Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – L’appel d’un catholique sri-lankais au pape François : « Je vous en prie, ne venez pas ! »

Publié le 05/12/2014




La polémique concernant le détournement de la visite du pape à son profit par le régime autoritaire de Colombo, actuellement en pleine campagne électorale, bat aujourd’hui son plein au Sri Lanka, comme le soulignait Eglises d’Asie dans une précédente dépêche.Cette lettre ouverte de Ruki Fernando a été publiée le 1er décembre dernier dans Groundviews, …

site d’information en ligne sri-lankais et média indépendant luttant pour les droits de l’homme. Ruki Fernando, catholique et cingalais, est un militant connu au Sri Lanka. Il est fréquemment menacé, arrêté et emprisonné , comme en mars dernier pour avoir enquêté sur les disparitions de civils, en tant que membre d’Inform Human Rights Documentation Center (INFORM), basé à Colombo.

Dès sa parution en ligne, ce texte a été partagé par un grand nombre d’internautes et abondamment commenté, la plupart des lecteurs approuvant sans réserves l’analyse du militant des droits de l’homme (1).
La traduction est de la rédaction d’Eglises d’Asie.

En conséquence de quoi, le 22 novembre 2014, le commissaire aux élections a annoncé que les élections présidentielles se tiendraient le 8 janvier 2015. Selon les lois électorales du Sri Lanka, le vote doit avoir lieu entre le 6 et le 20 janvier, soit 28 à 42 jours après l’annonce faite par le président. Le commissaire électoral a laissé entendre aux médias que la date des élections avait été fixée le 8 janvier, en raison de la visite papale, espérant probablement que selon une coutume bien établie, cette visite n’aurait pas lieu, puisque elle tomberait seulement quelques jours avant une élection présidentielle.

La crainte des violences électorales est omniprésente : elle a débuté avec la mort d’un politicien de l’opposition, abattu quelques heures seulement après l’annonce de la date des élections. La semaine qui a suivi cette annonce, au moins six tentatives d’assassinats ont été signalées, la plupart visant des membres de l’opposition. Les abus de pouvoir et la corruption généralisée des fonctionnaires de l’Etat devraient être également au rendez-vous, comme lors des précédentes élections. Il y a aussi cette peur de voir surgir, dans les jours qui suivront le scrutin, des vagues de violences massives et de représailles à l’encontre des militants de l’opposition. Lors de la dernière élection présidentielle en 2010, le principal candidat de l’opposition a été emprisonné immédiatement après la publication des résultats des votes. Plane également la crainte que l’actuel détenteur du pouvoir n’accepte pas de rendre celui-ci, au cas où un candidat de l’opposition arriverait à remporter les élections.

Après des années de répression des dissidents et des minorités ainsi que d’incertitude concernant la viabilité des candidats de l’opposition face au président sortant, il semble cependant que l’espoir, l’enthousiasme et le courage commencent à renaître parmi les Sri-Lankais, lesquels mettent en place débats et échanges sur l’avenir du pays, la démocratie, l’Etat de droit, la paix et la réconciliation, ainsi que la question des minorités. Je reste persuadé également que c’est le devoir des catholiques de s’engager pleinement sur ces questions, étant donné qu’elles peuvent avoir des conséquences graves pour notre pays et ce, dans un avenir proche.

Il est probable que les résultats des élections seront officiellement annoncés au soir du 9 janvier ou le lendemain matin. Les jours qui suivront seront une période où les Sri-Lankais, y compris les catholiques, subiront de plein fouet les conséquences du scrutin dans un contexte qui sera très certainement marqué d’une grande tension et d’une grande violence.

Si un nouveau président, ou le président actuel, prend pacifiquement le pouvoir, cette période post-électorale sera l’occasion pour les Sri-Lankais de faire avancer les réformes, afin de faire advenir un type de gouvernement favorisant l’Etat de droit, la liberté des médias, l’indépendance de la Justice, la fin de l’impunité pour les violations des droits de l’homme et du droit humanitaire, la réconciliation entre les populations, la résolution politique du conflit ethnique, etc. Dans le cas présent, nous catholiques ainsi que nos frères et sœurs non-catholiques, pouvons avoir à faire un choix difficile entre celui de nous engager pleinement dans les préparatifs de cette occasion rare et unique de la visite papale et de la béatification du Bienheureux Joseph Vaz, ou celui de se préparer à une élection présidentielle critique.

