Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – Le dialogue interreligieux au Pakistan

Publié le 07/05/2015




Du Pakistan et de la place que réserve ce pays très majoritairement musulman aux minorités religieuses, l’écho médiatique ne renvoie qu’une image très négative : exactions commises au nom de la loi contre le blasphème, discriminations de toutes sortes et arbitraire le plus injuste. Sans rien n’éluder de cette réalité, …

… le présent et passionnant article invite à aller plus loin à la découverte, non pas tant de l’islam, que des musulmans du Pakistan et de la place que les chrétiens peuvent y avoir.

* Spiritain irlandais, John O’Brien arrive au Pakistan en 1977. Retourné ensuite au pays pour enseigner la théologie, il retrouve après environ dix ans le groupe spiritain du Pakistan. Jusqu’à aujourd’hui, il participe à un ministère comprenant des activités pastorales auprès de populations marginalisées, le dialogue interreligieux, des projets éducatifs et de développement. Parmi ses publications : The Unconquered People (Oxford University Press, 2012).

Le présent article, traduit de l’anglais, a été publié dans la revue Spiritus (n° 218, mars 2015), que nous remercions ici pour l’autorisation de reproduction ; il est publié en deux parties (la seconde partie sera mise en ligne dans quelques semaines).

 

Dans cet article sur la présence des spiritains au Pakistan, je me propose tout d’abord d’esquisser le caractère dialogique de cette présence à l’islam, à l’hindouisme et à certaines formes de catholicisme par trop acculturées. Dans un deuxième temps, je proposerai un cadre théologique permettant de comprendre la nature constitutive du dialogue dans le témoignage rendu à l’Evangile. Puis j’indiquerai comment, pour la personne humaine, et à plus forte raison pour le témoin de l’Evangile, le chemin vers une authentique appropriation de soi-même dans l’agir chrétien est essentiellement dialogique.

Pour notre communauté spiritaine, le fait de vivre en République islamique du Pakistan tout en nous efforçant, même sans grand succès, d’y témoigner de la mémoire subversive de Jésus de Nazareth, nous engage dans un dialogue interreligieux à multiples strates : dialogue avec les musulmans plutôt que simplement avec l’islam, avec les hindous des groupes tribaux plutôt que simplement avec l’hindouisme, avec les chrétiens des classes opprimées plutôt que simplement avec le catholicisme romain officiel. Et, peut-être le plus révélateur, c’est aussi un dialogue qui se tient en chacun de nous-mêmes : dialogue intérieur du cœur et de l’esprit en chemin vers une conception et une expérience de Dieu plus satisfaisantes. Le dialogue avec la religion telle qu’elle est vécue par des gens opprimés, pour la plupart aux prises avec la pauvreté et le conflit, est autre chose qu’un dialogue entre deux systèmes religieux théoriques. Il prend toujours place dans un contexte sociopolitique donné ; pour les chrétiens, cette mise en contexte est modelée par une option préférentielle pour les pauvres.

Présence à un islam perçu comme oppresseur

Les musulmans représentent 97,5 % des 187 millions de Pakistanais. Notre effort de présence dialogique au monde de l’islam s’est construit aussi à travers notre engagement envers les deux minorités ethniques opprimées : les balayeurs pendjabi, qui sont majoritairement chrétiens, et les petits métayers marwari-bhil, qui sont des hindous des groupes tribaux. Cette présence dialogique à l’islam s’est construite à partir de leur expérience de l’islam qui se trouve être une expérience d’oppression. Naturellement, cela n’est pas lié à l’islam comme religion, considéré d’un point de vue théologique, mais à un ensemble de facteurs socioculturels divers. Aussi valide qu’elle soit, cette distinction perd toutefois de sa pertinence au niveau de leur expérience quotidienne. En effet, sous l’islam indo-pakistanais de surface, gisent des siècles d’intériorisation des mentalités liées au système hindouiste des castes (varna).

