Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – Les missionnaires français et la cour de Siam, une histoire tumultueuse

Publié le 16/04/2020




Entre accueil chaleureux et franche hostilité, les missionnaires français ont dû surmonter une série de malentendus pour s’implanter au Siam, jouant, parfois malgré eux, un rôle déterminant dans la continuité des relations diplomatiques entre les deux pays. Les premiers missionnaires français débarquent en 1662. Après plus de deux ans d’un long et pénible voyage, ils gagnent la ville royale d’Ayutthaya, à une centaine de kilomètres de l’actuelle Bangkok. Ils ont pour idée que le Siam, avec sa politique de tolérance religieuse, pourrait être une base stratégique pour les missions persécutées de Cochinchine, du Tonkin et de Chine.

Présentation de la lettre du roi Louis XIV au roi Narai par l’ambassadeur de France au Siam, le chevalier de Chaumont (18 octobre 1685) – Lopburi, palais du roi Narai (Phra Narai Ratchaniwet).

Les premiers missionnaires français débarquent au royaume de Siam en 1662, après plus de deux ans de voyage. À vrai dire, ils ne « débarquent » pas vraiment, puisqu’ils ont fait la majeure partie de la route « en charrette », afin d’éviter de rencontrer sur les mers des Portugais, avec lesquels les rivalités sont vives : bénéficiant de la légitimité du Padroado, un accord par lequel le Vatican confie aux cours espagnole et portugaise le soin d’envoyer des missionnaires à l’étranger, ces derniers souhaitent protéger leur chasse gardée au Siam. Au terme d’un long et pénible voyage au cours duquel il leur a fallu traverser l’empire Ottoman (Turquie), l’Irak, l’Iran et l’Inde, les Français finissent par gagner la ville royale d’Ayutthaya, à une centaine de kilomètres de l’actuelle Bangkok. Certains, comme Mgr Ignace Cotolendi, vicaire apostolique de Nankin et membre fondateur des Missions Etrangères de Paris, sont morts sur la route.

À leur arrivée, ils sont accueillis par une dizaine de religieux portugais et espagnols, qu’ils trouvent occupés à servir une communauté de 2 000 âmes, installés au Campo Portugués, au bord de la rivière. Imprégnés des principes de la Congrégation pour la Propagation de la Foi (Propaganda Fide), qui enjoint aux missionnaires de ne pas se mêler de politique ni de commerce, les Français sont choqués de découvrir que les religieux (parmi lesquels de nombreux jésuites) sont très introduits auprès de la cour de Siam et y font des affaires. Mgr Lambert de la Motte, vicaire apostolique de Cochinchine et directeur de la mission, envoie au pape de nombreuses missives pour dénoncer le comportement des religieux portugais. « Il y avait des abus, atteste Françoise Buzelin, spécialiste de la période et auteure d’une biographie de Mgr Lambert, et même de la maltraitance des populations locales. » La Congrégation pour la Propagation de la Foi, sous l’autorité du pape Grégoire XV, est née d’un constat d’échec du Padroado : les religieux envoyés et financés par les cours d’Espagne et du Portugal ont du mal à séparer les intérêts religieux des intérêts économiques et politiques de leurs pays. Les Français, quant à eux, ont pour mot d’ordre « d’oublier qu’ils étaient Français, pour faire primer les intérêts de la religion ».

Après des premières années difficiles, où il est contraint de se réfugier chez les Hollandais pour échapper à une tentative d’assassinat, Mgr Lambert obtient du roi siamois Phra Narai une propriété au sein du camp des « Annamites » (Vietnamiens) et ouvre, avec le soutien financier de la cour de Siam, le premier hôpital de la ville et un séminaire, le Collège Général Saint-Joseph. Il est rejoint deux ans après son arrivée par Mgr Pallu, vicaire apostolique du Tonkin, et par Mgr Louis Laneau, qui apprend rapidement le siamois et devient le premier vicaire apostolique du Siam. Le but principal de la mission est de former un clergé local autonome. Quelques prêtres sont formés, en majorité des Chinois, des Vietnamiens et quelques Japonais.

Convertir le roi de Siam ?

