Eglises d'Asie – Thaïlande
POUR APPROFONDIR – Violences et espoirs d’apaisement dans les provinces du Sud
Publié le 09/12/2013
… ouvre la voie à des pourparlers de paix. S’il est fragile et n’augure pas d’une paix immédiate entre insurgés malais musulmans et forces gouvernementales thaïlandaises, ce document laisse cependant entrevoir une issue au conflit.
Retour sur les racines profondes d’un conflit très meurtrier et pourtant peu visible hors des trois provinces du Sud de la Thaïlande où il se déroule.
Un cliché connu de tous : la Thaïlande est « le Pays du Sourire »… et il est vrai que les étrangers sont frappés par cette gentillesse et cette amabilité dont font preuve les Thaïlandais à leur égard. Cependant, il est une minuscule partie du pays où ce sourire est plutôt crispé, voire remplacé par des pleurs, causés par une violence quasi quotidienne : ce sont les trois provinces du sud, frontalières avec la Malaisie (1). Là-bas, loin de Bangkok, statistiquement, on compte environ trois incidents graves par jour, avec son cortège de morts, 5 235 depuis 2004, et de blessés 9 704 (Deep South Watch, 1er sept. 2013).
Il s’y trame, dans ce qui a été le sultanat de Pattani (Patani en malais), entre le pouvoir central et une minorité musulmane, une lutte sourde pour la reconnaissance de la différence au sein de ce qui fut jusqu’en 1939 le Siam et qui a pris par la suite le nom de Thaïlande. L’enjeu de ce conflit concerne la reconnaissance par le pouvoir à Bangkok de l’existence d’une communauté qui résiste à l’assimilation pure et simple au milieu dominant vu comme thaï et bouddhiste. Cette minorité revendique le droit de parler une langue différente, un dialecte malais, d’avoir une religion différente, musulmane, d’avoir une vie régie par la loi musulmane, d’être enracinée dans une culture autre, d’origine malaise.
Des révoltes, il y en a toujours eu dans cette région depuis que, dès le XVème siècle, elle est tombée dans l’orbite de ce qui deviendra la Thaïlande. S’il est marqué par la violence quotidienne, le conflit actuel possède deux caractéristiques remarquables :
– Il est strictement localisé dans les trois provinces du sud. Ce mouvement n’a jamais perpétré d’attentats ou d’attaques contre l’armée ni contre les représentants du pouvoir central dans d’autres régions ou dans des sites touristiques internationalement connus comme Phuket, Krabi ou Ko Samui, par exemple, pourtant situés, eux aussi, dans la partie sud du pays, et fréquentés par les 22 millions de touristes qui visitent annuellement le pays. De ce fait, il ne semble pas qu’il s’agisse d’un conflit visant à détruire l’Etat thaïlandais mais bien plutôt d’une réaction de défense violente contre ce qui est perçu comme une assimilation indue et imposée.
– Autre trait que les observateurs, et même des membres importants du Conseil de sécurité nationale aiment à souligner, ce mouvement n’est lié à aucun djihad islamiste international, comme c’est le cas dans d’autres pays d’Afrique ou du Moyen-Orient par exemple (Joshua Kurlantzick, in The National, 12 décembre 2012)
De quoi s’agit-il donc ? On pourrait considérer ce mouvement comme celui d’une minorité qui, dans le contexte d’une société thaïe hégémonique, cherche à préserver son identité culturelle, linguistique, religieuse et coutumière, probablement non dans le cadre d’une sécession pure et simple, mais plutôt dans celui d’une structure politique, encore à définir, qui lui garantirait sa différence. Quant au caractère violent de ce conflit, il proviendrait de la réaction des musulmans de ces trois provinces, exaspérés par ce qu’ils considèrent comme une agression contre leur identité et par l’approche militaro-policière dont ce mouvement de contestation fait l’objet au quotidien (2).