De ce point de vue, et selon la loi hindoue classique, les chrétiens pendjabi et les Marwari-Bhils se trouvent hors du varna, et donc « intouchables », préjugé toujours profondément ancré dans les mentalités musulmanes pakistanaises, même si c’est de façon inconsciente. Leur oppression relève autant de leur caste, de leur teint de peau et de leur profession que de leur religion. Mais cette explication théorique ne modifie en rien leur expérience quotidienne. Celle-ci leur dit que ceux qui les exploitent, maltraitent et marginalisent sont pour la plupart des musulmans ; et c’est ça leur perception de l’islam. Même aujourd’hui, les hindous de basse caste et les balayeurs chrétiens ne peuvent se faire servir dans les bars à thé. Et si on les sert, ce sera dans une tasse souillée et de mauvaise qualité qui souvent sera ensuite cassée ou jetée à la poubelle.

Il y a quelques années, trois balayeurs se sont noyés dans un égout collecteur, sous l’effet d’un afflux de méthane, alors qu’ils essayaient de le déboucher. Pour faire ce travail, ils doivent descendre dans l’égout, souvent s’y plonger jusqu’au cou, parfois s’y immerger totalement pour détecter le problème. Les accidents sont fréquents. Leur mort a dû être atroce. On les avait réquisitionnés pour faire ce travail un de leurs jours de congé ; aucun équipement de sécurité ne leur avait été fourni et l’opération n’était pas surveillée. Les demandes d’indemnisation de la part de leurs familles ont été présentées par les spiritains comme une affaire de droits de la personne humaine. Deux des victimes étaient des musulmans massali (1) et le troisième chrétien. Ils étaient tous trois du même groupe ethnique, groupe tribal à l’origine, de personnes opprimées qui se sont converties à différentes religions, en diverses périodes de l’histoire, en quête d’intégration sociale et de dignité. Dans la négociation sur l’indemnisation relative aux trois balayeurs défunts, les autorités se sont montrées d’une grande froideur. Leur manière de parler des victimes révélait une absence totale de respect, presque comme s’il s’agissait d’êtres infrahumains. Leur attitude n’était pas moins négative à l’égard des Massalis qu’à l’égard du chrétien. Bien qu’il se soit agi de musulmans, ce qui définissait leur statut ce n’était pas leur religion, mais leur profession : c’étaient des balayeurs, pas des musulmans !

Des attitudes très contrastées

Si, avec l’islam, nous ne nous engageons que rarement dans un dialogue formel et structuré, nous pratiquons avec les musulmans un dialogue de vie permanent aux multiples facettes. Le conducteur de pousse-pousse qui cherche à nous majorer le prix de la course est un musulman. Le passager qui se serre pour nous laisser un bout de place assise dans le train alors qu’on n’a pas réservé est un musulman. Musulman aussi celui qui a chipé la place réservée d’un autre et refuse de bouger. Musulman encore celui pour qui il n’est pas question de toucher à notre nourriture parce que nous sommes des kouffar (incroyants). Le médecin qui, à notre demande, accepte de pratiquer une intervention à honoraire réduit parce que le patient est pauvre, est musulman. De même celui qui refuse d’examiner un autre patient à cause de sa caste, couleur ou profession.

Les policiers qui, à force de tracasseries, extorquent aux gens un bakchich sont musulmans. Tout comme celui qui s’emploie à retrouver la fille d’un hari (paysan) enlevée par le propriétaire terrien. Ce dernier, qui l’a enlevée et peut-être abusé d’elle, est un musulman. Un autre propriétaire qui renseigne sur l’endroit où elle pourrait se trouver est aussi un musulman ; il donnera un coup de main soit parce qu’il perçoit l’injustice commise, soit simplement parce que l’autre propriétaire est son rival ou son ennemi. Le fonctionnaire qui cherche à tout prix à faire échouer les demandes de visa est musulman ; de même que celui qui facilite les choses même quand le dossier n’est pas tout à fait en ordre. Le religieux qui dit haut et fort ce qui relève pour lui du truisme, à savoir que les chrétiens ne prient pas, est musulman ; musulman aussi celui qui vient nous demander sincèrement de prier pour un parent ou un enfant malade, qui se joint à notre prière et repart en nous remerciant chaleureusement.

