Eglises d'Asie

Quand deux civilisations de l’écrit se rencontrent : des Chinois découvrent la Bible

Publié le 06/07/2016




L’immense majorité des Chinois ne connaît pas la Bible, elle ne fait pas – encore – partie de la culture générale du citoyen moyen. L’accès aux textes bibliques reste difficile pour les Chinois (vente de bibles en nombre limité, censure, peur de déplaire) ; de plus, nombreux sont ceux qui ne voient pas, concrètement, quel bénéfice ils pourraient tirer d’une telle lecture. Il est donc intéressant de se poser la question : …

« Quand les Chinois découvrent la Bible, que perçoivent-ils ? Qu’est-ce qui les frappe le plus dans les récits bibliques ? ».

Pas exactement la même chose de ce qui retient l’attention des Occidentaux, nous répond le P. Pierre Jeanne, MEP. Leur regard n’est pas le nôtre ; leurs difficultés sont différentes. La culture de la Bible présente de nombreuses affinités avec celle de la Chine ancienne mais aussi des différences importantes.

Le P. Pierre Jeanne, membre de la Société des Missions Etrangères de Paris, est prêtre à Hongkong. Les lecteurs d’Eglises d’Asie ont régulièrement lu ses textes, nourris d’une longue expérience pastorale et d’enseignant. Le présent essai est paru dans la Revue MEP datée de juillet/août 2016 (n° 518).

Bien avant leurs voisins respectifs, la Chine et Israël, qui tous deux ont une histoire très ancienne, ont disposé d’un système d’écriture original et efficace. L’écriture, c’est le support de la réflexion, de la culture longue, de la perception des choses fines, l’alliée de la nuance contre la maladie du simplisme. Aujourd’hui encore, les citoyens de ces deux pays peuvent lire et méditer une énorme quantité de précieuses archives, poèmes et proverbes, rédigés et compilés au fil des siècles. Les intellectuels les citent et s’y réfèrent. A des époques très anciennes, dans ces deux pays, les parchemins et les écrits ont rapidement pris de l’importance et ceux, rares, qui savaient lire et écrire, pouvaient gravir l’échelle sociale plus rapidement que les autres : les lettrés en Chine, les scribes et les pharisiens en Israël.

Conséquences : ces traditions de l’écriture ont forgé, tout au long de l’histoire de ces deux pays des mentalités bien particulières.

L’écriture constitue la mémoire d’un peuple. Les citoyens de Chine et d’Israël sont conscients d’appartenir à des peuples particuliers qui ont une longue histoire. Ils la connaissent et s’y réfèrent souvent. De plus, la sagesse accumulée durant des siècles est toujours une source d’inspiration, pour leurs citoyens d’aujourd’hui. Les paroles gravées dans la pierre (stèles chinoises), ou recopiées un nombre infini de fois en ce qui concerne la Torah, ont une valeur d’éternité.

En Chine comme en Israël, les écritures ont été le ferment de l’unité nationale. Elles ont permis aux Chinois de surmonter les problèmes de communication entre différents dialectes au long des siècles. De plus, elles étaient un héritage commun qui avait une certaine autorité ; une référence appréciée. En Israël, la Torah était et reste la source d’une foi commune en un Dieu unique.

Le fait de pouvoir se référer à des écrits anciens, qui ont une longue histoire, favorise un autre rapport au temps. Les Chinois, comme les Juifs de la Torah vivent moins dans l’instant présent et davantage dans le long terme. Ils continuent volontiers l’œuvre entreprise par leurs parents et incitent leurs enfants à faire de même. La patience est une vertu que les Chinois cultivent : la gymnastique lente (taiqi 太极) par exemple et la calligraphie. Un bon contrôle de soi leur permet de surmonter la monotonie de la vie, bien des échecs et d’apprécier encore mieux la patience de Dieu qui ne rejette jamais les siens.

Sens de l’appartenance à un peuple, à une famille

Un sens très fort de l’appartenance à un groupe anime les uns comme les autres. Partout dans le monde, des Juifs et des Chinois se regroupent pour former des minorités actives. Tout en se mêlant à la vie du pays qui les accueille, ils maintiennent de nombreux liens avec la mère patrie et gardent vivantes leurs traditions ainsi que leur langue maternelle.