Si la situation semblait se dégrader et paraissait même bloquée ces dernières années, il est à noter que le gouvernement thaïlandais actuel tente de sortir de l’impasse que représente l’approche qui privilégie l’aspect sécuritaire et répressif. Celui-ci a, en effet, en 2013, ouvert des pourparlers avec un parti qui représente historiquement le mouvement de revendication des provinces du sud : le Barisan Revolusi Nasional (BRN, Front national révolutionnaire). Ces pourparlers se déroulent en Malaisie, le gouvernement de ce pays ayant accepté de jouer le rôle de « facilitateur ». Ils ont pour but, évidemment, d’instaurer, à terme, la paix dans ces trois provinces.
L’ouverture de ces pourparlers marque assurément un changement d’attitude du pouvoir de Bangkok vis-à-vis de ces provinces rétives. Elle marque aussi, si le processus se déroule comme prévu, l’entrée des parties concernées dans un long processus de démilitarisation progressive, au profit d’une approche plus politique du contentieux existant. Le fait de s’asseoir à une même table implique en effet la reconnaissance de la partie adverse comme interlocuteur et donne ainsi une chance à la paix, même si la conclusion de celle-ci reste encore bien imprécise.
Il faut être bien conscient que rien n’est encore joué. Certains groupes musulmans du Sud non représentés à ces pourparlers, mais impliqués dans les violences, ont fait savoir que le gouvernement thaïlandais s’adressait à des interlocuteurs non représentatifs de la réalité et ont promis d’augmenter les violences (Bangkok Post, 24 juin 2013). Du côté thaïlandais, l’armée acceptera-t-elle de rester en quelque sorte en retrait et de passer la main aux politiques ? Quant aux nationalistes, représentés ces dernières années par les « Chemises Jaunes », très sourcilleux sur les questions de souveraineté (voir le contentieux frontalier avec le Cambodge), sauront-ils faire preuve d’ouverture au profit de la paix ? Finalement, tout dépendra de la volonté politique de trouver un compromis acceptable pour les parties impliquées dans ce qui a pris, depuis 2004, le caractère d’un conflit sanglant.
Les quelques éléments suivants permettront de mieux comprendre comment cette résistance des musulmans du Sud est intriquée dans l’histoire et l’évolution de l’ancien Siam vers la Thaïlande moderne.
Le Sultanat de Pattani
Le commerce avec la Chine, il y a de cela des siècles, empruntait la route dite « de la soie », voie terrestre d’échanges commerciaux entre l’Europe et surtout le Moyen-Orient et ce pays. Mais il existait une autre route connue des arabes depuis l’Antiquité : la route maritime qui passait par le détroit de Malacca entre la péninsule malaise et les îles qui formeront au XXème siècle l’Indonésie. Cette route ne fut utilisée par les Européens qu’à partir du début du XVIème siècle (3).
En 1511, les Portugais s’emparent de Malacca, déjà sous le contrôle des Siamois depuis 1459, tout comme des autres principautés de la péninsule malaise, mais à l’exception de Johore, à l’extrême sud. En 1516, le Portugal signe un traité avec le royaume de Siam. Ce dernier reconnaît la souveraineté du Portugal sur Malacca et permet l’installation de commerçants portugais dans les principautés malaises, dont Pattani, qui se trouvent alors dans la zone d’influence d’Ayutthaya, capitale du Siam.
Deux faits vont marquer durablement les relations entre Pattani et le royaume du Siam. Pattani devient musulman en 1457 et, quelques années plus tard, doit faire allégeance à Ayutthaya. D’une part, c’est la première fois que le monde bouddhiste thaï et le monde musulman malais se rencontrent. D’autre part, selon Michel Gilquin, la compréhension et le fonctionnement du système d’allégeance est à l’origine d’un malentendu qui perdure jusqu’à présent : pour les musulmans, « c’est bien d’une vassalité toute formelle dont il s’agit, qui, en échange d’un tribut (des fleurs en or) leur ouvrira des possibilités de négoce. Il s’agit d’acheter les bonnes grâces du roi du Siam pour protéger leurs cités mais non de reconnaître son autorité, temporelle bien sûr, et encore moins spirituelle » (Les Musulmans de Thaïlande, de Michel Gilquin, L’Harmattan – Irasec, p. 20). Ce système d’allégeance permettait, en effet, aux élites locales, en échange de leur loyauté à la personne du souverain du Siam, de continuer à diriger leur principauté (Thaïland’s Political History, de B.J. Terwiel ; éd. River Books, Bangkok, p. 44). Pattani avait, par ailleurs, fait aussi allégeance à l’empereur de Chine…
Cette situation perdure jusqu’à 1767, année où Ayutthaya, capitale du royaume de Siam, est prise et détruite par les Birmans. Les sultanats malais en profitent pour s’émanciper, mais en 1786, Pattani retombe sous la tutelle des Siamois. En 1816 et en 1832, Pattani se révolte, mais ces mouvements sont réprimés. Finalement, son territoire sera divisé en provinces dirigées par des gouverneurs nommés par Bangkok, nouvelle capitale du royaume. Le processus d’intégration est en route.