D’une franche agressivité à une certaine communion

Tels sont les traits de notre dialogue concret avec l’islam, un dialogue mené non pas avec des porte-parole officiels, mais avec des gens ordinaires. Rarement, il n’est question que des affaires en cours. La conversation tourne assez vite sur d’autres sujets : que pensons-nous du Pakistan, qu’y faisons-nous, où sont nos enfants, pourquoi ne sommes-nous pas musulmans ? Cela va du ton badin à la discussion très enflammée ou même potentiellement dangereuse ; d’une curiosité malsaine à un échange honnête et sérieux. Les questions qui nous sont posées manquent souvent de tact. Tout n’est pas sincère et ça sent parfois le piège. En ce qui nous concerne, l’enthousiasme et la naïveté des débuts ont peu à peu fait place à une circonspection doublée d’un déploiement de stratégies de survie.

Parfois, lorsque certains d’entre nous se voient demander de façon agressive quelle est notre religion, nous répondons : insan (être humain), tentant d’éviter ce que l’expérience nous a montré être un débat stérile et de centrer la conversation sur notre humanité commune. Apprendre à esquiver avec humour des accusations ridicules peut parfois se révéler plus fécond que d’essayer de les aborder de front. Il n’est pas rare que l’échange vienne à s’éteindre dans un silence gêné et embarrassé, ce qui arrive souvent lorsque nos interlocuteurs, emportés dans une conversation animée avec des étrangers en langue ourdou ou pendjabi, découvrent que nous ne sommes pas musulmans ! En certaines occasions, la différence religieuse peut être laissée de côté pour faire place à ce qui est de l’ordre d’une rencontre, sinon des esprits, du moins des cœurs. L’espace d’un instant, on a pour une fois le sentiment d’être ensemble en présence de Dieu : puisqu’Il est Un, l’humanité aussi est une et nos différences ne sont pas si absolues.

Les ambiguïtés d’un dialogue formel

Le groupe est engagé dans un dialogue de vie. Si, de toute évidence, le dialogue au niveau savant et plus formel est nécessaire, l’expérience montre que, dans le contexte actuel de notre solidarité avec les opprimés, cela peut rester une entreprise stérile et improductive. Il y a tout un tas d’initiatives de ce genre au Pakistan. Certains parmi les plus sérieusement engagés dans ce processus ne peuvent se défaire de l’impression que c’est en grande partie pour le spectacle, ce qui compte étant les personnalités invitées et le repas festif escompté. Echanger des sentiments élevés et énoncer de nobles principes est un trait culturel pakistanais. Ce n’est pas nécessairement le signe d’une disposition à assumer intérieurement ou à mettre en œuvre ce qui a été si courtoisement échangé. Un tel type de dialogue attire souvent ces musulmans pour qui il est hors de question de prendre place dans la même pièce que la majorité des gens de notre Eglise, sans parler des ouvriers agricoles des groupes tribaux.

Le dialogue avec les personnes professant d’autres religions, bien distinct du dialogue avec les autres religions, est un élément constitutif de la mission telle qu’on la comprend aujourd’hui. Cela découle du principe théologique catholique contemporain selon lequel la grâce offerte à l’humanité en Christ est à la fois pour ceux de l’intérieur et ceux de l’extérieur de l’Eglise visible. Ainsi, toutes les voies d’une authentique praxis peuvent être considérées comme des voies de salut même si n’est pas encore résolue la question théologique de savoir si ces voies de salut sont ou pas des moyens de salut. Le dialogue est donc partie intégrante de la mission. Ce qui est moins clair, c’est la bonne manière de s’y engager.

Des minorités condamnées à « faire avec … »

A un certain niveau, l’islam pakistanais est tout simplement écrasant, irrésistible. Comme le dit un missionnaire : « Il te dompte. » Il est tout simplement plus grand et plus puissant, de dimension telle qu’aucune praxis ni combinaison stratégique ne peut avoir prise sur lui. Il faut faire avec : accepter d’être en situation de minorité, accepter d’être petit et de compter pour presque rien. Toutes les minorités suivent les fêtes musulmanes, observent les interdits alimentaires et utilisent la terminologie de l’islam. Nous tous, bon gré mal gré, nous entendons le sermon du vendredi déversé par les haut-parleurs. Nous-mêmes et nos coreligionnaires devons accepter d’être appelés Isai (adeptes de Jésus) même si nous sommes Masih (ceux du Christ, chrétiens). Tout cela est implacable, plein d’assurance et dénué de tout sens de l’excuse.