Les missionnaires Français peuvent compter sur le soutien apparent du roi Narai, un homme curieux de l’Occident. Alors que leurs confrères du Tonkin doivent agir dans la clandestinité, se faisant parfois passer pour des marchands, les missionnaires du Siam jouissent de la liberté de culte et même de prêche (à condition de le faire dans une langue étrangère, pas en thaï, ni en pali, la langue des moines bouddhistes, ce qui limite tout de même sérieusement leur champ d’action). Ils disposent même de terrains et de fonds pour bâtir des églises. Sur la suggestion de Mgr Laneau, le roi de Siam envoie deux ambassades à la cour de Louis XIV.

Inaugurant une stratégie qui se révélera payante pour la Thaïlande tout au long de la période coloniale, le roi Narai cherche à s’entourer d’étrangers précisément pour mieux lutter contre les armées étrangères et éviter la colonisation, à la fois militaire et culturelle. Son premier ministre de l’époque, Constantin Phaulkon, un Grec polyglotte, francophile et proche du roi de France Louis XIV, joue un rôle important pour l’acceptation de la foi chrétienne au royaume de Siam. Le souverain siamois réserve un accueil d’autant plus chaleureux aux missionnaires français qu’il cherche à contrebalancer l’influence hollandaise grandissante dans la région. À cela s’ajoute la philosophie de tolérance religieuse du bouddhisme, « incompréhensible pour des gens du XVIIe siècle », estime Françoise Buzelin, ce qui donne lieu au premier d’une longue série de malentendus entre Français et Siamois : certains chez les missionnaires, en particulier chez les jésuites proches de la cour de France, qui correspondent ardemment avec Phaulkon, pensent que le souverain siamois pourrait être converti au catholicisme.

Ces spéculations un peu hasardeuses débouchent sur la calamiteuse mission diplomatique de 1687, dont le but explicite est la conversion du roi Narai. Elle est menée par l’abbé Tachard, un jésuite qui porte sur lui une lettre de Louis XIV pour le roi de Siam. Il amène également 14 pères jésuites mathématiciens et du matériel pour observer les étoiles, passion du roi Narai. La mission est un échec retentissant, le roi faisant savoir qu’« aucun roi de Siam n’a jamais adopté une religion différente de celle de ses sujets ».

Tentative ratée

Après cette tentative ratée, une partie de l’aristocratie et du peuple voient d’un mauvais œil l’influence grandissante des Occidentaux sur un roi vieillissant et malade. Les rumeurs enflent : Constantin Phaulkon voudrait le pouvoir pour lui, il tiendrait l’héritier du roi Narai, le jeune Phra Pui, sous sa coupe. Certains racontent même qu’il l’a converti en secret et agitent l’épouvantail d’un monarque chrétien du Siam. Alors que le roi est mourant, l’un de ses conseillers militaires fomente un coup d’état et s’empare du pouvoir. Phaulkon et ses partisans sont exécutés. Le roi Narai apprend la nouvelle sur son lit de mort, impuissant, et meurt une semaine plus tard, prisonnier dans son propre palais. Les Français sont expulsés du royaume et toute relation diplomatique s’arrête jusqu’en 1856.

Mgr Laneau et tous les missionnaires et séminaristes des MEP sont les premiers à faire les frais de ces soubresauts politiques. Ils sont jetés dans des cages et gardés en otage pendant 21 mois pour s’assurer de la bonne application du traité de retrait des troupes françaises. Les convertis sont priés d’abandonner la religion chrétienne et dispersés, tout prosélytisme chrétien est désormais interdit. Lorsque la mission retrouve un peu de son autonomie vers 1690, tout est à peu près à recommencer, il reste environ 120 chrétiens siamois.  Les 6 missionnaires français qui demeurent au Siam décident de tout reprendre à zéro, en se jurant de rester désormais éloignés de la politique.

Amitié du roi Mongkut

Carte de la route maritime de Brest à Siam et de Siam à Brest (1685-1686) – Lopburi, palais du roi Narai.

Au cours des décennies qui vont suivre, la mission vit dans une extrême pauvreté. Les pères sont isolés, mais ils sont la seule présence française au royaume de Siam, jouant donc ainsi un rôle important pour la continuité des relations entre la France et le Siam. Il faut attendre le milieu du XVIIIe siècle pour voir à nouveau le royaume du Siam s’ouvrir à la culture occidentale et à la foi chrétienne. La personnalité, chaleureuse et politique, du jeune vicaire apostolique du Siam oriental (Thaïlande et Laos), Mgr Jean-Baptiste Pallegoix, devenu ami du roi Mongkut, y est pour beaucoup dans le réchauffement de ces relations.