Le Siam dans la tourmente de l’expansion coloniale du XIXème siècle
Ce siècle voit l’irruption des puissances coloniales, essentiellement anglaise et française, sur la scène du Sud-Est Asiatique. Le Siam en fera les frais, mais parviendra à sauvegarder son indépendance. La France occupe tous les territoires siamois situés sur la rive gauche du Mékong et au-delà, sur la rive droite, à l’ouest de Luang Prabang et au sud vers la frontière du Siam-Cambodge. Ces territoires formeront le Laos. Le Cambodge se met sous le protectorat de la France pour échapper à la domination du Siam qui y perd deux provinces disputées dont celle de Siemréap où se trouve le site d’Angkor. La Grande-Bretagne, déjà présente en Birmanie, s’approprie les sultanats de la péninsule malaise. Au total, si les Anglais amputent le royaume siamois de 51 200 km², les Français s’en adjugent 467 500 km² (Gilquin, p. 95, note).
Que deviendra Pattani situé à la frontière des mondes malais et siamois ? Par l’accord anglo-siamois de 1909, Pattani reste siamois, mais en contrepartie, le Siam renonce à creuser un canal dans l’isthme de Kra, large de 42 kilomètres, canal qui aurait relié l’océan Indien à la mer de Chine. En clair, les Anglais font cadeau de Pattani au royaume du Siam pour garder le contrôle des routes commerciales qui passent par le détroit de Malacca, grande voie maritime reliant l’Extrême-Orient à l’Occident.
L’habileté des souverains siamois Rama IV (1851-1868) et Rama V (1868-1910) à jouer des rivalités franco-anglaises leur permet de sauvegarder l’indépendance du Siam, avec d’ailleurs, il faut le remarquer, la connivence des puissances coloniales : l’accord franco-anglais de 1896 fait du Siam un Etat tampon, ce qui évitera aux puissances coloniales de s’affronter directement. Quant au royaume de Siam, il existe dorénavant dans des frontières reconnues par les deux grandes puissances de l’époque, la France et la Grande-Bretagne. Le problème de Pattani devient de ce fait un problème de politique intérieure : la région est insérée dans l’ensemble hégémonique thaï mais est-elle pour autant intégrée ?
La clairvoyance des souverains leur a aussi fait prendre conscience que pour résister aux puissances coloniales en expansion, il leur fallait changer le système de gouvernement.
Changer pour subsister
Commencée sous Rama IV, la réforme du système de gouvernement sera menée à bien sous Rama V avec l’aide d’experts étrangers de diverses origines. Parallèlement des jeunes seront envoyés se former à l’étranger, spécialement en Europe où ils découvriront un autre monde. Le système d’allégeance personnelle au roi et le gouvernement par les élites locales des régions dépendantes du royaume sont abandonnés au profit d’une administration centralisée. Un corps de fonctionnaires et une armée de métier sont créés. Des routes et un réseau de chemin de fer voient le jour qui faciliteront l’intégration progressive des diverses provinces au royaume. Plus important peut-être, le dialecte thaï parlé dans la plaine centrale devient la langue de l’administration et est enseignée par un réseau d’écoles officielles au détriment des autres dialectes thaïs ou autres utilisés ailleurs dans le royaume. En résumé, une transformation en profondeur du Siam est en route pour répondre aux nouveaux défis imposés par l’irruption de la France et de la Grande-Bretagne dans la région.
