Eglises d'Asie

L’Orchestre national de Thaïlande reprend du service pour les fêtes, sur fond de malaise politique

Publié le 05/01/2022




Alors que l’activité de l’Orchestre national de Thaïlande reprend après près de deux ans de trêve, la nouvelle génération de musiciens souhaite prendre ses distances avec le pouvoir en place. Entre dépendance économique aux élites et revendication de modernisation de la société, les musiciens d’orchestre se retrouvent dans une position inconfortable. « Dans le fond, ils sont d’accord avec le reste de la jeunesse, mais ils dépendent de la famille royale pour survivre, leur parole n’est pas libre », explique Wynn Rapeedech, directeur d’un studio d’enregistrement en banlieue de Bangkok.

Pour ces fêtes de fin d’année, l’orchestre national de Bangkok a repris ses concerts, après près de deux ans de pause due aux restrictions sanitaires. Au programme de leur premier spectacle : Mozart, Chostakovitch et des compositions originales du chef d’orchestre le plus célèbre du pays, Vanich Potanavich. Un immense soulagement pour les 83 musiciens, qui ont eu bien du mal à traverser la crise, alors qu’aucune aide gouvernementale n’est venue compenser l’absence de concerts.

« Déjà, en temps normal, les musiciens thaïs ont du mal à vivre à plein temps de la musique mais là, mis à part ceux qui enseignent, tout le monde a dû trouver des revenus alternatifs, raconte Chot Buasuwan, premier violon. Moi par exemple, j’ai ouvert un petit café avec des amis, pas loin du théâtre ». Ceux qui étaient dans des situations vraiment critiques, sans famille pour les soutenir, ont fini par jeter l’éponge : « Beaucoup de musiciens ont vendu leur instrument pour survivre pendant la crise, raconte Wynn Rapeedech, directeur d’un studio d’enregistrement en banlieue de Bangkok. Un vrai crève-cœur pour eux. »

L’orchestre national est formé de musiciens très jeunes, pour la plupart des moins de 30 ans. « Il s’agit d’une nouvelle génération de musiciens classiques qui est en train de se développer et de grandir » explique le chef d’orchestre Vanich. Des jeunes talentueux qui viennent remplacer une génération parfois arrivée là par les voies du népotisme trop répandu dans le pays.

« Jusqu’ici, dans le milieu de la musique classique, ça se passait entre familles aristocratiques, explique Vanich. Du style, tiens mon neveu fait du violon, tu ne voudrais pas le prendre dans ton orchestre… Il a fallu prendre des mesures drastiques pour s’assurer qu’on ne sélectionnait que les meilleurs musiciens. » Les auditions pour intégrer l’orchestre se font donc désormais « à l’aveugle » : « Chaque musicien auditionne derrière un rideau, les membres du jury ne peuvent pas les voir, il n’y a pas de nom, que des numéros, poursuit Vanich. C’est la seule façon d’arriver à une vraie professionnalisation du secteur. »

Des relations étroites avec l’aristocratie

En Thaïlande, le milieu de la musique classique entretient des relations étroites avec l’aristocratie. Introduite par le Roi Rama VI à la cour de Siam à la fin du XIXe siècle, la musique symphonique est jusqu’à aujourd’hui largement financée par la famille royale, plus important mécène du pays. « La majorité des concerts sont organisés pour des événements royaux, confirme Chot Buasuwan. Nous jouons par exemple souvent dans les défilés de la Princesse Sirivannavari, qui est créatrice de mode. » L’armée, à travers ses nombreuses fanfares militaires, représente l’autre source principale de financement pour la musique d’orchestre.

Des éléments de réalité économique qui compliquent la vie des jeunes musiciens, alors que beaucoup soutiennent la lame de fond générationnelle venue remettre en question les privilèges accordés à la monarchie et aux élites ces dernières années. Les étudiants thaïlandais et leurs partisans réclament en priorité une réforme de l’institution monarchique, une réécriture de la Constitution qui accorderait moins de pouvoir à l’armée et une refonte du système éducatif. Au mois d’octobre 2020, le mouvement rassemblait des dizaines de milliers de jeunes chaque soir dans les rues de Bangkok, et l’année 2021 a été émaillée de manifestations parfois violentes. Mais les restrictions anti-covid et l’arrestation systématiques des leaders étudiants ont eu raison de la mobilisation.

« Les musiciens thaïlandais ont un instinct de survie très développé »

Les jeunes musiciens d’orchestre se retrouvent dans une position inconfortable, entre dépendance économique aux élites et revendication de modernisation de la société. « Dans le fond ils sont d’accord avec le reste de la jeunesse, assure Wynn Rapeedech, ils ne sont pas plus conservateurs que les autres. Mais en même temps ils dépendent de la famille royale pour survivre, leur parole n’est pas libre. » La question financière est d’autant cruciale en cette période de crise sanitaire. « Les musiciens thaïlandais ont un instinct de survie très développé, estime Wynn. Ils veulent d’abord faire de la musique et s’il faut qu’ils se taisent pour cela, ils se tairont. Pendant un moment, au moins. »

Le violoniste Chot confirme, avec un petit sourire gêné : « On essaie juste de faire notre travail de musicien de notre mieux, en essayant de ne pas penser au reste. » Mais sous couvert de l’anonymat, d’autres membres de l’orchestre osent en dire plus : « Parfois quand on participe à des projets parrainés par les royaux, on demande à avoir le visage caché s’il y a des caméras. Parce qu’on a un peu honte, et qu’on sait qu’on va se faire critiquer sévèrement, sur les réseaux sociaux. »

La musique symphonique thaïlandaise cherche à élargir son public

D’autres styles de musique ont plus visiblement choisi leur camp. Le morlam, un art traditionnel chanté-déclamé, accompagné d’instruments folkloriques à cordes ou à vent, produit depuis des décennies des textes férocement politiques et des artistes du genre sont désormais en prison pour leur engagement aux côtés des étudiants. Des rappeurs thaïlandais ont lancé plusieurs titres phares, notamment la chanson Prathet Gu mii (« Il est comme ça mon pays »), devenu l’hymne des manifestations en 2020, qui décrie l’impunité des puissants qui « prêchent la morale avec un taux de criminalité plus haut que la Tour Eiffel », « dégustent nos impôts en dessert » et « effacent la Constitution avec leurs bottes ».

Mais même s’ils prennent des risques en critiquant les élites, la survie économique de ces artistes dépend du public. Les musiciens d’orchestre eux, sont encore loin d’avoir développé une audience qui leur permette de se passer des subventions de l’aristocratie. Le public de la musique classique en Thaïlande est rare et vieillissant. « Nous voulons attirer un nouveau public, c’est vital pour nous » martèle Vanich le chef d’orchestre. Dans cet esprit, l’orchestre national projette d’adapter des chansons traditionnelles ou même des tubes de pop, « pour que les Thaïlandais puissent s’approprier le genre. » Ce n’est qu’à ce prix que la musique symphonique pourra élargir son public et ainsi gagner sa liberté artistique et d’expression.

(EDA / Carol Isoux)


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Carol Isoux