Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – Interview de Nurul Izzah : « L’Etat doit réaliser que la Malaisie est un pays multiracial »

Publié le 03/02/2014




Agée de 33 ans, fille aînée de l’opposant Anwar Ibrahim, Nurul Izzah est l’un des vice-présidents du Parti Keadilan Rakyat (PKR, Parti de la justice du peuple), qui forme, avec le DAP et le PAS, la coalition de l’opposition, le Pakatan Rakyat. Membre du Parlement fédéral depuis 2008, élue d’une circonscription de Kuala Lumpur qu’elle a conquise alors que son adversaire était membre du gouvernement fédéral, …

… elle est une personnalité politique à laquelle les analystes prédisent un avenir important. Adepte d’un islam en prise avec la modernité, elle affirme avec constance que la Malaisie ne saura affronter les défis du temps présent que si elle se montre capable de dépasser les divisions ethniques et religieuses qui la constituent et si le système de gouvernement, dominé depuis l’indépendance par l’UMNO et ses alliés, est réformé.

Le 22 janvier 2014, à Kuala Lumpur, Nurul Izzah a accordé une interview exclusive à Eglises d’Asie pour répondre aux questions que soulève la polémique sur l’usage du mot ‘Allah’ par les chrétiens de langue malaise dans ce pays.

Eglises d’Asie : Quelle analyse faites-vous de la polémique sur l’usage du mot ‘Allah’ par les chrétiens en Malaisie ?

Mme Nurul Izzah : Tous les pays dans le monde connaissent des lignes de fractures. En Malaisie, celles-ci passent par les facteurs religieux et raciaux. Dans notre environnement politique, la séparation des pouvoirs, telle qu’elle est pourtant inscrite dans la Constitution, ne fonctionne pas correctement en ce sens où l’exécutif domine les pouvoirs législatif et judiciaire. Cela amène des questions telles que l’usage du mot ‘Allah’ par les musulmans et les chrétiens, à se transformer de manière assez étonnante en sujets de controverse. Dans n’importe quel autre pays connaissant une cohabitation entre des musulmans, des chrétiens (catholiques ou protestants), et par exemple des bouddhistes, un tel sujet ne revêtirait pas un caractère polémique. En Malaisie, c’est pourtant le cas.

Pour comprendre cette spécificité malaisienne, il faut revenir en arrière, à notre histoire, et regarder comment notre gouvernement exerce son pouvoir, ainsi que la manière dont, à côté du gouvernement, nous avons des institutions officielles qui gouvernent les questions relatives à la religion musulmane. Ces dernières constituent une strate supplémentaire institutionnelle qui gère, surveille et interfère dans les questions relatives à l’islam, et bien sûr dans les relations entre l’islam et les autres religions. C’est cette architecture spécifique qui explique le développement de cette polémique autour de l’usage du mot ‘Allah’.

Quelle est votre position concernant l’usage du mot ‘Allah’ par les chrétiens ?

Je dois préciser ici que je n’ai pas une grande expérience dans le dialogue avec les autres religions. En tant que responsable politique, je n’ai pas eu à me prononcer sur ces questions et je ne me considère pas moi-même comme une autorité en matière d’islam. Je suis une musulmane pratiquante et c’est tout ! Mais tout ce en quoi je crois inspire mon travail, et les responsabilités qui sont les miennes s’exercent au sein d’un parti politique multiracial et pluri-religieux.

Ceci étant dit, mon souci principal ici est que je crois que nous n’avons sans doute pas vraiment quitté les représentations mentales qui étaient les nôtres, en Malaisie, dans les années 1960 et 1970, une époque où de nombreux Malais estimaient être marginalisés et craignaient de ne pouvoir affirmer leur identité en tant que musulmans. Le ressentiment était très fort parmi les Malais et cela s’est traduit en réaction par une vague d’islamisation de la société, notamment dans les années 1980. Les réalisations ont été notables, avec l’émergence d’un secteur bancaire islamique ou l’essor des universités nationales. Et cela aurait donc dû se traduire, pour les musulmans, par un renforcement du sentiment de confiance en soi, et une relation plus tranquille dans leurs contacts avec les non-musulmans et leurs pratiques religieuses.