Le Siam à la recherche d’une identité
Dans la recherche et l’imposition d’une identité à l’ensemble du pays, la langue et l’école vont jouer un rôle de première importance. Les pagodes, dans les milieux bouddhistes, et les « pondoks » (écoles musulmanes), dans les régions du Sud, étaient traditionnellement des centres de transmission de la religion, de la culture, d’une vision du monde, de valeurs et de l’écriture. L’apparition d’un réseau d’écoles dépendant du gouvernement central leur fait perdre cette fonction fondamentale d’enseignement de l’écriture. Qui plus est, ces écoles vont jouer un rôle de premier plan pour l’imposition d’une langue commune et de nouvelles valeurs qui peu à peu vont modeler l’identité du pays : la personne du roi, la religion bouddhiste et la nation, « thaïe » évidemment. La « thaïcisation » de la société est en cours.
A ce point, il est nécessaire de se demander si les habitants du royaume du Siam appartenaient tous à l’aire culturelle et linguistique « t’ai » qui déborde largement les frontières du pays – il existe en effet des populations « t’ai » au Nord-Vietnam, au Laos, au sud de la Chine, en Birmanie et jusqu’en Assam. Il serait illusoire de penser que lorsque les Thaïs, au XIIIème siècle, ont commencé à s’infiltrer à partir du sud de la Chine, par les vallées des grands fleuves, le territoire de ce qui deviendra la Thaïlande, était inhabité. Il s’y trouvait des populations autochtones peu nombreuses et éparpillées. Plus tard, au gré des guerres et selon l’habitude à l’époque, des populations de vaincus originaires de Birmanie, du Cambodge ou du Laos seront transférées pour renforcer la main-d’œuvre et la population du pays. Au XIXème siècle, les tribus montagnardes du Laos, appartenant au groupe linguistique austro-asiatique, feront l’objet de razzias et les prisonniers transférés dans le Nord-Est (Thaïland’s Political History, de B. J Terwiel, River Books, Bangkok). Ces populations, hétérogènes et non organisées, parfois bouddhistes mais souvent animistes, devront accepter la « thaïcisation » progressive de la société : l’école, l’administration, la presse, la radio puis la télévision, qui utilisent tous la langue thaïe de la plaine centrale, les migrations internes de paysans à la recherche d’un travail dans les grandes villes en seront les principaux vecteurs. Les différences culturelles régionales, au fil du temps, se voient rangées au rayon folklore… touristiquement exploitable.
Il n’en est pas de même des populations musulmanes autochtones des provinces du Sud qui résistent à l’assimilation. Celles-ci, possédaient une histoire, une religion, une langue, une écriture et appartiennent à une aire culturelle différente. Sous Rama VI (1910-1925) la fermeture des écoles traditionnelles (pondoks) pour promouvoir la langue thaïe, l’imposition d’un comportement thaï et surtout la promulgation d’une loi obligeant tous les citoyens à porter des noms de famille thaïs déclenchent en 1921 une rébellion généralisée dans les provinces du Sud. « Les musulmans ressentent cette obligation comme une dépossession de leur culture. Leur nom se réfère traditionnellement au prophète ou à l’un des 99 attributs d’Allah. En changer, prend alors la signification d’une sorte d’apostasie imposée » (Gilquin, p. 101) En 1923, pour apaiser les esprits et gagner la loyauté des musulmans, se met en place une législation particulière. Les pondoks sont rouverts.
Du Siam à la Thaïlande : la dérive nationaliste (1938-1944)
En 1938, le maréchal Phibunsongkram accède au poste de Premier ministre. Il va théoriser et promouvoir le nationalisme thaï et même glorifier la « race » thaïe, concept à la mode à l’époque. En 1939, Phibun change de nom du pays. De Siam, il devient la Thaïlande, « le pays des Thaïs », auquel sont invitées à se joindre les populations de l’aire culturelle et linguistique « t’ai » des pays environnants… mais aussi des populations khmères, anciennement sous contrôle siamois. Le noyau central de cette idéologie, à savoir la « thaïcisation » du pays, sera plus tard repris par les gouvernements militaires qui se succéderont jusqu’au début des années 2000.