Les haut-parleurs qui, de chaque mosquée, hurlent l’appel à la prière – et il y en a une à chaque coin de rue – semblent prendre un plaisir spécial à pointer leur message sur les maisons et les basties (quartiers) de chrétiens. Ils pensent sans doute bien faire, en proclamant la parole de Dieu et en offrant le salut aux âmes en perdition. Nous sommes petits et sans importance ; et, même si intégrer cela et l’accepter est pour nous une réelle source d’énergie, il nous faut d’abord renoncer à un tas d’appuis familiers. C’est ainsi que notre présence à l’islam nous engage à un dialogue intérieur, une confrontation avec l’absolue contingence de l’existence humaine et la radicale pauvreté de la condition de créature. A sa façon, cette confrontation est peut-être un passage obligé pour accéder à un dialogue quel qu’il soit.

Alors qu’aux missionnaires est épargnée l’hostilité ouverte affichée envers les chrétiens ordinaires et les hindous, une autre hostilité, tapie tantôt derrière une politesse feinte, tantôt derrière un accueil vrai, vient parfois exploser à la surface. L’église de Rahim Yar Khan (sud du Pendjab, à la frontière de l’Inde) a été attaquée et profanée, tout comme celle de Khanewal. Le village chrétien de Shantinagar a été brûlé. Il y a eu des massacres de chrétiens en prière à Bahawalpur, à Islamabad et en de nombreux autres endroits. Plusieurs chrétiens ont été condamnés à mort en application de la loi contre le blasphème. Il serait malhonnête de laisser entendre que ce genre d’attitude est le fait de l’ensemble ou même de la majorité des musulmans. Ce n’est pas le cas ! Et ce n’est pas dirigé contre les seuls chrétiens. De semblables atrocités sont commises réciproquement entre sunnites et chiites. Mais il serait également trompeur de prétendre que cela ne peut pas arriver ou que, de fait, cela n’arrive pas. Cela a bel et bien lieu ! De plus, les promesses du gouvernement, après chaque atrocité, que cela ne se reproduira plus jamais semblent de plus en plus creuses. Il y a là une belle invitation à accepter, même si ce n’est pas sans appréhension, que la vie est un don et qu’en dernier ressort elle ne nous appartient pas.

Dialogue et justice

Notre dialogue de vie avec les musulmans emprunte quatre formes principales : dialogue et justice, dialogue et travail, dialogue et prière et enfin dialogue et vie. C’est donc tout d’abord un dialogue qui peut s’établir dans le sillage d’un engagement commun dans une lutte pour la justice et la transformation des structures sociopolitiques injustes. Un exemple marquant en a été l’engagement de plusieurs groupes musulmans aux côtés de la Commission catholique ‘Justice et Paix’ à propos de questions telles que les Ordonnances hadood (hudud) (essentiellement défavorables aux femmes) et celle des Electorats séparés (apartheid) qui faisaient partie de l’héritage législatif légué par la dictature Zia. Le courage de quelques groupes féminins, comprenant aussi bien des musulmanes sécularisées que d’autres ouvertement religieuses, a fait l’admiration de bien des chrétiens.

Dans de pareilles luttes, naît un sens nouveau du respect mutuel et de l’interdépendance. Il devient impossible de douter de la sincérité et de la bonne volonté de l’autre. Cela peut conduire, au fil d’un partage sur le sens de la justice selon la foi propre de chacun, à un échange religieux plus approfondi. Dans le cas des femmes chrétiennes et musulmanes, la similitude de leur expérience d’oppression sous des structures patriarcales au sein de leurs systèmes religieux respectifs peut être aussi un stimulant au partage.

Dialogue et travail

En second lieu, un dialogue de foi ou interreligieux peut prendre place entre chrétiens et musulmans ayant une même profession. Lorsqu’ont été célébrées les obsèques des chrétiens noyés dans l’égout, les Massalis, balayeurs musulmans, sont venus en grand nombre. L’office liturgique, soigneusement préparé, comprenait un rite spécial d’offertoire qui voulait souligner la dignité de l’honnête labeur des balayeurs. Le balai, genre balai de joncs, est regardé comme un signe de déchéance, de honte et d’oppression. Au cours de cette eucharistie, il ornait l’autel et il a été élevé en geste d’offrande lors de la présentation des oblats. Chose que les catholiques ont eu du mal à accepter ; mais, du côté des Massalis, ça a soulevé une acclamation ! Ceux-ci ont été très touchés et certains se sont joints à la prière. Un spiritain a régulièrement rencontré ses collègues du corps médical et dirigé une clinique en collaboration avec un propriétaire musulman. C’était le lieu d’un dialogue entre égaux, partant du niveau professionnel pour se prolonger dans un dialogue de vie et aller, en de rares occasions, jusqu’au niveau religieux.

