Eglises d'Asie

Trois ans après le coup d’État militaire, la révolution de printemps entre résilience et espoir

Publié le 05/02/2024




Il y a déjà trois longues et éreintantes années, le 1er février 2021, au pays de la Dame de Rangoun*, des généraux sans état d’âme et de la démocratie contrariée, les hommes en uniforme revenaient au pouvoir contre la volonté des 54 millions de Birmans en perpétuant un nouveau coup d’État militaire**, foulant aux pieds les appétences démocratiques de la population, tournant le dos à l’Histoire, faisant fi des critiques d’un concert des nations – des démocraties occidentales surtout – aussi prompt à dénoncer ce coup de force condamnable qu’impuissant à le prévenir, plus encore à l’effacer.

Des militaires birmans devant un temple. Les déroutes de la tatmadaw (l’armée birmane) se succèdent les unes aux autres dans le Nord-Est à un rythme inédit.

En ce 1er février 2024, alors que résonne le tumulte des conflits de Kiev à Jérusalem, des rives de la mer Rouge à la bande de Gaza, en Asie du Sud-Est, la Birmanie fait elle aussi écho – dans une relative indifférence générale – à ces hostilités faisant comme de coutume leur insoutenable et injuste lot de victimes, de destructions et de malheurs. De l’État Kachin (Nord) à la région de Tanintharyi (Sud), de l’Arakan (État Rakhine ; ouest) à l’État Shan (Nord-Est) ou passant par les régions des Sagaing et de Magwe, les États Mon et Karen, prévaut désormais, sur une grande partie du territoire, une véritable guerre civile.

Celle-ci met aux prises les forces armées « régulières » de la junte (State Administrative Council) et ses forces supplétives locales (milices pro-junte) à une redoutable co-entreprise composite regroupant sous l’autorité politique d’un Gouvernement d’Unité Nationale (NUG) prodémocratie les forces de la résistance ; on trouve notamment parmi cette dernière divers groupes ethniques armés (GEA) « professionnels » et rompus au combat, croisant pour certains d’entre eux de longue date le fer et l’obus contre l’armée birmane, et depuis peu une noria exponentielle de milices locales citoyennes prodémocratie, soutenues par le NUG, ayant fleuri dans tous les districts ou presque du pays, appelées People’s Defence Forces (PDF).

Depuis un an, la mutualisation des forces et des matériels (légers) entre GEA et PDF, le partage d’expérience et les attaques menées conjointement – de plus en plus élaborées, audacieuses et conquérantes – de ces étendards de la démocratie ou encore les défections se multipliant dans les rangs des soldats comme des personnels de police, matérialisent très concrètement, sur un large pan du territoire, la résistance absolue à la loi martiale, l’opposition populaire sinon le rejet entier d’un quotidien imprimé par la botte des officiers.

Une audacieuse opération 1027 qui surprend les observateurs

Lors du trimestre écoulé, les fiers généraux birmans, condescendants et orgueilleux à souhait, hier encore sûr de leurs forces et de leur emprise sans rivale sur la nation, se sont progressivement mis à douter de leur toute-puissance, à mesure que le front uni des Birmans hostiles à leur projet de société prédateur et anachronique grossissait, s’amplifiait, se faisait lame de fond et adversaire sans peur ni limite.

Le 27 octobre 2023, trois GEA parmi les plus opérationnels du panorama ethnique national (la Ta’ang National Liberation Army ou TNLA, la Myanmar National Democratic Alliance Army – MNDAA et l’Arakan Army, AA) unissaient leurs forces en composant la Brotherhood Alliance (BA) et lançaient dans le nord de l’État Shan l’opération 1027 ; cette dernière se fixait notamment pour objectifs de défaire militairement la junte et ses supplétifs locaux, d’occuper le terrain repris dans ces contrées du nord-est du pays, avant d’étendre le champ de leur action au reste de la nation et de confiner les hommes en uniforme dans leurs casernes pour leur interdire dans le futur toute velléité de pouvoir.

Un message de propagande de l’armée devant le palais de Mandalay.

Un trimestre plus tard, cette audacieuse opération 1027 surprend les observateurs par l’ampleur de ses succès sur le front des combats, par son intelligence tactique et la détermination de ses acteurs ethniques : dans quasiment tout le nord de l’État Shan, les forces de la junte ont cédé du terrain, abandonnant plusieurs centaines de positions (!), du matériel derrière elles, déposant les armes ; quand les troupes régulières ou les forces de police au moral déclinant ne font pas défection et viennent grossir les rangs de leurs ennemis de la veille.