Malheureusement – et ceci nous ramène à la manière dont le pouvoir politique est exercé dans ce pays –, cela n’a pas été le cas : nous en sommes restés à l’équation où l’UMNO (United Malay National Organization) égale islam et islam égale UMNO, et l’idée, pour les musulmans, que la seule manière d’être forts et de défendre leurs droits est de dépendre de ce parti.

La polémique sur l’usage du mot ‘Allah’ ne serait donc que politique ?

Cela nous ramène à la notion de djihad. Vous savez que le djihad commence par soi-même, qu’il a trait à la manière de devenir un meilleur musulman. Or, tout se passe comme si, pour parvenir à cette fin, les musulmans ne cherchaient pas par eux-mêmes, en eux-mêmes, mais s’en remettaient au gouvernement au pouvoir, sur qui ils se reposent pour définir ce qu’est l’islam.

Ajoutez à cela les structures en place dans ce pays. Financés par le gouvernement, les bureaux chargés de gérer les affaires islamiques sont des bureaucraties enfermées dans le passé. Or, dans le monde d’aujourd’hui, les jeunes vont sur Internet chercher l’information, communiquent en réseaux. Il est donc nécessaire d’améliorer la qualité de votre discours, de ce que vous enseignez. Vous devez affiner vos arguments, et bien entendu vous devez aussi être capables d’engager le dialogue avec les autres religions. Or, ce que je constate, c’est que ces bureaux officiels se cantonnent dans ce qui est le plus facile pour eux, i.e. dire ce qui est permis et ce qui ne l’est pas, mais ils ne vont pas plus loin.

Si cette polémique autour du mot ‘Allah’ se développe tant, la faute leur incombe donc, mais en partie seulement car c’est aussi notre faute à nous, musulmans, si nous ne nous montrons pas capables d’être à la hauteur des défis et des besoins du temps présent.

Ainsi, il est légitime d’étudier la question de savoir si le mot ‘Allah’ était traditionnellement utilisé par les non-musulmans en Asie du Sud-Est autrefois ; tout comme il est légitime de se poser la question pour aujourd’hui. Certains répondent ‘non’. Prenez par exemple Siddiq Fadzil, il a écrit un article intéressant pour expliquer son point de vue. On peut ne pas être d’accord avec lui, mais au moins on sait d’où il part et quels arguments il développe. Ancien président d’ABIM (Angkatan Belia Islam Malaysia) [NDLR : la plus importante ONG islamique du pays], mouvement de la jeunesse islamique, il fournit un argumentaire fouillé pour dire pourquoi le mot ‘Allah’ ne doit pas être utilisé [par les non-musulmans]. Cela, je peux l’accepter dans la mesure où nous avons là une base sur laquelle nous pouvons discuter, argumenter.

Mais le problème, ce sont les autres, lorsqu’ils ne prennent pas la peine de présenter des arguments réfléchis et ne font qu’asséner des arguments d’autorité. Prenez le concept de Trinité. Vous pensez que le musulman moyen a une idée de ce que concept représente, de ce qu’il veut dire ? Non, aucune ! et, pourtant, on lui assène l’idée que les chrétiens sont des polythéistes parce qu’ils croient en la Trinité.

Ce concept d’unité dans le divin, c’est un point important car cela touche aux questions de fond pour lesquelles vous devenez musulmans. Or, la plupart des musulmans ne reçoivent aucun enseignement sur ces concepts et c’est pourquoi vous arrivez à des situations comme celle que nous avons aujourd’hui, où 80 % des Malais désapprouvent l’usage du mot ‘Allah’ par les chrétiens.