En théorie, quelque chose de cette nature devrait être possible dans le milieu scolaire et hospitalier où l’on pourrait s’attendre à ce que les membres du personnel enseignant et infirmier se rencontrent sur un pied d’égalité. En général, ce n’est pas le cas dans les hôpitaux, non seulement pour des motifs de caste, mais aussi parce que les infirmières chrétiennes sont fréquemment l’objet de harcèlement sexuel. Dans le secteur éducatif, il y a une autre raison qui rend la chose difficile : le programme a été entièrement islamisé. Les manuels d’anglais – sans même parler de ceux d’ourdou et d’histoire – offrent des récits mettant en valeur des héros musulmans. Les livres de sciences s’efforcent de démontrer qu’en physique et en médecine, les découvertes ont toutes été le fait de musulmans. Jésus est présenté en termes entièrement musulmans, y compris aux enfants chrétiens qui n’ont pas d’autre option que d’étudier l’islamiat (l’islam comme matière scolaire) et parfois acceptent inconsciemment cet enseignement comme étant la bonne présentation des choses. Certains enseignants chrétiens en sont consternés ; d’autres, à leur grand regret, ne voient pas d’autre solution : une minorité d’entre eux viennent trouver des gens comme nous pour en parler mais, au sein de l’école elle-même, ils sont réduits au silence. Outre qu’ils peuvent être poursuivis en vertu de la Loi 295c contre le blasphème, loi devenue sacro-sainte et intangible, il leur faut, dans un contexte de chômage croissant, sauvegarder leur emploi.

Dialogue et prière

La troisième forme de dialogue est celle qui peut naître d’un engagement commun dans la prière. Les musulmans pakistanais ont un sens aigu de l’importance de la prière dans leur vie. Mais une prière communautaire formellement structurée ou régulière est une chose rare, pour ne pas dire inexistante. Au Pakistan, dans quelque confession que ce soit, la pratique religieuse est plus une affaire de besoin ressenti de temps à autre que de régularité. Souvent, lors de nos visites à des patients chrétiens à l’hôpital, des musulmans nous demandent de prier pour un membre de leur famille malade et même de lui imposer les mains. C’est une chose qu’ils apprécient vraiment. Parfois, les gens viennent frapper à notre porte pour demander des prières pour eux-mêmes ou pour un parent, s’attendant à ce que nous le fassions séance tenante. Plus rarement, ils demandent un geste rituel habituellement réservé à un pir (saint homme) musulman, comme par exemple de souffler sur un verre d’eau et de le leur donner à boire. En cas de difficulté majeure ou de détresse, les Pakistanais, sans doute comme la plupart des êtres humains, reviennent à une conception très inclusive de la religion. Ils ont recours à n’importe quelle personnalité religieuse, l’essentiel étant l’efficacité de sa prière et pas l’orthodoxie ou l’hétérodoxie de ses croyances.

Lors de leurs tournées dans les villages de l’intérieur du Sindh, il y a quelques années, deux de nos confrères spiritains participaient fréquemment à des célébrations communes se prolongeant jusque tard dans la nuit, selon le modèle de la pratique dévotionnelle baghti ayant sa racine dans les mouvements réformateurs hindous. De semblables réunions de prières, doublées d’un dialogue explicitement interreligieux avec l’hindouisme populaire, font partie de la vie habituelle de notre groupe, ici au Pakistan. Dans la province du Sindh, certains musulmans se joignent aussi à ces dévotions. Cela a permis, semble-t-il, une réelle rencontre des cœurs, un cheminement commun vers le Dieu unique qui est au-delà de toutes les constructions religieuses et qu’on ne peut connaître qu’à travers l’amour et la prière. Le lendemain matin d’une de ces rencontres, un musulman qui avait participé à la célébration est venu apporter du thé aux spiritains et le prendre avec eux pour les remercier de leur participation ; mais il n’aurait jamais permis à des hindous de boire dans les mêmes tasses que lui ! Beaucoup de questions travaillaient les spiritains à la suite de cette visite.

