Eglises d'Asie

L’absence de reconnaissance des crimes de guerre hante le processus de réconciliation nationale

Publié le 16/09/2016




Dans l’ancien bastion tamoul du nord du Sri Lanka, dans le district de Mullaitivu, les touristes peuvent visiter le « Musée de la guerre » de Puthukkudiyiruppu. Dans le scénario de l’après-guerre, ce lieu de commémoration est dû à une initiative du gouvernement, et ce sont des soldats qui en gardent l’entrée. …

… Les rebelles des Tigres de libération de l’Eelam tamoul (LTTE), qui contrôlèrent durant trois décennies cette région peuplée par la minorité tamoule, ont été anéantis en ces lieux, le 18 mai 2009. Les combats des derniers mois avaient été sanglants. Selon une estimation des Nations Unies, 70 000 civils tamouls ont perdu la vie, principalement sous les tirs de l’armée de Colombo.

Mais au musée de la guerre, le passé est raconté différemment. Des panneaux explicatifs vantent « l’opération humanitaire » de l’armée qui a « libéré » la population tamoule des griffes « des violents terroristes ». Il n’est pas fait mention des accusations contre l’armée de « crimes de guerre » et de « crimes contre l’humanité » qu’un rapport d’expert des Nations Unies mettait en lumière en 2011. Glorifiant l’armée, la lecture officielle de l’histoire s’inscrit dans la tradition d’une propagande nationaliste qui s’était débridée durant la guerre, sous la présidence de Mahinda Rajapaksa.

La mémoire interdite

Pétrie de suprématie bouddhiste, la propagande s’appuyait sur la reconquête du pays par l’ethnie majoritaire des Cinghalais, au pouvoir à Colombo. La stratégie s’est aisément glissée dans le programme américain de la « War on Terror », la guerre contre le terrorisme. La guérilla des Tigres, visage extrémiste d’une lutte historique en faveur de l’auto-détermination de la minorité tamoule, avait été classée en organisation terroriste par de nombreux pays étrangers. Adeptes de spectaculaires attentats-suicides et d’assassinats ciblés, les Tigres avaient perdu la sympathie internationale liée initialement à la cause qu’ils défendaient. Et au Musée de la guerre, tout est fait pour ne retenir que leur férocité. Du matériel retrouvé dans les caches rebelles est exhibé : armements, blindés, sous-marin kamikaze, vedettes maritimes pour attentats-suicides, bombes.

« Ce musée est encore un symbole de la mentalité axée sur ‘le vainqueur rafle la mise’ », commente Gajendrakumar Ponnambalam, avocat tamoul, ancien député et politicien à la tête du All Ceylon Tamil Congress. Il dénonce un immobilisme des autorités sur les revendications tamoules. « Quand le LTTE existait, le gouvernement acceptait l’idée de considérer les demandes politiques des Tamouls, notamment une forme de fédéralisme. Mais aujourd’hui le message que nous recevons est que nous n’aurons rien. Colombo sécurise sa présence militaire et étend son projet de domination bouddhiste sur nos terres. » Et à côté du musée, au milieu d’un étang de nénuphars, une imposante statue, gardée par des lions sculptés, représente un soldat cinghalais levant son fusil d’assaut T-56 vers le ciel.

La paix au Sri Lanka se construit ainsi sur une récriture tronquée et fragmentaire de l’histoire. Le musée n’en est pas le seul exemple concret. A Kilinochchi, l’ancienne capitale des rebelles, ou plus au nord sur la route de Jaffna, le gouvernement a érigé des monuments et des stèles commémorant ses soldats tombés au front. Mais, à ce jour, il n’existe aucun mémorial officiel pour les dizaines de milliers de civils tués… Et les anciens cimetières des rebelles ont été profanés et rasés, dans un geste qui a frappé les esprits puisque chaque famille tamoule donnait un enfant à la guérilla.

Une volonté affichée de reconstruction et de réconciliation nationale

Cette orientation met en question l’identité du Sri Lanka d’après-guerre, dont les dirigeants affichent pourtant une forte volonté vers la reconstruction et la réconciliation nationale. Mais le pays butte sur le processus d’acceptation de la vérité et le gouvernement continue à nier les massacres perpétrés par son armée. Les exactions sont mises sur le dos des rebelles, accusés quant à eux par la communauté internationale d’avoir utilisé leur peuple comme bouclier humain durant les derniers mois de combat. Aux lendemains de la guerre, un rapport de la commission sri-lankaise « Lessons learnt and reconciliation » (‘Leçons apprises et réconciliation’) disculpait déjà l’armée de tout acte répréhensible.