Les chrétiens mettent en avant la supériorité de la Constitution fédérale, qui garantit la liberté de religion, sur les lois appliquées par certains Etats fédérés interdisant cette utilisation du mot ‘Allah’ par les chrétiens. Comment dès lors trouver une issue à cette controverse ?

C’est bien le problème. Les frontières au sein des institutions sont si floues ici ! Un bon système s’entend comme un système où la séparation des pouvoirs est respectée. Dans un tel système, le pouvoir judiciaire s’entend comme le pouvoir qui en mesure de contrôler les excès du pouvoir exécutif ou législatif.

Supposez que je sois un dirigeant au pouvoir. Je sais que 80 % des Malais musulmans sont opposés à l’idée que les chrétiens puissent utiliser le mot ‘Allah’ dans leur pratique religieuse. Qu’est-ce que je fais ? Je promets et j’agis pour faire en sorte que les chrétiens se voient interdire d’utiliser ce mot. Ne pensez-vous pas que je suis ainsi sûre de pouvoir compter sur les suffrages de ces électeurs malais ? Peu importe que cela soit vrai ou pas, juste ou pas. Il me suffit d’affirmer que j’agis pour défendre les « valeurs asiatiques » ou les « intérêts des Malais ». Point final.

En face, les chrétiens ont bien le droit – et ils ont raison de le faire – de saisir la justice pour faire respecter leurs droits, mais vous devez avoir à l’esprit que notre système ne connaît pas une véritable séparation des pouvoirs.

Comment l’opposition, à laquelle vous appartenez, se distingue -t-elle de la coalition au pouvoir sur ce point ?

Pour notre part, dans notre parti, le PKR, ce que nous avons choisi de faire, c’est de créer un forum où, par un engagement continu et persévérant dans le dialogue, nous tentons sans relâche d’expliquer à l’opinion publique, à l’homme de la rue ce que cette polémique recouvre. Il ne s’agit pas seulement d’informer l’opinion, d’éduquer les gens, mais il faut aussi avoir le courage d’engager le dialogue avec ceux qui défendent une opinion contraire à la nôtre. La condition pour engager ce dialogue est toutefois que ceux avec qui nous discutons fassent preuve de sincérité, qu’ils n’aient pas d’intentions cachées.

A ces groupes ou à ces personnes qui prônent l’interdiction du mot ‘Allah’ par les chrétiens, nous disons qu’ils ne peuvent se retrancher derrière cet interdit pour justifier ou camoufler leurs manquements, leur échec à expliquer ce qu’est l’islam, leur incapacité à faire ce qui aurait pourtant dû être leur travail.

En Malaisie orientale par exemple, on assiste à un essor considérable des Eglises chrétiennes, en particulier dans l’Etat de Sabah. Pourquoi cet essor ? Qu’est-ce qui attire les jeunes ? Propager sa religion, ce n’est pas uniquement apprendre à prier ; la religion, c’est aussi s’occuper de questions telles que la réduction de la pauvreté, l’éducation ou le développement humain, social et économique.

Or les agences gouvernementales chargées de la religion se contentent de produire des règlements, édictent des lois, mais elles ne font pas leur vrai travail, qui serait d’expliquer ce qu’est notre religion. Quant au gouvernement fédéral, il ne devrait jamais perdre de vue qu’il est le gouvernement d’un pays multiracial. Certes, on doit rendre justice au Barisan Nasional, la coalition actuellement au pouvoir, pour le fait qu’aucun conflit ethnique n’ait éclaté, mais cette formation a failli dans le sens où elle se montre incapable de répondre aux défis qui se présentent à nous.

Estimez-vous qu’il est nécessaire aujourd’hui de revisiter la manière dont le pouvoir politique est partagé entre les communautés qui composent le pays, ainsi que la formule qui préside aux équilibres ethniques ?