Dialogue et vie

Une quatrième forme de dialogue, c’est le dialogue de vie pouvant se greffer sur les occupations ordinaires de la journée. Derrière chacune de nos fonctions, il y a les personnes humaines que nous sommes. Le fond de la foi religieuse réside moins dans les systèmes théoriques cherchant à l’expliquer ou à la justifier que dans sa capacité à fournir du sens, de la motivation et une énergie transformatrice au sein des luttes quotidiennes. Le partage interreligieux de la foi consiste moins à harmoniser les détails des systèmes respectifs qu’à partager ce qui est au fondement et à la source de tout cela, rejoignant ainsi le dynamisme de la foi et sa capacité transformatrice dans toute sa gratuité et son mystère.

La théologie est une activité seconde qui se lève au crépuscule. Ce dont elle prétend parler n’est pas à chercher d’abord dans ses propres synthèses, mais dans cette aptitude en définitive irrépressible pour la solidarité, la réconciliation et le comportement respectueux, qui signe l’avènement du salut face à tout ce qui menace le projet humain. La rencontre religieuse avec l’« autre » est la condition pour s’affranchir de cette prison constituée par la conviction illusoire de la complétude et de l’autosuffisance de notre propre système. Une telle rencontre porte donc les germes d’une humanité plus riche et plus vaste.

Une foi chrétienne inconsciemment imprégnée d’islam

De manière indirecte, le dialogue avec l’islam se déroule à l’intérieur même de l’Eglise chrétienne. L’islam est tellement envahissant que le processus d’osmose culturelle engendre une conception du christianisme profondément marquée par les valeurs et présupposés de l’islam. Ainsi, Jésus devient « notre Prophète », Noël est « notre Eid ». Nous sommes tous Ahl-ul-Kitaab (les gens du Livre) ; et la Parole, ou révélation primordiale, est réduite à injil (l’Evangile) faussement compris comme le livre du Nouveau Testament au lieu d’être la personne même de Jésus. Cela signifie que le texte en est inévitablement lu et proclamé de façon littérale et fondamentaliste. Parfois, il est réellement lu de façon quasi magique ; il suffit qu’il soit lu : sa compréhension, son interprétation n’ont aucune importance. On donne au livre une place d’honneur, souvent en le mettant bien en évidence dans la salle de séjour. En soi, c’est touchant ; mais le fond de cette attitude peut être préjudiciable à une authentique vie ecclésiale.

L’accent mis sur le livre appauvrit considérablement le sens de l’Eucharistie, question que les spiritains se sont efforcés de saisir à bras le corps par diverses initiatives pastorales et catéchétiques. Mais les gens cherchent du prêt-à-penser : « Quelle est notre sharia (loi) ? Comment observe-t-on roza (le jeûne ; i.e. le carême) ? Quelle est notre kalma (confession) ? Combien de fois par jour devons-nous prier ? » De telles attitudes ne sont pas le seul fait des personnes sans instruction et elles ne se laissent pas facilement entamer par des années de philosophie et de théologie au séminaire. Un évêque pakistanais a un jour proposé que les chrétiens observent le jeûne carésimal de la même manière que les musulmans ! Il est arrivé une fois à un ministre chrétien du gouvernement non seulement de défendre la Loi contre le blasphème, mais encore de suggérer une harmonisation entre fêtes musulmanes et fêtes chrétiennes. Au fil des ans, les mêmes questions reviennent. Nos efforts de dialogue parlent à l’esprit des gens et occasionnellement à leur cœur, mais il y a un autre message qui les imprègne de manière si constante et inconsciente qu’il finit par être totalement intériorisé. Quelques fervents de l’harmonie interreligieuse y voient du positif. Mais, pour une communauté fortement minoritaire, la clarté par rapport à sa propre identité religieuse est quelque chose de crucial. Sinon, au Pakistan, les chrétiens finiront par n’être plus connus que par leur caste, et la foi chrétienne par être réduite à l’islam du pauvre.