« L’armée fera tout ce qu’il faut pour rétablir la stabilité de l’État »

Les froids généraux birmans eux-mêmes s’émeuvent de ces revers régionaux inédits qu’un cessez-le-feu obtenu mi-janvier 2024 sous les auspices de la République populaire de Chine (dont le Yunnan confine à certaines zones de combat) a temporairement gelés dans le Nord de l’État Shan. Les déroutes de la tatmadaw (armée birmane) se succédant les unes aux autres dans le Nord-Est à un rythme inédit, le drapeau blanc synonyme de reddition dressé à de multiples reprises (notamment par des généraux pris au piège avec leurs hommes), une stratégie d’ensemble accouchant de plus de déroutes humiliantes que de victoires éclatantes : autant d’indicateurs éloquents impossibles aujourd’hui à dissimuler à la population (à l’ère du numérique et des réseaux sociaux) comme aux troupes.

Ce qui engendre notamment chez ces dernières, y compris parmi la caste nantie des officiers supérieurs, quelque envie de désigner le ou les responsables de tant de maux, de pointer du doigt leurs insuffisances, sinon de les inviter à laisser la place à un leadership plus éclairé, mieux inspiré. De Naypyidaw à Rangoun, de Mandalay à Lashio, le crédit du senior général Min Aung Hlaing en ce début d’année est incontestablement émoussé, son autorité remise en cause, ses écarts dénoncés (en termes de gouvernance, mais également de prédation économique et de corruption) ; dans le camp des soutiens de la junte et sympathisants du régime militaire, certains n’hésitent plus à disputer ouvertement son leadership, à lui contester le droit de demeurer plus longtemps à la tête de ce navire prenant l’eau, les obus et les mauvaises nouvelles de toutes parts.

Mais l’individu ne compte a priori pas rendre les armes de sitôt : « L’armée fera tout ce qu’il faut pour rétablir la stabilité de l’État », clamait-il le 31 janvier 2023 devant les médias aux ordres, fort du soutien (diplomatique, militaire) non-démenti de Pékin et de Moscou ; quelques heures plus tôt, la junte avait prolongé d’un semestre supplémentaire l’état d’urgence, ce, afin de « poursuivre la lutte contre les terroristes ». Des propos décalés qui ne tromperont personne ; depuis le 1er février 2021, le régime militaire est a minima responsable de la mort de 4 500 individus, de l’arrestation (dans les conditions sordides que l’on devine) de plus de 25 000 Birmans ; l’ONU recense plus de deux millions de personnes ayant dû fuir les combats, les destructions, les violences et la répression menés depuis trois ans par la junte.

L’église de l’Assomption du village de Chan Thar, dans la région de Sagaing, construite il y a 129 ans et détruite en janvier 2023 dans un bombardement de la junte.

« Nous réitérons notre appel aux militaires pour qu’ils changent de cap »

Parallèlement aux annonces d’un régime accusant le coup mais refusant de voir clair et préférant s’enferrer dans ses erreurs et ses crimes, son antithèse politique le NUG et divers GEA influents donnaient eux aussi de la voix, de l’espoir peut-être également à la population, en réitérant « leurs objectifs communs d’abolir la dictature militaire, de veiller à ce que toutes les forces armées opèrent sous le commandement d’un gouvernement civil élu et d’étouffer toutes les tentatives visant à rétablir les dispositions de la constitution de 2008 rédigée par les militaires » (The Irrawaddy, 31 janvier 2024).

D’une manière plus anecdotique – sinon bien trop homéopathique – en disant long sur son incapacité à peser utilement sur le cours des choses ou sur son intérêt tout relatif pour une sortie de crise durable, la communauté internationale assénait depuis Washington, Londres, Berlin ou Paris quelques phrases de réconfort à la population birmane ; rien qui ne fasse naturellement vaciller les hommes en uniforme… « Nous réitérons notre appel aux militaires pour qu’ils changent de cap et créent un espace pour un dialogue significatif et inclusif vers une future Birmanie démocratique », déclare le Département d’État américain, tandis que les collègues du Département du Trésor ajoutaient quelques Birmans et entités associées au régime militaire sur leur liste des individus/acteurs faisant l’objet de diverses sanctions (administratives, politiques, financières).

Trois ans après le retour au pouvoir des militaires, entre espoir, résilience et volonté d’en finir une bonne fois pour toutes avec la tyrannie des hommes en uniforme – peu important le coût –, la population dans sa majorité courbe le dos mais ne plie pas, porte toujours à bout de bras le rêve d’une Révolution de printemps (Spring Revolution) entamée en 2021 devant à terme effacer la matrice martiale étouffant sans scrupule ni remords le pays ; avec plus de détermination que jamais.

* Aung San Suu Kyi, l’icône démocratique birmane, fille du père de la nation Aung San, fondatrice de la Ligue Nationale pour la Démocratie (LND, principal parti pro-démocratie birman), lauréate du Prix Nobel de la paix en 1991.

** Après notamment celui de 1962.

Spécialiste de l’Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), chercheur associé à l’Institut d’Études de Géopolitique Appliquée, Olivier Guillard est notamment l’auteur du livre « Birmanie 2020 : de l’état des lieux aux perspectives » (IRIS/Dalloz). Titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est également directeur de l’information de la société Crisis24 (GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.

(EDA / Olivier Guillard)


CRÉDITS

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