Jeune curé issu d’une famille de vignerons bourguignons, envoyé par les Missions Etrangères de Paris au Siam en 1828 à l’âge de 23 ans, il rencontre le futur roi Mongkut en 1834 alors que ce dernier est moine au temple Bowonniwet, à Bangkok, et accepte de lui donner des cours de latin. Le prince lui enseigne en échange le Siamois et le Pali, et une amitié très forte s’ensuit, qui ne cessera pas lors de l’accession au trône par Mongkut en 1851. Revenu pour une brève mission en France en 1853, Pallegoix pousse Napoléon III à reprendre les relations diplomatiques avec le Siam, interrompues depuis Louis XIV : l’empereur envoie une ambassade en 1856.

Les missionnaires, qui ont renoué avec la tradition d’hommes lettrés, capables de parler au moins le siamois et plusieurs dialectes chinois, sont à nouveau accueillis à bras ouverts ; certains enseignent à la cour. Mgr Pallegoix publie d’ailleurs, à l’imprimerie impériale, un dictionnaire Thaï-Français-Anglais puis une Description du Royaume Thai (en thaï : เรื่องเล่ากรุงสยาม), Paris 1854, tous deux ouvrages de référence.

Geste inédit de la part d’un roi de Siam pour un étranger, à la mort de Mgr Pallegoix en juin 1862, le souverain descend de son palais avec sa famille jusqu’à l’embarcadère, pour saluer le passage du corps de l’évêque,  et « quand celui-ci passa devant lui, le roi retira son chapeau en s’inclinant en même temps que le drapeau royal était baissé à la moitié du mât » (Simona Somsri Bunarunraksa, Monseigneur Jean-Baptiste Pallegoix, Éditions Chemins de la Mémoire). Quinze coups de canon sont tirés : c’est la cérémonie chrétienne la plus visible et la plus solennelle de l’histoire du Siam.

La période suivante ouvre un âge d’or des missions étrangères. En 1901, la loi française sur les associations pousse de nombreuses congrégations, interdites d’exercer en France, à s’exiler. Des milliers de religieux, hommes comme femmes, partent en Asie pour y fonder des écoles, des hôpitaux et des orphelinats. À Bangkok, le père Emile Auguste Colombet, des Missions Etrangères de Paris, fonde le Collège de l’Assomption, repris par les Frères de l’Ordre de Saint-Gabriel, destiné à éduquer les classes moyennes-pauvres, et qui deviendra, grâce au soutien financier du roi Chulalongkorn, l’un des établissements les plus célèbres du royaume, et formera une bonne partie des élites thaïlandaises jusqu’à aujourd’hui.

Nouvelle ère de persécutions

Les années trente, puis la Deuxième Guerre mondiale et l’établissement du gouvernement ultra-nationaliste de Phibun Songkram, ouvrent une ère de persécutions à l’égard des chrétiens. Les pères français, réputés proches de la monarchie, sont évacués au Vietnam, les prêtres locaux sont emprisonnés et on demande aux chrétiens d’abandonner leur foi ; tout bon Thaïlandais se doit d’être bouddhiste. Ceux qui n’acceptent pas sont interdits de travail ou battus. Le père Nicolas Kimbangrung, natif de Nakhon Pathom, mourut dans sa prison de tuberculose en 1944 et fut béatifié le 5 mars 2000. Il est aujourd’hui la principale figure locale du christianisme thaïlandais.

Après cela, les missionnaires français ne retrouvèrent jamais leur place d’interlocuteurs privilégiés des rois de Siam et se tinrent plus que jamais éloignés des cercles politiques. Cependant, leur expérience, les années passées dans des zones reculées au contact de populations que ne fréquentent pas les expatriés des grandes villes, leur maîtrise des langues et donc des pensées locales leur ouvrent toujours les portes des ambassades, où on est avide d’entendre leurs témoignages. « Un prêtre MEP, c’est comme dix anthropologues », lançait récemment un membre du corps diplomatique en poste en Thaïlande. Au siège de la Mission, on croise toujours des jeunes volontaires de passage et des prêtres basés dans les zones frontalières ou dans les pays voisins, venus quelques jours pour se reposer et socialiser, ainsi que de nombreux autres, catholiques ou non, qui souhaitent discuter, s’informer et échanger sur la réalité du terrain thaïlandais.

(EDA / Carol Isoux)


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