Islam de la mosquée et islam populaire

En même temps, des symboles censés être typiquement chrétiens peuvent parfois être profondément parlants pour les musulmans. La statue de Notre-Dame, tout près de l’une des églises desservies par des spiritains, était un lieu de prière extrêmement fréquenté par de nombreuses femmes musulmanes. Elles enveloppaient la statue de leur dupatta (écharpe ou châle ; un important symbole culturel de modestie et d’honneur) en signe de vénération et de dévotion à l’égard de Hazrat Maryam (la vénérée Marie), qu’elles tiennent en haute estime. Une commune vénération pour Marie pourrait bien être une source de dialogue islamo-chrétien restée jusqu’ici inexploitée et pourtant riche en possibilités.

Une des raisons pour lesquelles notre dialogue s’établit délibérément avec les musulmans plutôt qu’avec l’islam, c’est l’existence, même si cela n’est jamais reconnu officiellement, d’un réel fossé entre l’islam de la mosquée et celui de la religion vécue par les gens. Si on les interroge de façon insistante, tous nieront cela et donneront des réponses convenues. Mais le véritable dialogue interreligieux a lieu entre ceux qui pratiquent les systèmes religieux dans la vie réelle. Derrière la façade de la religion officielle, il y a l’islam populaire et, précision utile, vécu pas seulement par les pauvres et les gens sans instruction ! D’un point de vue ethnographique, on peut le décrire comme l’islamisation de l’hindouisme rural. C’est une forme de religion en quête de bénédiction pour cette vie. Elle s’efforce d’obtenir les faveurs de Dieu sous forme de grâces telles que, par exemple, la naissance d’un enfant mâle, quelque progrès matériel ou la délivrance d’une maladie provoquée, pense-t-on, par un mauvais esprit ou par la malédiction d’un ennemi. Cela peut s’obtenir par l’intercession d’un pir (saint homme). On veut aussi savoir le nom de Dieu qu’il faut prononcer pour obtenir telle bénédiction particulière désirée. Il se peut donc que le prétendu agent du dialogue soit en train de comparer l’islam théologisé avec le christianisme théologisé – ou toute autre version systématisée de l’un et l’autre qui a sa préférence – alors que la sensibilité et la pratique religieuses de son interlocuteur s’enracinent ailleurs.

Rencontrer la personne là où elle en est

Une rencontre dans le train. Après les salutations d’usage, un bout de conversation sur l’équipe nationale de cricket, les inévitables lamentations sur les chemins de fer pakistanais et non moins inévitables questions de courtoisie sur l’état de santé des familles respectives, il se peut que l’interlocuteur vienne à faire état de son inquiétude concernant l’état psychologique préoccupant de sa fille. Si l’inquiétude est réelle, comment entrer dans un échange avec lui ? Le laisser parler, exprimer son souci, ce qui permet de découvrir progressivement que lui-même et sa fille vivent dans la crainte de l’influence pernicieuse des mauvais esprits. Sa façon de parler et de s’habiller renseignent sur son instruction mais ne disent que peu de choses de son monde intérieur. Il a maintenant réalisé que son interlocuteur était quelque missionnaire chrétien (qui d’autre pourrait donc parler ourdou et voyager toute la nuit par le train ?). Comment lui répondre ? Lui infliger la fine fleur de la psychologie occidentale sans rien lui épargner ? Ça pourrait effectivement l’impressionner, mais ça ne résoudra pas le problème de sa fille, ni le sien !

Que peut donc dire notre religion devant cette situation problématique que cet homme perçoit comme un problème religieux ? Vous vous aventurez à évoquer la manière dont Hazrat Isa (le vénéré Jésus) était renommé pour avoir expulsé des mauvais esprits ; et vous voyez que cela éveille son intérêt. Il vous dit qu’il en a entendu parler. Vous êtes maintenant dans son monde ; et Jésus y était peut-être avant vous. L’échange se poursuit. Vous lui suggérez d’invoquer le nom de Hazrat Isa de tout son cœur et de toute son âme si bien qu’aucun esprit mauvais ne pourra jamais lui faire de mal, ni à sa fille. Sur son visage approbateur se lit une réelle reconnaissance. Avec toutes les réserves propres aux gens formés à l’occidentale vis-à-vis du « monde des esprits », vous vous êtes référés à Celui en qui vous croyez par un terme qui, sur le plan théologique, reste très largement en-deçà de ce que vous savez qu’Il est effectivement. Mais vous avez essayé de rencontrer une personne là où elle en est, le seul terrain de rencontre possible en ce qui la concerne. Est-ce cela le dialogue islamo-chrétien ?