La Malaisie est un pays particulier dans le sens où le groupe majoritaire est pourtant celui qui se sent le moins favorisé. Ici, paradoxalement, la perception est que les droits de la majorité sont ceux qui ont le plus besoin d’être protégés. C’est une perception qui s’enracine dans un sentiment d’insécurité profondément ancré dans les esprits.

Pourtant, le Malais moyen n’a plutôt comme souci quotidien que d’améliorer sa situation économique, de boucler ses fins de mois et, s’il est pauvre, de sortir du piège de pauvreté. Mais le système en place ne l’encourage pas à prendre son destin en main. Oui, bien sûr, ses enfants profitent des places réservées aux Malais à l’université ou dans l’administration, mais cela tue le dynamisme dont ils pourraient faire preuve. Je généralise certes mais c’est pourtant le schéma dans lequel se débat une large partie de la population.

Quant aux dirigeants, ils profitent du fait que la Malaisie connaît depuis longtemps une situation de paix. Ils contrôlent le système judiciaire et la police. Mais qu’en font-ils ? Ils manigancent et provoquent. Avec pour résultat de faire grandir une génération de racistes qui considèrent les autres, les non-Malais, à travers un filtre très négatif.

Nous-mêmes, dans l’opposition, nous devons prendre garde à ne pas nous laisser aller à descendre à leur niveau, à répondre aux provocations qu’ils peuvent nous adresser. Les responsables de ce pays devraient toujours agir non pas en fonction de la seule majorité malaise de la population mais en ayant conscience que la Malaisie est un pays multiracial et que les conséquences d’actes inconsidérés ou menés pour des gains à court terme ont, et auront toujours, des répercussions potentiellement graves.

Les chrétiens ont-ils une chance d’obtenir gain de cause sur l’usage du mot ‘Allah’ ?

Je doute que notre système judiciaire soit parfaitement indépendant, mais, quelle que soit l’issue à laquelle l’Eglise sera contrainte, je demande et je veillerai à ce qu’à l’extérieur des tribunaux, aucun incident ou manifestation malheureuse ne vienne exercer une pression supplémentaire sur les chrétiens. Je comprends parfaitement que les chrétiens, qui dans ce pays ont déjà le sentiment de vivre comme des citoyens de seconde classe, ressentent très négativement ce qu’ils perçoivent comme une manœuvre visant à restreindre leur liberté de religion. Mais mon message à leur intention serait celui-ci : « Ne cherchez pas à répondre ou à rendre coup pour coup. »

Il y a parmi nous, Malais musulmans, des personnes qui cherchent à faire changer les choses, qui se battent pour qu’elles évoluent. Il ne faut pas se décourager. Je sais que la situation peut apparaître à certains égards comme étant désespérante et cela explique que nombreux sont ceux qui choisissent de quitter ce pays. La fuite des cerveaux est une réalité. J’ai vécu moi-même ce que vivent les jeunes Chinois qui ont pourtant les notes suffisantes pour entrer à l’université mais qui ne le peuvent pas car les places sont réservées aux Malais. Lorsque mon père, Anwar Ibrahim, a été attaqué par le pouvoir en place [en 1999-2000] et que j’ai pris sa défense, je me suis vu interdire l’accès à l’université alors que mes notes étaient bonnes et m’auraient permise d’y entrer (1). Je comprends donc ce que ressentent tous ceux qui se voient privés des opportunités auxquelles ils peuvent légitimement prétendre.

Mais nous nous battons pour changer le système. La route est longue certes, et il faut faire preuve de patience. Avant les élections générales de l’année dernière, certains avaient suggéré de mettre sur pied une Commission ‘Vérité et Réconciliation’, sur le modèle sud-africain. Je ne pense pas que nous ayons nécessairement à aller jusque-là maintenant, mais il est certain que chacun dans ce pays doit légitimement se sentir chez lui. Arrêtons de considérer [les non-Malais] comme des étrangers à ce pays.

(eda/ra)