Dans le sud, à l’époque, cela s’est traduit par de nouvelles pressions : « usage obligatoire de la langue thaïe, manifestation de signes extérieurs de glorification de la nation (salut au drapeau, hymne national etc.) Porter des vêtements malais (sarongs), parler la langue locale, le Yawi, dialecte malais, sont interdits. Et certaines célébrations musulmanes en public ne sont plus autorisées » (Gilquin, p. 104).
Allié des japonais, mais non officiellement en guerre avec les Etats-Unis – l’ambassadeur thaïlandais à Washington refusa de remettre la déclaration de guerre ! –, la Thaïlande, de connivence avec l’occupant japonais, administre brièvement à nouveau plusieurs sultanats du nord de la Malaisie. Des maquis antijaponais apparaissent dans le sud. A cause de ces maquis, les populations locales se mettent à rêver d’indépendance ou de rattachement à la Fédération de Malaisie. Espoir déçu. Contre, semble-t-il, l’avis des Britanniques, les Etats-Unis, grands vainqueurs de la guerre, en décident autrement. L’ancien sultanat de Pattani continue à faire partie de la Thaïlande : l’accord anglo-thaï de 1946 officialisera cette décision. Les musulmans se replient sur leurs valeurs traditionnelles et la religion.
1947 – Une occasion manquée : les sept demandes formulées par Haji Sulong
A la fin de la guerre, le Premier ministre Phibunsongkhram est remplacé par Pridi Banomyong, un des mentors du coup d’Etat de1932 qui mit fin à la monarchie absolue. Il fut régent entre 1942 et 1946 et antijaponais. Il était préoccupé par la possibilité de voir les provinces du Sud être de nouveau réunies à la Malaisie. Quant à Haji Sulong, respecté dirigeant musulman du Sud, il entretenait de bonnes relations avec Pridi.
En résumé, celui-ci, en échange de la loyauté des musulmans du Sud envers la nation et l’Etat thaïlandais, aurait été prêt à envisager la création d’une région autonome dans les provinces frontalières. Une pétition fut présentée par Haji Sulong en 1947. Selon Thanet Aphornsuwan, « les demandes étaient le résultat de négociations entre les deux parties : le représentant du gouvernement thaïlandais et les leaders musulmans de Pattani. Le document, par conséquent, était fondé sur un accord préliminaire et remis au gouvernement central pour examen » (Policies of the Thaï State towards the Malay Muslim South, de Arnaud Dubus et Sor Rattanamanee Polkla, Irasec, Bangkok, p. 17)
Bien qu’ancien, et sans doute, par certains aspects, à revoir, ce document est intéressant car il formule des demandes que les négociations actuellement en cours ne sauraient ignorer :
– la nomination d’un gouverneur, natif de la région, avec pleins pouvoirs sur les fonctionnaires de ces provinces ;
– que 80 % des fonctionnaires soient des musulmans ;
– que la langue yawi, dialecte malais local, soit reconnue comme langue officielle à côté du thaïlandais.
– que l’enseignement du primaire soit donné en malais ;
– que la loi musulmane soit reconnue et appliquée par des tribunaux islamiques distincts des tribunaux civils thaïs où un juge musulman siège en tant qu’assistant ;
– que les impôts collectés dans ces provinces soient utilisés sur place ;
– l’établissement d’un Bureau des Affaires musulmanes, avec pleins pouvoirs, sous l’autorité du gouverneur élu. (Dubus, p. 16)
L’éviction de Pridi et le retour de Phibun au pouvoir fait échouer le plan que ce dernier considère comme sécessionniste et attentatoire à l’intégrité de la nation. Après l’insurrection dite de Duson Nyor en 1948 (de 100 à 400 villageois et 30 policiers tués dans la province de Narathiwat), Haji Sulong fut emprisonné. Il fut arrêté de nouveau en 1954 et disparaîtra, sans doute éliminé. Sous la pression internationale, la liberté de culte est rétablie et garantie, et l’enseignement de la langue malaise introduite dans les écoles primaires.
Après l’échec de cette tentative d’accord et les événements de Duson Nyor, « le ressentiment accumulé, l’expérience que presque tous les postes de direction dans l’administration provinciale étaient occupés par des officiels thaïs bouddhistes en vertu des règles en vigueur dans l’administration, a donné naissance à une nouvelle manière, pour les musulmans malais, d’affirmer leur identité : l’essor de mouvements de guérilla à partir de 1959 » (Dubus, p. 23).