Les catholiques chinois sont probablement plus curieux que d’autres de consulter l’Ancien Testament et de se référer aux épisodes concernant Abraham, Isaac et Jacob, pour comprendre leur propre foi. La continuité et la cohérence de la pédagogie paternelle de Dieu, tout au long de l’Histoire, les touchent profondément. De plus, ils aiment à considérer, sur le plan vertical, le principe d’une descendance familiale et les chaînons d’une lignée que sont les patriarches (Gn 25, 8-11). Les Chinois retrouvent dans différents chapitres de la Bible, des éléments du « culte des ancêtres » auxquels ils sont profondément attachés (Tb 4,3-4).

La famille, des liens originaux selon les deux cultures

Les liens familiaux restent très importants pour les Chinois même s’ils ont beaucoup évolué ces derniers temps. Dans les grandes familles chinoises, le père jouait un rôle de premier plan. L’autorité, le prestige et l’influence des patriarches chinois sur l’avenir de leurs enfants ne s’arrêtaient pas à la majorité de ceux-ci ; ils perduraient tant que l’aïeul était encore vivant ; et quand ce dernier mourait, c’était son fils aîné qui reprenait tout naturellement le flambeau.

Les temps ont changé mais la culture et les mentalités n’évoluent pas au même rythme. Beaucoup de Chinois regardent encore avec envie les grandes familles de la Bible. Ils regrettent que les membres de leur propre famille soient dispersés, quand c’est le cas, et soupirent amèrement quand ils constatent que des jeunes adultes négligent aujourd’hui de prendre soin de leurs parents âgés.

Cependant, malgré les contraintes de la vie moderne, les liens familiaux demeurent très forts dans les différentes sociétés chinoises. Le quatrième commandement de Dieu, souvent traduit ainsi : « Montre de la piété filiale envers ton père et ta mère », n’est que rarement pris à la légère. Aussi, peut-on affirmer sans risque que : « Un Chinois qui récite le « Notre Père » ne dit pas exactement la même chose qu’un Français qui prie la même formule ». Et c’est sans doute le Chinois qui le plus proche de l’esprit de la Bible.

Hiérarchie familiale

Il y a dans les familles chinoises toute une hiérarchie que chacun doit respecter toute sa vie. Par exemple, il est très différent d’être dans sa famille l’aîné, le cadet ou le benjamin, un garçon ou une fille. Quand Esaü vend son droit d’aînesse à son cadet Jacob, il commet un acte grave et irréversible (Gn 27). Abel, plus jeune que Caïn, aurait dû être protégé par son grand frère, or celui-ci l’assassine (Gn 4,8). Les Chinois estiment volontiers que Caïn a bien mérité la malédiction qui le frappe (Gn 4, 11). André était le frère aîné de l’apôtre Simon, mais c’est ce dernier qui devient la première « pierre » de l’Eglise (Mt 16, 18). Jean est moins âgé que Jacques mais c’est lui qu’on appelle le « disciple que le Seigneur aimait » (Jn 21, 20). L’Evangile bouleverse la hiérarchie familiale. Les Chinois y sont sensibles et grincent parfois des dents en lisant certains chapitres.

Prendre du recul par rapport à sa famille

Mais il y a plus grave. Les Chinois, même chrétiens, ont beaucoup de mal à comprendre l’attitude du Christ envers ses parents, frères et sœurs (Mc 3, 31-35) ; Jésus refuse de les recevoir et, pour ne rien arranger, déclare : « Si quelqu’un vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, son frère et sa sœur et jusqu’à sa propre vie, il ne peut être mon disciple ! » (Lc 14, 26). Certes, atténue la Bible de Jérusalem, c’est un « hébraïsme » : il ne s’agit pas de haine mais d’un détachement complet et immédiat à cause du Christ et de son Royaume (Lc 18, 29). Pourtant, beaucoup de chrétiens chinois considèrent qu’une fille religieuse et, plus encore, un fils prêtre sont perdus pour la famille. Le sacrifice d’un de ses enfants serait-il plus grand pour les Chinois que pour les Européens ?

