Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – Les chrétiens chinois et les sentences parallèles du Nouvel an lunaire

Publié le 21/01/2020




Alors que le monde chinois s’apprête à fêter le Nouvel an lunaire, ce samedi 25 janvier, le chercheur et universitaire Michel Chambon propose une réflexion sur la façon dont les chrétiens chinois d’aujourd’hui s’approprient et adaptent les sentences parallèles traditionnelles. Dans le monde sinophone, l’écriture basée sur l’apposition de sinogrammes permet de composer des phrases dans plusieurs sens. Si le chinois s’écrit et se lit traditionnellement de droite à gauche, il peut techniquement l’être de haut en bas, de bas en haut, et ainsi de suite. Fort de cette flexibilité, particulièrement à l’occasion du Nouvel an lunaire, beaucoup de Chinois ont pour tradition d’écrire deux phrases verticales sur deux bandes de papier, apposées verticalement de part et d’autre d’une statue, d’une image, ou d’une porte. Ce sont les sentences parallèles.

Alors que la Chine s’apprête à fêter le Nouvel an lunaire, qui marque cette année le début de « l’année du rat », les chrétiens chinois prennent part aux célébrations, notamment en composant et en adaptant la tradition des « sentences parallèles ». Comment et pourquoi les chrétiens composent-ils ces sentences ? Que disent ces phrases, au-delà du texte même ? Quelles sont les variations entre les différentes dénominations chrétiennes ? Revenons tout d’abord sur le contexte dans lequel s’inscrivent ces sentences. Ces phrases de quatre à plus de dix caractères évoquent, en se répondant l’une à l’autre, une histoire, une affirmation de sagesse ou une bénédiction. Concises et poétiques, leur forme et leur fond sont censés refléter une certaine beauté. Chaque phrase sonne comme une maxime qui met en valeur un objet ou une porte ; elle les traduit et les transporte. Ainsi, les sentences parallèles se retrouvent à travers toutes les régions et tous les groupes religieux du monde chinois.

Pourtant, leur création, leur production et leur utilisation la plus massive se retrouvent lors du Nouvel An chinois. L’approche de ce cap conduit chaque maisonnée à un nettoyage complet, et si les anciennes sentences parallèles qui se trouvent sur la porte d’entrée sont en mauvais état, elles sont retirées. Puis, juste avant la nouvelle année, un membre de la famille appose un nouvel ensemble. Cette personne peut s’en procurer auprès d’un ami qui aime la calligraphie, dans certaines banques ou dans des papeteries. Si les habitants de la maison sont âgés, ils opteront souvent pour des vœux de longévité. Mais le plus souvent, ce sont des souhaits de prospérité et d’harmonie qui s’étalent sur les portes de Chine. Si les thèmes utilisés sont relativement limités, le nombre des phrases qui peuvent être composées est quant à lui illimité. Chacun peut en composer de nouvelles. De plus, entre les deux sentences parallèles qui s’étalent verticalement le long des portes, un gros caractère « bénédiction » vient souvent trôner, le tout surmonté d’une phrase de quatre caractères, apposée horizontalement sur le linteau. D’une écriture dorée ou noire sur fond rouge, l’ensemble se voit généralement de loin. Cela encadre, met en valeur, et donne l’intonation d’une porte d’entrée. Par exemple, on peut lire des sentences comme « Famille s’agrandissant, finance fleurissante, maisonnée paisible ; longévité bénie possédant ensemble une maison pleine d’honneur ». Ou encore « Bonne année, bonnes perspectives, bonne aubaine ; plus de richesse, plus de joie, plus de chance » ou « Croissance de la famille, prospérité des affaires, maison paisible ; richesse et chance, fortune auspicieuse, ressources fleurissantes ».

Une pratique de plus en plus rare dans les villes

Porte protestante. Linteau : « Alléluia » ; droite : « Croire dans le vrai Dieu, joie jour après jour » ; gauche : « Suivre Jésus, Paix à chaque instant ».

Pourtant, si le renouvellement des sentences parallèles lors du changement d’année est une pratique emblématique de la culture chinoise, de nombreux Chinois ne perçoivent pas l’intérêt de ces décorations ostentatoires et s’en détournent sans regret. Les raisons de cette évolution sont aussi multiples que légitimes, mais trois ensembles peuvent se distinguer. Une première raison s’enracine dans les changements sociétaux et familiaux de la société chinoise. Alors que la maison était traditionnellement le lieu d’une famille établie qui hébergeait un ou plusieurs couples, souvent de plusieurs générations, les nombreux et nouveaux célibataires qui peuplent aujourd’hui les grandes villes de Chine ne tiennent pas à décorer leur porte de ce symbole de la conjugalité établie. Il en va de même avec de nombreux jeunes couples qui vont travailler dans une grande ville éloignée mais qui considèrent leur implantation comme provisoire. Dans toutes ces situations, les sentences parallèles apparaissent comme incongrues. Une deuxième explication provient des mutations architecturales des mondes chinois. Traditionnellement, les sentences du Nouvel an s’apposaient sur l’entrée principale de la demeure, une haute et belle porte délimitant la cour intérieure et la rue. Ces phrases symétriques solennisaient l’entrée de la demeure collective ; elles étaient signes de respectabilité et de dignité.