Vers un apaisement des tensions ?
Pendant la guerre du Vietnam, la guérilla des musulmans du Sud n’était pas la seule à exister sur le sol thaïlandais. D’autres, communistes celles-là, fleurirent sur les autres frontières du pays. Après la répression sanglante de leur mouvement à Bangkok en octobre1973, beaucoup d’étudiants y trouvèrent d’ailleurs refuge. Une politique d’amnistie qui visait « à persuader les terroristes à se rendre et à conjuguer leurs efforts pour développer la Nation thaïlandaise » (Dubus, p. 48), fut initiée en 1975 sous le gouvernement de Kukrit Pramoj. Elle sera surtout mise en œuvre avec succès par le Premier ministre Prem Tinsulanonda dans les années 1980. Les guérillas communistes abandonnent la lutte armée. C’est donc dans ce contexte plus large de réconciliation nationale qu’il faut comprendre l’affaiblissement progressif de la guérilla dans les provinces musulmanes du Sud : « En 1982 et 1983, 450 guérilleros se rendent à l’armée thaïlandaise » (Gilquin, p. 118).
Cette politique sera complétée par la création par le même général Prem du « Southern Border Provincial Administrative Center » : le SBPAC. Cette agence gouvernementale, localisée à Yala dans le sud, et donc facilement accessible à tous, avait pour mission, entre autres, de superviser les activités des fonctionnaires et de réduire les griefs des musulmans envers ces mêmes fonctionnaires, la police et l’armée et de développer la région. Un climat plus serein s’instaure petit à petit entre les autorités et la population locale. « A partir des années de la mi-80, les groupes d’insurgés n’étaient plus capables de lancer de grandes attaques contre les autorités et se tournèrent vers le banditisme » (Dubus, p. 49). Il est porté au crédit des diverses activités de cette agence, « la relative tranquillité existant dans la région entre la mi-80 et le commencement des années 2000 » (Dubus, p. 33).
2004 – Nouvelle explosion de la violence
Le document sur la Politique de sécurité nationale pour la période 1999-2003, concernant les provinces du Sud, apporte des nouveautés. On y note la nécessité de considérer et de prendre en compte les différences culturelles. Alors qu’auparavant les différences culturelles étaient vues comme des facteurs potentiels de sécession, le document appelle « tous à prendre conscience de la valeur de la diversité culturelle, comme une source de pouvoir et de sagesse qui aide à promouvoir la sécurité, la paix et un développement soutenu » (Dubus, p. 53). Il y est aussi écrit : « Tous ceux qui vivent dans cette région devraient être capables, en tant que musulmans, de vivre en paix et dans l’unité au sein de la société thaïe. » En fait, le Conseil de sécurité nationale avait mis sur pied un groupe de réflexion formé d’universitaires pour changer l’approche des problèmes du Sud. La nouveauté est ainsi formulée par Mark Tamthai : « Que ce qui fasse que la population se sente en sécurité soit le point de départ de la politique, et non ce qui rend l’Etat plus fort dans le Sud » (Dubus, p. 52)
Si la position officielle évolue, les éléments les plus attachés à la spécificité religieuse et culturelle du sud ne sont pas en reste. Personne, semble-t-il, ne s’est rendu compte que des leaders religieux recrutaient patiemment dans les collèges privés musulmans une nouvelle génération de militants par le biais de l’enseignement, de la discussion sur la culture malaise et l’histoire de la résistance séculaire de la population de Pattani. Certains éléments, les plus révoltés par l’oppression des malais musulmans par les thaïs bouddhistes, étaient invités à s’engager eux-mêmes « pour la libération de la terre musulmane » de la présence des bouddhistes. Qui plus est, ceux-ci furent invités à créer des cellules dans leur milieu de vie. Ces cellules fonctionneraient de façon autonome, sans stricte coordination avec les chefs de la résistance basés dans le Nord de la Malaisie (Dubus, p. 57).
