Eglises d'Asie – Thaïlande
Mae Sot : mobilisation des réfugiés Karen à la frontière thaïlandaise contre la répression militaire birmane
Publié le 02/04/2021
« Je ne voulais pas fuir mon pays », assure Saw Jay, 33 ans, « mais je suis plus utile ici que mort ou en prison. » Au fond d’un restaurant discret de la ville de Mae Sot, à la frontière entre la Thaïlande et la Birmanie, ce jeune directeur d’ONG et conseiller en communication d’une élue à Rangoun est entré illégalement en Thaïlande il y a trois semaines, pour organiser la résistance depuis l’extérieur. « À cause des coupures Internet en Birmanie, on ne peut pas faire grand-chose. Mon travail, ici, c’est de collecter des fonds et de les transférer, de les répartir sur le terrain, de décider avec d’autres résistants de la stratégie à suivre. » Ces derniers jours, l’armée thaïlandaise a fortement augmenté la sécurité dans la zone et rares sont ceux qui parviennent désormais à traverser. La plupart des fugitifs se réfugient dans les zones périphériques du côté birman de la frontière, sous la protection armée des minorités ethniques.
Selon l’Union Nationale Karen (KNU), une organisation politique qui milite pour l’autonomie de l’État Karen, à l’est de la Birmanie, plus d’un millier de « victimes politiques » se trouvent désormais dans les territoires contrôlés la KNLA, une armée rebelle qui revendique près de 7 000 soldats. « Pour la plupart, il s’agit de leaders du mouvement de désobéissance civile », affirme P’doh Hman, porte-parole de la KNU. « Des activistes, des médecins, des enseignants… Mais nous avons aussi des policiers et des soldats déserteurs, qui ne voulaient pas tirer sur le peuple. » Plusieurs milliers d’autres se cachent au Nord, chez les minorités Shan et Kachin, dans des villages de jungle contrôlés par d’autres milices armées. La plupart des membres du CRPH, le Parlement birman autoproclamé en exil, font partie de ces réfugiés de l’intérieur.
Problèmes de subsistance dans les territoires ethniques
Cet afflux de population vers les territoires ethniques pose de graves problèmes de ressources, dans des zones déjà confrontées à des questions de subsistance en temps normal. « On mange les récoltes des villageois ou les rations des soldats Karens, qui partagent avec nous », explique Saw Jay. « Dans certains campements, on est cinquante à manger sur des rations de trente personnes. Comme on est en saison sèche, il n’y a pas assez d’eau non plus. Parfois, on doit boire l’eau de la rivière Moei, pleine de produits toxiques. » En outre, la présence de certaines personnalités recherchées par la junte compromet la sécurité des villageois.
Depuis quelques jours, les affrontements entre la Tatmadaw (armée birmane) et la KNLA ont repris dans des zones normalement protégées par un cessez-le-feu, notamment autour de la ville de Hpa-An, où plusieurs arrestations ont eu lieu et à Mutraw, où les premières frappes aériennes depuis près de vingt ans ont fait au moins trois morts, dans la nuit de dimanche à lundi. La veille, des soldats de la cinquième brigade de la KNLA avaient capturé huit soldats birmans et confisqué leur réserve d’armes à feu, photos à l’appui. Selon la KNU, entre 5 000 et 8 000 personnes ont été contraintes de quitter leur village à cause des affrontements. Selon les ONG, plus de 3 000 villageois Karen ont tenté de passer la frontière thaïlandaise : plus de 500 ont été reconduits en territoire birman sous escorte militaire, d’autres sont en quarantaine dans des camps dédiés à leur accueil, et les blessés sont soignés dans un hôpital local. « On a essayé de leur envoyer de la nourriture », témoigne un missionnaire français basé dans la région de Mae Sot. « Il y a une forme de solidarité qui se met en place avec les Karens du côté thaï de la frontière. »
Depuis le début du mouvement, le ton envers les minorités a changé
La protection accordée par les milices ethniques à des membres de la majorité ethnique Bamar renverse les rapports de pouvoir traditionnels en Birmanie. Le combat contre la junte repose désormais en grande partie sur la participation des minorités et de leurs milices armées au mouvement de résistance. « Normalement ignorées, les minorités sont désormais au centre de l’échiquier politique », estime Saw Jay. Pour preuve, depuis le début du mouvement de résistance civile, le ton envers les minorités ethniques a bien changé. Le Dr Sasa, représentant du CRPH à l’étranger, a promis la « Justice pour les Rohingyas » (ndlr, minorité musulmane du Nord-Ouest, victime de massacres et de purification ethnique en 2017), et plusieurs groupes de manifestants à Rangoun ont brandi des pancartes qui demandaient « pardon à nos frères Rohingyas ». Impensable, il y a encore quelques mois, quand prononcer même le mot de Rohingyas à Rangoun était considéré comme tendancieux.
« Il y a une prise de conscience », estime Hsaeng Noung, du Réseau d’Action des Femmes Shans. « Avant, beaucoup de Bamars ne croyaient pas aux exactions de leur armée, et considéraient qu’il s’agissait d’une propagande internationale. Mais maintenant ils se disent : si les soldats sont capables de tuer des manifestants désarmés, des femmes et des enfants, sous l’œil des caméras dans les villes, qu’est-ce qu’ils ont bien pu faire dans ces zones reculées ? » Mais les leaders ethniques, y compris les Karen, attendent des garanties en vue de l’instauration d’une « union fédérale démocratique », avec plus de représentation politique directe, d’autonomie et de contrôle sur les ressources naturelles, avant de s’engager plus avant aux côtés du mouvement de résistance civile. Le 31 mars, une première mesure importante a été annoncée par le CRPH : l’abolition de la Constitution de 2008, qui était fiévreusement attendue, afin de pouvoir jeter les bases d’un nouveau pacte national.
(EDA / Carol Isoux)
CRÉDITS
Karen Women’s Organization