« C’est la volonté de Dieu ! »

Les prêtres chinois entendent souvent leurs paroissiens, confrontés au malheur, dire : « On n’y peut rien, c’est la volonté de Dieu ! » Comme si la vie d’une personne était décidée d’avance par le Seigneur et que cette dernière n’avait plus qu’à se soumettre à son destin. Ce genre de fatalisme, profondément ancré dans la mentalité du peuple chinois, pourrait venir d’un grand respect de la volonté divine, d’une soumission totale. En fait, plus souvent, elle est le fait de gens qui ont cessé de lutter contre l’infortune et qui se résignent à leur sort peu enviable. Le concept de liberté individuelle, certes, existe mais il est souvent compris d’une façon toute autre que celui qui a cours dans le monde biblique. Pour les Chinois, on est libre quand on est âgé, riche et qu’on s’est doté d’un réseau de relations de gens bien placés dans toute la société. Les autres qui n’ont pas cette chance n’ont plus qu’à faire le gros dos et à baisser la tête pendant leur vie, pour l’endurer sans se plaindre, en espérant que leur « destin » ne sera pas trop tragique.

Quand le Christ dit à ses apôtres : « Il faut que le Fils de l’Homme souffre beaucoup… qu’il soit mis à mort… » (Lc 9, 22), il affirme à ses apôtres, non pas : « C’était écrit et programmé » ; mais c’est dans la ligne de l’œuvre de Dieu, cela correspond à son dessein. Pourtant, l’attitude et la prière de Jésus montrent bien combien il a du mal à accepter d’aller au devant d’une mort si infâme et si injuste (Lc 22, 39-46). Son obéissance n’est pas une soumission aveugle !

Percevoir les appels à la conversion

Pourtant que les lecteurs de cet article ne se fassent pas inutilement de soucis. Les Chinois qui s’aventurent dans la Bible, comme beaucoup d’autres, se passionnent pour ce qu’ils lisent et se laissent interpeler par les appels à la conversion. Comme beaucoup de lecteurs de l’Evangile, ils se reconnaissent dans, par exemple, Simon le pharisien (Lc 7, 36-50), ou dans le jeune homme riche (Mc 10, 17-31). Mais, ils se sentent également régénérés et rendus à eux-mêmes par la lumière du Christ : ils suivent volontiers l’exemple du bon Samaritain qui ouvre son portefeuille et son cœur au malheureux (Lc 19, 1-10), et s’identifient aussi à Zachée, qui accueille chez lui le Christ et qui connaît la joie du vrai partage (Lc 19, 1-10).

En conclusion, on pourrait dire que la lecture de la Bible fonctionne un peu comme un miroir dans lequel on se regarderait. Vous pouvez y découvrir votre moi profond mais aussi la culture et l’époque qui vous portent. Les Chinois n’abordent pas les textes bibliques comme les Occidentaux qui, pourtant, sont ceux qui les leur avaient présentés, à l’origine. Les Chinois peuvent se permettre d’éviter certains détours pour aller directement à ce qui leur parle le plus.

En rencontrant le Christ dans la Bible, les Chinois, aussi bien que les Occidentaux se rendent compte que bien des idoles encombrent encore leur vie, des fausses pistes qui se présentent constamment à tout un chacun et risquent toujours de séduire : s’enrichir vite et bien, quels que soient les moyens utilisés, adorer la technique moderne, se laisser griser par les honneurs ou le pouvoir, utiliser ou dominer les autres, etc. Le Christ, par sa seule présence dans le cœur d’une personne ouverte à sa grâce, remet chaque chose à sa place. Par exemple, il s’adresse aux Chinois autant qu’aux Occidentaux qui travaillent de trop, quand il leur dit : « Tu t’inquiètes et t’agites pour beaucoup de choses, pourtant il en faut peu, une seule même. » (Lc 10, 41).

P. Pierre Jeanne, MEP

(eda/ra)