Deux incidents, en 2004, vont mettre le feu aux poudres. Le premier dit de « la mosquée de Krue Se » verra 107 militants et cinq membres des forces de l’ordre y laisser la vie. En octobre de la même année, à l’occasion d’une manifestation de villageois à l’extérieur du poste de police de Tak Bai, les militaires tirent sur la foule et tuent sept manifestants. Des centaines d’autres sont arrêtés et empilés couchés dans des camions. A leur arrivée dans un camp militaire, 78 étaient morts étouffés. Thaksin, ancien colonel de la police, alors Premier ministre, comme dans le cas de la lutte contre la drogue (3 000 morts), opte pour l’approche répressive. Il décrète l’état d’urgence en 2005.
Pour les musulmans du Sud, ces massacres furent interprétés comme un signe de la cruauté de l’Etat envers eux ; et ce, d’autant plus qu’une disposition du décret instaurant l’état d’urgence garantissait l’immunité à tous ceux chargés de le mettre en œuvre pour tout acte commis dans l’exercice de leur mission : la spirale de la violence était enclenchée…
En sont victimes les bouddhistes comme les musulmans dans les attentats aveugles à la moto ou à la voiture piégée dans les grandes villes des trois provinces du sud ; les militaires, représentants de l’ordre et de la répression de l’Etat, sont l’objet d’embuscades ou sont la cible d’engins explosifs improvisés actionnés au passage des véhicules ; de nombreuses écoles gouvernementales, symboles par excellence de la pénétration de la langue, des valeurs et de la culture thaïes, ont été brûlées et doivent fonctionner sous la protection des forces armées – plus de 162 instituteurs de villages y laisseront leur vie. Autres victimes : les chefs de villages et de canton, élus par la population mais aussi interface avec une administration qui souvent ne parle pas la langue locale, sont dans une situation délicate et se transforment aisément en cibles privilégiées. On a même vu dans les journaux des photos de bonzes quêtant leur nourriture quotidienne sous la protection de militaires… en poste dans des pagodes (4).
2013 – Vers une solution négociée ?
Aujourd’hui, il est clair que l’approche sécuritaire a montré ses limites : plus de 60 000 militaires et policiers n’ont pu contrôler une population de quelque deux millions de personnes ni éradiquer les militants. Cela montre bien que la cause qu’ils défendent – cela va du droit à la différence au droit à l’indépendance, selon les tendances – est en résonance avec le désir profond de la majorité de la population : désir, pour le moins, de décentralisation voire d’autonomie, d’une nouvelle politique linguistique à l’école, d’une plus grande participation politique, de l’élaboration d’un modus vivendi entre la loi musulmane et les lois en vigueur en Thaïlande, etc.
D’autres éléments ont pu faire évoluer les mentalités, comme, par exemple, la constitution de l’ASEAN (Association des Nations de l’Asie du Sud-Est) qui rassemble dix pays de langues, de cultures et de traditions religieuses différentes, bouddhiste pour la Birmanie, le Laos, le Cambodge, le Vietnam et la Thaïlande, musulmane pour l’Indonésie, la Malaisie et Brunei, chinoise pour Singapour et même chrétienne pour les Philippines, mais aussi des systèmes politiques très diversifiés : de la monarchie à la démocratie en passant par des systèmes autoritaires, voire communistes. Dans ce contexte élargi, l’existence d’une population en Thaïlande, parlant un dialecte malais, et proche culturellement de la Malaisie et de l’Indonésie, pourrait être vu comme un facteur positif et faciliter les relations avec ces pays. Encore faudrait-il lui donner un statut pleinement reconnu au sein de l’ensemble dominant thaï, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.
De plus en plus de musulmans des provinces du sud savent bien que l’ascension sociale passe par la maîtrise de la langue thaïe… le temps et l’histoire ont fait leur œuvre.
Le gouvernement d’Abhisit Vejjajiva (décembre 2008-juillet 2011) avait montré de l’intérêt pour « une forme spécifique de l’administration » dans les provinces du Sud, mais il dut se résigner à accepter le point de vue des militaires et de beaucoup de Thaïlandais qui y voient une atteinte au caractère unitaire du pays.