Les Nations Unies ne sont pas dupes et rappellent au fil des ans l’importance d’enquêter sérieusement sur les crimes commis de part et d’autre. Fin 2015, le Haut Commissariat aux droits de l’homme a réitéré au Sri Lanka l’exigence d’ouvrir une enquête crédible sur les atrocités, en y associant des observateurs internationaux. « S’il n’y a pas d’enquête sur les crimes de guerre menée par un tiers indépendant et acceptable aux yeux des Tamouls comme des Cinghalais, nous ne connaitrons jamais le fond de la vérité, approuve Gajendrakumar Ponnambalam. Tout ce que nous demandons est une enquête juste et indépendante. »

Les promesses du nouveau président élu en janvier 2015, Maithripala Sirisena, permettent à la communauté internationale d’espérer un changement positif. Car il est celui qui est parvenu à vaincre électoralement l’ancien président controversé et artisan de la « solution militaire», Mahinda Rajapaksa. Aujourd’hui, le gouvernement de Sirisena met en place le dispositif exigé pour appuyer le processus de réconciliation. Et il y a quelques gestes : certaines terres réquisitionnées par l’armée ont été rétrocédées aux villageois, dans un contexte où 200 000 soldats non démobilisés sont accusés par les Tamouls de « coloniser » leur région et d’empiéter sur la vie civile. Cet été, le gouvernement a également admis que « 65 000 personnes » avaient disparu : la période porte sur vingt-sept années de guerre civile mais c’est un pas indéniable.

Mise en examen du frère de l’ancien président Rajapakasa

Néanmoins, il n’y a toujours aucun chiffre officiel concernant les civils tués à la fin de la guerre. Le sujet reste tabou. « Le processus d’acceptation est très lent, admet, à Colombo, Mano Ganesan, le ministre tamoul du nouveau ministère de la Coexistence nationale, du Dialogue et des Langues officielles. Je suis bien sûr préoccupé par le fait que la vérité n’est toujours pas connue sur la guerre. Mais ce gouvernement s’est engagé dans les mécanismes de réconciliation et il ne peut pas se permettre de faire marche arrière. »

En attendant, les anciens responsables militaires sont toujours traités en « héros » et certains occupent même de hautes fonctions. « Les responsables accusés de crimes de guerre devront répondre de leurs actes, assure le ministre Mano Ganesan. Je pense que ce jour va arriver. Aujourd’hui, nous ignorons qui est réellement responsable et quelle a été exactement la chaîne de commandement au sein de l’armée : cela doit être l’objet d’une enquête sérieuse. Sur la période finale, il est vrai que Gotabaya Rajapaksa, le frère de l’ancien président et ministre de la Défense à l’époque, avait pris toute l’autorité militaire. Mais cela doit être enquêté et prouvé. Et nous avons besoin de temps. » Dans l’immédiat, ce sont des accusations de corruption qui émergent à l’encontre de plusieurs membres de la famille Rajapaksa, qui s’était glissée à des positions stratégiques. Personnage très controversé, Gotabaya Rajapaksa a ainsi été mis en examen fin août dans une affaire de deux dépôts illégaux d’armements amassés durant la guerre.

Face à l’absence de vérité, les survivants de la guerre, dans le nord tamoul du Sri Lanka, ne cachent pas leur frustration. Dans les villages, il s’est même inventé une étrange légende… « Notre leader Prabhakaran est vivant ! », clame ainsi Rajesh (le nom a été changé), un ex-combattant Tigre. Le 18 mai 2009, sur le champ de bataille, le cadavre de Velupillai Prabhakaran, le redoutable chef des Tigres, avait pourtant été exhibé en boucle sur toutes les chaines de télévision. Rajesh assure qu’il s’agissait d’un « faux ». « Cette idée, à laquelle je ne crois pas une seconde, est l’expression d’un problème plus important, explique Gajendrakumar Ponnambalam. Face à leur frustration actuelle, les gens en viennent à développer une nostalgie pour l’époque du LTTE qui représentait une sorte d’influence politique. Même si nous savons très bien qu’un nouveau conflit armé ne verra jamais le jour dans ce contexte d’après-guerre. »

Par crainte de susciter des lieux de culte, les bâtiments associés à l’ancien chef des rebelles ont été rasés. Dans la jungle de Puthukkudiyiruppu, un imposant bunker de Prabhakaran, initialement ouvert au public, a été dynamité en 2013. Il aurait été l’objet d’une procession muette de sympathisants. Et Rajesh, l’ancien Tigre, en est persuadé : « Prabhakaran va revenir nous venger. » Le jeune homme a caché son passé aux autorités et a évité les « centres de réhabilitation » prévus pour les ex-membres du LTTE : « Beaucoup d’anciens Tigres, comme moi, ont échappé au radar du gouvernement. »

Dans l’attente d’une vérité officielle et crédible, les Tamouls du nord du Sri Lanka n’en sont encore qu’à la tentative de raconter leur calvaire et de faire leur deuil. De village en village, la mémoire de la guerre reste à vif, confinée à l’interdit et au traumatisme. Elle se glisse parfois dans l’art et la littérature. « Il n’y a personne pour raconter notre histoire, avait ainsi écrit le poète R. Cheran. Il ne reste aujourd’hui qu’une immense contrée blessée. »

(eda/vd)