L’islam du livre et l’islam du cœur

Les musulmans pakistanais sont prêts à se battre jusqu’à la mort pour défendre l’islam du livre et de la mosquée ; toutefois, sauf pour les maulvis (savants musulmans) et pour la classe des boutiquiers, ce n’est l’islam que de la part extérieure, formelle, d’eux-mêmes. L’islam de leur cœur, c’est celui des soufis, modelé il est vrai par un héritage hindouiste inavoué. Dialoguer avec l’islam au Pakistan, c’est dialoguer avec celui de l’aspiration mystique, celui de l’expérience intérieure personnelle. Ce n’est pas l’islam de l’observance légaliste ; c’est celui qui se complaît dans la quête et l’adoration du Dieu qui n’habite pas dans les mosquées ou dans les livres, mais dans le cœur humain. Bien que ce soit la forme populaire de l’islam, cela peut devenir une théologie mystique du plus haut niveau, s’accompagnant de chemins de prière qui introduisent à une profonde communion personnelle avec Dieu. Un grand nombre de soufis indo-pakistanais ont aussi été des poètes. Leur poésie offre une expression finement ciselée de l’expérience religieuse ; elle reflète une sincérité cristalline dénuée de prétention dans leur soif du seul vrai Dieu demeurant au-delà de toutes les constructions religieuses et que seul peut connaître et atteindre dans un amour extatique le disciple véritable qui s’est de tout son cœur préparé à le rencontrer. Dialoguer avec ce soufisme porte à expérimenter en soi-même de façon répétée la même quête et recherche, et en fin de compte la même ivresse de Dieu !

On peut s’attendre à ce que le dialogue islamo-chrétien, à un stade ou à un autre de son développement, soit confronté aux grandes questions de la Trinité, de l’incarnation, de la croix, de la rédemption, autant de symboles de la foi chrétienne que l’islam réfute avec grande véhémence. On pourrait s’arrêter sur les conditions de possibilité, dans un tel cadre, d’explorer avec pertinence ces grandes avenues de notre foi. La Trinité proclame que Dieu n’est pas seulement unité au sens de monarchie monadique infinie, mais une communion dynamique d’amour de trois personnes s’offrant elles-mêmes. L’incarnation suggère que la parole préexistante – pas totalement inconnue de l’islam – a dressé sa tente dans la fragilité même de l’humain avec toute sa vulnérabilité. La croix annonce les contours concrets que prend l’amour divin sans limite lorsqu’il participe à la structure de souffrance de l’existence humaine. La notion même de rédemption implique que la structure du salut divin n’est pas seulement de l’ordre de l’énoncé ; que si la bonté triomphe, ce n’est pas par une victoire de type politique, mais c’est en assumant en elle-même les conséquences du mal.

Une Eglise qui joue son va-tout

Sur ces mystères de la foi, quel genre d’Eglise et quel type de présence spiritaine peuvent dire quelque chose qui ne soit pas pure idéologie religieuse ? Ce ne peut plus être une Eglise préoccupée de son pouvoir institutionnel, mais une Eglise au service de la communion et de la solidarité humaines, refusant de s’enfermer dans une logique de pure et simple autoperpétuation et toujours disponible à planter sa tente dans l’humanité en détresse ; une Eglise prête à souffrir et à se faire petite en fidélité au dessein d’amour, choisissant de servir plutôt que de contrôler et prête à jouer son va-tout pour que le plus grand nombre ait la vie. La Règle de vie spiritaine serait certainement en consonance avec une telle vision de l’Eglise. Pour des chrétiens en situation de minorité, de vulnérabilité et d’oppression, cela fait peut-être partie de l’objectif d’un dialogue vivant avec l’islam que d’apprendre à devenir une Eglise offrant un tel visage.

John O’Brien

(eda/ra)