Au pouvoir depuis 2011, Yingluck, sœur de Thaksin, détient une majorité absolue au Parlement. Son administration serait partisane d’une nouvelle approche de la question, au point que « quelques politiciens thaïlandais de premier plan et un Vice-Premier ministre ont avancé l’idée d’accorder aux provinces du Sud leur propre gouverneur élu et une autonomie significative » (Joshua Kurlantzick in The National, 20 octobre 2012). On peut douter que l’inspiration vienne de Hongkong et de la Chine (« Un pays, deux systèmes »), formule bien trop radicale. Sans doute, ces politiciens faisaient-ils allusion au statut de « Région administrative spéciale » dont jouissent déjà Bangkok et Pattaya.
Un accord de pourparlers a été signé entre le gouvernement thaïlandais et le BRN (Front national révolutionnaire) en Malaisie au début de 2013 et les rencontres se poursuivent régulièrement depuis. Mais le BRN, fondé en 1960 et rassemblant sous sa bannière à l’occasion des pourparlers neuf mouvements, représente-t-il et contrôle-t-il vraiment tous les insurgés ? La question se pose car il n’est pas le seul à mener la lutte sur le terrain : « On pense qu’il y aurait quelque vingt groupes d’insurgés derrière les attaques, mais aucun n’en revendique la responsabilité » (Al Jazeera, en anglais, 28 mars 2013). On a en fait à faire à une nébuleuse de groupuscules plus ou moins autonomes, ce qui fait dire à Susan Pasuk de Human Rights Watch que « les dirigeants, qui se trouvent en Malaisie, ont créé des monstres qui ne les écoutent plus » (Dubus, p. 57). Sans doute fait-il allusion au RKK (Runda Kumpalan Kecil) que l’on pourrait traduire par « Petites Unités de combat ».
Selon le Bangkok Post (24 juin 2013) ceux qui s’opposent actuellement à la paix se divisent en trois groupes : un premier groupe utiliserait la violence pour se faire reconnaître et imposer leur présence aux pourparlers de paix ; le second comprendrait les tenants d’une position radicale de violence et rejetterait toute forme de pourparlers : le BRN-Coordinate dont dépendraient les RKK. A noter qu’à l’ouverture du ramadan, sont apparues dans le Sud des banderoles peintes portant ces mots dans la langue yawi locale : « Cruels + destructeurs + usurpateurs + diffamateurs = Siamois colonialistes » (Bangkok Post, 10 juillet 2013). Enfin, le troisième comprendrait ceux qui sont impliqués dans le trafic de drogues, la contrebande de carburant ou autres, des hommes en uniforme et ceux qui par calcul politique désirent que la violence continue pour préserver leurs propres intérêts.
2013 – Trêve du ramadan
Cette année, à l’occasion du ramadan, les deux parties se sont mises d’accord sur une trêve des hostilités. Le BRN s’est cependant retiré de cette trêve début août, accusant la partie thaïe de la violer. Les violences ont donc recommencé. Il est néanmoins à noter que le ramadan de cette année est le moins violent depuis la reprise des hostilités en 2004. On a enregistré 86 incidents violents qui ont fait 29 morts et 105 blessés (Deep South Watch, 9 septembre 2013).
Dans un document remis aux autorités thaïlandaises le 4 septembre 2013, le BRN annonce la participation de deux organisations dissidentes supplémentaires aux pourparlers. A en croire le journal The Nation, il y définit clairement ses positions :
– que les membres du BRN soit reconnus comme « libérateurs » et non comme « séparatistes » ;
– que la Malaisie passe du statut de facilitateur à celui de médiateur ;
– que des observateurs de l’ASEAN, de l’Organisation de la Conférence islamique et des ONG soient présents aux pourparlers ;
– qu’un type d’administration spéciale « under the Thai Constitution » soit mise en place ;
– que les suspects détenus et les insurgés emprisonnés soient libérés inconditionnellement (The Nation, 17 septembre 2013).
La partie thaïe étudie ces demandes.
Quant à l’Institut pour les droits de l’homme de l’université Mahidol, il demande à la partie thaïe de montrer plus de flexibilité pour explorer les options de gouvernement possibles, telle l’autonomie, et à la partie adverse, de privilégier l’approche politique à l’approche militaire…
Un processus a été enclenché, ira-t-il au bout ? De toute façon, la route sera longue avant que la paix soit revenue dans la région : affaire à suivre…