Eglises d'Asie

Mohammad Tahseen : « Nous avons besoin d’établir une société civile solide et une démocratie parlementaire »

Publié le 02/12/2023




Basé à Lahore, Mohammad Tahseen est un défenseur des droits de l’homme très actif et reconnu au Pakistan. Depuis plus de trois décennies, il est engagé en faveur de la paix et lutte pour améliorer le sort et les droits des plus vulnérables, en particulier les paysans, les femmes et les minorités religieuses. Il est connu pour son travail de terrain auprès des populations, et participe aussi à des mouvements en faveur de l’écologie et de la démocratie. Il est un des membres fondateurs de la Commission des droits de l’homme du Pakistan.

Une affiche en hommage aux victimes du quartier chrétien de Jaranwala, attaqué le 16 août 2023 au Pendjab.

Mohammad Tahseen est le fondateur de l’organisation « South Asia partnership Pakistan », qui rassemble différentes ONG engagées auprès des plus vulnérables sur le sous-continent indien. Diplômé de l’Université du Pendjab (Lahore), il est aussi associé à la Commission des droits de l’homme du Pakistan (Human Rights Commission of Pakistan). Il est aussi l’organisateur du forum PIPFPD (« Pakistan India People’s Forum for Peace and Democracy »).

Quel est le but de votre engagement ?

On court après des rêves tout en sachant qu’il sera probablement difficile de les voir se réaliser au cours de sa vie… Mon objectif serait celui d’un sous-continent indien représentatif et respectueux des droits fondamentaux des pauvres.

Mais le contexte est complexe, avec notamment deux puissances nucléaires comme l’Inde et le Pakistan, et une région pauvre qui abrite plus de 65 % de la population mondiale et qui est à présent également frappée par le réchauffement climatique.

Pourquoi la situation est-elle particulièrement complexe au Pakistan ?

Au Pakistan, les partis politiques et la démocratie parlementaire n’ont jamais eu la possibilité de s’épanouir. Durant plus de trente ans, nous avons été dirigés par des dictateurs.

Néanmoins, les partis politiques ne peuvent pas être tenus pour responsables de cette situation, car ils sont sous la coupe de « l’establishment », terme que nous utilisons pour désigner l’armée et les généraux.

Ces derniers n’ont jamais laissé les partis politiques fonctionner pleinement au Pakistan. Aucun gouvernement n’a réussi à compléter son mandat de cinq ans, à l’exception du président Asif Ali Zardari, du Pakistan People’s Party (2008-2013). Généralement, un événement finit toujours par écarter nos dirigeants, comme c’est aujourd’hui le cas avec l’ancien Premier ministre Imran Khan qui est désormais en prison, nous laissant à présent avec un gouvernement intérimaire, dans l’attente d’élections…

Le résultat de cette situation, c’est que les gens ordinaires ne sont pas dûment représentés et sont affectés par les politiques et les décisions prises dans ce contexte. Nous n’avons pas de programme économique à long terme, ni de vision à long terme. Nous ne sommes absolument pas préparés face à l’ampleur des impacts du changement climatique sur les agriculteurs et les cultures. Nous n’avons aucune stratégie à long terme. De mauvaises législations sont également à déplorer. Le terrorisme se développe au nom de la religion et est utilisé par le pouvoir quand ce dernier en a besoin, ce qui explique l’existence de certains groupes islamistes extrémistes comme le Tehreek Labek Pakistan (TLP).

Ce que je veux souligner, c’est le fait que les partis politiques n’ont jamais été autorisés à se développer et que la société civile doit mener une véritable lutte.

Un gardien devant l’église Saint-Jean de Youhanaba, Lahore.

Comment sortir de cette impasse ?

Nous avons besoin d’établir une société civile solide et une démocratie parlementaire. Malheureusement, la politique est aux mains des élites. Près de 65 % de la population du Pakistan possède moins de 2 hectares de terre et n’a pas de réelle représentation. Le Népal, par exemple, a réussi à mettre en place un parlement qui est extrêmement représentatif de sa population.

Avec un parlement représentatif au Pakistan, aucun général ne pourrait imposer, par exemple, la loi martiale, sans soulever immédiatement une contestation générale. Pour changer les choses au Pakistan, nous aurions besoin en priorité de mener un dialogue plus constructif avec les partis politiques. Eux aussi sont ciblés par une propagande qui, depuis quarante ans, les décrédibilise en disant que la politique et les politiciens sont corrompus. Il faut dépasser cela et dialoguer ensemble.

Comment expliquez-vous la terrible décision des autorités pakistanaises, annoncée en octobre, de renvoyer abruptement 1,7 million de réfugiés afghans en Afghanistan ?