Aujourd’hui, une vaste majorité de chinois vivent en ville dans des appartements individuels. Leur porte donne souvent sur un couloir exigu fréquenté par quelques voisins de palier. Ainsi, beaucoup considèrent qu’apposer des sentences parallèles sur une entrée située dans le coin d’une cage d’escalier n’a que peu de sens. À leurs yeux, ces décorations ne sont plus adaptées aux réalités du logement chinois actuel. Une troisième raison est enfin d’ordre plus esthétique. En effet, beaucoup de chinois interrogés, et pas seulement des jeunes, affirment sans complexe que ces phrases sont « laides » à leurs yeux. Elles rappellent ce que font les personnes âgées à la campagne. Soucieux de netteté et de simplicité, nombre d’entre eux expliquent qu’ils n’aiment pas voir ces papiers aux couleurs criardes, souvent mal collés et qui finissent par s’effilocher le reste de l’année. Ainsi, les sentences parallèles sont de moins en moins présentes dans les grandes métropoles chinoises, et les populations urbaines y renoncent de manière de plus en plus marquée et décomplexée. Dans ces nouveaux lieux de la modernité chinoise, où l’espace public est structuré différemment et où l’entrée du foyer est de moins en moins en confrontation directe avec la rue, ce sont plutôt les devantures de magasins, les panneaux publicitaires et les transports publics qui déploient des décorations pour marquer l’arrivée du Nouvel an lunaire. Ces décorations, bien qu’elles peuvent emprunter à d’autres esthétiques que celle des sentences parallèles, continuent malgré tout de manifester combien la culture chinoise est un phénomène vivant et évolutif.

Variations d’un lieu à l’autre

Porte catholique. Linteau : « Le Seigneur fait descendre sa grâce » ; droite : « Le Seigneur vient en Chine, 10 000 arbres pleins de gloire » ; gauche : « Le Seigneur descend sur la terre, mille montagnes rivalisent de beauté ».

À Hong-Kong, les sentences parallèles restent encore présentes dans certains couloirs d’immeubles, bien que leur fréquence diminue. À l’heure où la population hongkongaise se dit de moins en moins « chinoise », ce signe perçu comme d’un autre temps et d’un autre lieu a de moins en moins sa place. Du côté des chrétiens hongkongais, les pratiques varient. La très vaste majorité des protestants de Hong-Kong n’utilisent pas les sentences parallèles, et considèrent que cette tradition n’est plus la leur. Quant aux catholiques, un grand nombre de prêtres l’encouragent et distribuent de nouveaux petits formats sur lesquels on peut lire par exemple : « La famille est comblée de l’amour du Seigneur, la Société est emplie d’harmonie. » Concernant les chrétiens vivant sur le continent, la situation est différente. Dans les campagnes du Fujian du Nord, par exemple, les catholiques et les protestants sont tous assidus et accrochent des sentences sur leurs rebords de porte. Hautes et colorées, ces phrases renvoient très explicitement au Dieu chrétien. Des motifs religieux aident à saisir immédiatement la nature chrétienne d’un foyer : croix, raisins et colombes étant les signes sont les plus communs.

Les catholiques ajoutent généralement une évocation à la Sainte Famille au-dessus des sentences. De nombreux chrétiens ajoutent aussi une grande affiche chrétienne sur un mur, à l’intérieur de leur foyer, directement dans l’axe de la porte. Ainsi, le passant ne peut guère manquer les symboles se référant au Dieu chrétien. Parfois, certains catholiques peuvent aussi utiliser des sentences « séculières » distribuées par les banques ou dans les magasins. Ces phrases souhaitent des vœux de fortune, prospérité et harmonie, mais ne comportent pas de langage religieux spécifique. Dans ces cas-là, les catholiques ajoutent un pendentif portant les symboles de la croix et le monogramme « JHS » au centre de la porte. Quoi qu’il en soit, les chrétiens chinois suivent les évolutions de leurs compatriotes, et ceux qui vivent en ville semblent de moins en moins attachés aux phrases parallèles. Dans la majorité des grandes villes, les pasteurs protestants n’y voient guère d’inconvénient. Du coté des catholiques, les prêtres ont au contraire tendance à l’encourager. S’appuyant sur des nouveaux formats plus petits et créés à Hong-Kong, beaucoup insistent sur l’importance d’une telle pratique présentée comme fidèle à la culture chinoise et au devoir missionnaire chrétien. Dès lors, les fidèles catholiques sont plus enclins à apposer des sentences parallèles, même si ce n’est pas systématique. Finalement, les pratiques des catholiques urbains sur ce sujet restent relativement diversifiées.

D’éventuelles tensions

Porte d’une demeure catholique avec sentences parallèles.

Bien que cela reste rare, certaines tensions politiques peuvent se manifester vis-à-vis des sentences parallèles chrétiennes. Ce fut le cas autour d’une église qui attire beaucoup de touristes dans une grande ville du pays. Les sentences qui ornaient l’édifice étaient très hautes et très voyantes, et mentionnaient explicitement le Dieu des chrétiens. Alors qu’elles étaient en place depuis trois ans déjà, les autorités ont finalement exigé qu’elles soient retirées. Le curé fut obligé de s’exécuter, non sans protester. Pourtant, parmi les paroissiens, de nombreux catholiques urbanisés en furent plutôt satisfaits, estimant que l’esthétique rouge et criante de ces sentences renvoyait trop aux slogans politiques du régime apposés devant les bâtiments officiels. Pour conclure, il faut souligner que les sentences parallèles représentent beaucoup plus que le simple texte affiché. Comme tout produit culturel, elles reflètent la construction sociale et les valeurs qu’une société cherche à transmettre et développer. En cela, elles sont un phénomène vivant et s’inscrivent dans un ensemble de relations complexes et mouvantes. Si des chrétiens utilisent ces sentences, elles ne constituent pas pour autant un passage obligé du christianisme en Chine. Elles ne sont qu’un support de plus à la longue marche de la foi chrétienne dans le vaste monde chinois.

(EDA / Michel Chambon)


CRÉDITS

Father Peter / DR