ouvriers de reprendre le travail. Près de 1 200 d’entre eux ont été licenciés quand ils ont refusé. « Cette grève montre bien que les ouvriers sont inquiets à propos de ces primes », explique Khun Tharo, de l’ONG Central (Center for Alliance of Labor and Human Rights), basée à Phnom Penh. W&D a commencé à changer les contrats des ouvriers en contrats à durée déterminée afin de tenter d’éviter de débourser d’emblée d’importantes sommes d’argent pour payer les primes. « Les ouvriers craignent de perdre leurs avantages et leur ancienneté », ajoute Khun.
La menace de sanctions économiques
Une menace plus grande encore se pointe avec le risque de la suspension du Cambodge de l’accès au marché européen dans le cadre du projet EBA (Everything but arms – « Tout sauf les armes »), un programme commercial entre l’Union européenne et les pays les moins développés. EBA permet au Cambodge d’exporter ses produits sans taxes aux pays européens. Après plusieurs avertissements, la commissaire européenne au commerce, Cecilia Malmstrom, a annoncé en octobre que l’Union européenne avait commencé à exclure le Cambodge du projet EBA. Cecilia a déclaré que cette décision était une réponse au manque de respect des droits de l’homme et de la démocratie dans le pays. L’année dernière, le parti du Premier ministre Hun Sen a remporté tous les sièges du parlement dans des élections nationales controversées. « Notre dernière mission dans le pays a constaté des violations sérieuses de la liberté d’expression, des droits du travail et de la liberté d’association. Sans oublier les problèmes de longue date portant sur les droits des travailleurs et les expropriations. » Suspendre le Cambodge de l’EBA pourrait être catastrophique. Les entreprises du textile, qui fournissent de grandes marques comme H&M, Adidas, Nike, C&E et Puma, emploient plus de 700 000 Cambodgiens. L’Europe est de loin le premier marché visé par les exportations cambodgiennes. La perte des avantages liés à l’EBA risquerait d’éloigner les marques des usines cambodgiennes. Une étude récente de l’Institut européen pour les études asiatiques estime que près de 250 000 ouvriers risquent de perdre leur travail si le Cambodge est exclu de l’EBA. L’étude avertit du risque d’une aggravation de la pauvreté dans le pays.
Bien que la suspension en question ne soit pas prévue avant 2020, les ouvriers craignent déjà ses conséquences. « Cela nous inquiète beaucoup », confie Doung Tola. « Dans mon usine, il y a déjà moins de commandes qu’avant. Cela touchera beaucoup de monde et tous ceux qui profitent de l’industrie du textile indirectement, comme les commerces alimentaires, les restaurants, les boutiques et les propriétaires. » Sok Eng, dont l’usine fournit des produits à H&M, partage ces inquiétudes : « Je pense que cela nous affecterait durement. Mais j’ai peur d’être viré si j’en parle à mes collègues. » Khun Tharo, de l’ONG Central, a déjà alerté des risques d’une suspension du Cambodge de l’EBA. « Cela conduirait probablement à des troubles similaires à ce que l’on a connu avec la crise mondiale économique de 2008, qui avait frappé toute l’industrie. À l’époque, des usines avaient été forcées de fermer et des ouvriers étaient descendus dans la rue afin de demander des compensations. » À l’origine, le gouvernement cambodgien a commencé par déclarer qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter. Mais depuis, il a changé de ton et appliqué des réformes qui sont sans doute destinées à améliorer les relations avec l’Union européenne, comme accorder plus de liberté aux opposants politiques. Ken Loo, secrétaire général de l’Association des producteurs de textile au Cambodge (Garment Manufacturers Association in Cambodia), pense que le pays a encore le temps de s’adapter. « Même si l’Union européenne décide d’exclure le Cambodge de l’EBA, nous avons encore au moins vingt mois devant nous. Nous devrions utiliser ce temps pour nous préparer. Si nous sommes suffisamment prêts, ce ne sera pas la fin du monde », soutient-il.
(Avec Ucanews, Phnom Penh)
Crédit : International Labour Organization / C BY-NC-ND 2.0