Nous sommes probablement l’un des seuls pays au monde à n’avoir aucune politique nationale en ce qui concerne les réfugiés. Un grand nombre des réfugiés afghans qui vivaient au Pakistan étaient venus durant l’invasion soviétique en Afghanistan. À cette époque, le président du Pakistan, le général Zia-ul-Haq, les avait accueillis en disant : « Ils sont nos frères ! Pas besoin de politique en la matière. » Cette approche était un manque total de respect à l’égard de l’Afghanistan en tant que pays indépendant et autonome ! En tout cas, beaucoup de ces réfugiés n’ont pas de papiers en règle.

Aujourd’hui, le Pakistan est dirigé par un gouvernement intérimaire qui prend néanmoins des décisions cruciales, sans consultation véritable, comme celle de renvoyer des milliers de réfugiés afghans en Afghanistan. Encore une fois, ce sont des méthodes influencées par l’armée.

Qu’en est-il des lois sur le blasphème ?

Au Pakistan, certaines lois sont de mauvaises lois. C’est à mon sens la grande différence entre l’Inde et le Pakistan. Car, en Inde, la Constitution garantit des lois correctes et acceptables. Et puis certains gouvernements fédéraux parviennent à imposer des politiques progressives et intelligentes dans leurs États indiens, en dépit des décisions prises au niveau national. Au Pakistan, c’est impossible.

Un habitant devant une maison détruite au quartier chrétien de Jaranwala.

Nous avons de mauvaises lois, et les juges pakistanais n’ont d’autre choix que de respecter la Constitution et de les faire appliquer. L’article 295 (c) du Code pénal stipule ainsi que toute personne allant à l’encontre du saint prophète de l’islam, que ce soit en parole ou en geste, doit être punie. Cette législation est très mauvaise ! C’est ainsi que la société est criminalisée. À l’origine, il y avait la loi coloniale 295 (a), et puis ont été ajoutés les articles 295 (b) et 295 (c), avec la sentence maximale de la peine de mort. Ce genre de loi engendre une société très violente.

Cette loi suscite un mauvais usage de la religion. Car elle peut être brandie au sein d’une communauté lors d’une dispute liée à un mariage, une propriété ou de l’argent. Les minorités religieuses, en particulier les chrétiens, souffrent de cette loi. Mais il faut savoir que la majorité des gens emprisonnés pour blasphème sont des musulmans. La loi sur le blasphème est un outil qui permet de cibler n’importe qui.

Le 16 août dernier, des émeutes ont ciblé les chrétiens de Jaranwala, à une centaine de kilomètres de Lahore. Des maisons ont été détruites et 22 églises ont été incendiées. Les violences ont été provoquées par une accusation de blasphème visant des chrétiens. En réalité, cette fausse accusation aurait été un complot d’individus chrétiens, dans le cadre d’un différend privé. Que s’est-il passé, selon vous, à Jaranwala ?

Aujourd’hui, le gouvernement tente de redresser la situation, de réparer les églises et de faire passer un message d’harmonie interreligieuse, ce qui est une bonne chose. Mais les dégâts sont faits.

Plusieurs hypothèses différentes entourent ce qui s’est passé à Jaranwala, mais nous n’avons pas de preuves. En ce sens, l’histoire d’une dispute entre des chrétiens, selon la version des sources policières, est aussi une « hypothèse ». Nous attendons de voir les coupables se faire juger devant un tribunal. Et nous verrons alors s’il y a une justice acceptable.

Des questions demeurent, et en particulier la question portant sur un certain niveau d’organisation des émeutes. Pourquoi les haut-parleurs des mosquées ont-ils immédiatement annoncé le blasphème ? Et pourquoi les forces de l’ordre ne sont-elles pas intervenues plus tôt ? Qui sont ces mollahs qui ont agité les musulmans au micro des mosquées ? Pourquoi n’ont-ils pas été arrêtés ? Et s’ils sont arrêtés, comparaîtront-ils devant un tribunal ? Rien n’est moins sûr…

La loi sur le blasphème sera-t-elle un jour abolie ?

Utiliser ainsi la religion devrait être déclaré criminel. L’un de nos gouverneurs du Pendjab, Salman Taseer, a critiqué publiquement la loi sur le blasphème et a demandé à la faire modifier. Le résultat est que, en plein Islamabad, il a été assassiné, en 2011, par son garde du corps. Tous ceux qui tentent de s’y opposer sont menacés ou ciblés. Personne n’ose toucher à cette loi.

(EDA / A. R.)