Visiter le Sri Lanka trois ou quatre jours après les résultats des élections ne donnera pas non plus suffisamment de temps à Votre Sainteté pour évaluer la situation post-électorale sur place ni pour partager quelques réflexions sur la façon dont les chrétiens peuvent et doivent s’engager sur les questions socio-politico-économiques du pays, en particulier auprès des victimes des violations des droits de l’homme et de leurs familles.

Comme moi, la plupart des Sri-Lankais, catholiques ou non, seraient très heureux d’accueillir Votre Sainteté au Sri Lanka. Mais quelques jours après une élection présidentielle, ce n’est certainement pas le bon moment. Non seulement Votre Sainteté a déjà été utilisée afin de raccourcir la durée de la campagne électorale – ce qui affectera très défavorablement les candidats de l’opposition -, mais elle est de plus impliquée dans le soutien de la campagne électorale du président sortant.

Les élections présidentielles au Sri Lanka n’auraient dû avoir lieu que dans deux ans et il n’y avait absolument aucune raison de les prévoir maintenant. Leur date a été fixée en janvier 2015 pour l’intérêt d’un seul individu – le président sortant –, voire de sa famille. De même, il n’y avait aucune urgence non plus à organiser une visite papale ou à béatifier le Bienheureux Joseph Vaz.

Pour ces deux événements, nous avons attendu deux décennies pour l’un, et des centaines d’années pour l’autre ; nous pouvons bien attendre encore quelques mois, voire quelques années (2). Une visite papale en 2016 (peut-être lorsque vous viendrez en Asie de nouveau pour le Congrès eucharistique mondial ?) pourrait être beaucoup plus porteuse de sens pour tous les catholiques et pour les Sri-Lankais. En particulier parce qu’elle nous permettrait de nous préparer spirituellement et de participer aux célébrations, en tenant compte du contexte socio-politico-économique.

Vivre au Sri Lanka aujourd’hui : le rôle « prophétique » de l’Eglise catholique

Je profite de cette occasion pour partager ici certaines réflexions et faits tirés de mon expérience personnelle. Celle-ci est incomplète bien entendu, aussi bien dans l’espace que dans le temps, mais j’espère qu’elle aidera Votre Sainteté à avoir un aperçu de la vie à Sri lanka, que la grande majorité des médias, du gouvernement et même de la plupart des dirigeants de l’Eglise ne tiennent pas à faire connaître (3).

En mars 2014, j’ai reçu des messages pressants venant d’un grand nombre de Tamouls me demandant d’aider leurs parents et d’autres personnes de leur communauté qui auraient été arrêtés dans la province du Nord, ravagée par la guerre civile, et dont ils n’avaient jamais eu de nouvelles par la suite. Je me suis rendu sur place avec un prêtre catholique afin d’enquêter sur ces faits et voir si nous pouvions offrir une aide quelconque (3).

Pour nous, il s’agissait de répondre à l’appel qui est fait à tout catholique, de visiter les prisonniers (ou du moins leurs familles) ainsi que de porter secours à toute victime d’injustice. Mais la police et l’armée nous ont suivis, immobilisés pendant de longs moments aux checkpoints, et empêchés de nous entretenir avec les personnes concernées, avant de finir par nous arrêter. J’ai été soumis à un interrogatoire intense, sans pouvoir obtenir l’aide d’un avocat, et ce en dépit de mes demandes répétées et de celles de plusieurs avocats mandatés pour m’assister. Les raisons invoquées dans mon mandat d’arrestation étaient que j’étais un agent du terrorisme, envoyant des informations à l’étranger contre de l’argent, afin de nuire au gouvernement.

Je sais que nous devons tous deux [le prêtre catholique et moi] notre libération à l’indignation immédiate et massive manifestée par la communauté nationale et internationale [à l’annonce de l’arrestation.NdT]. Mais nous sommes toujours sous haute surveillance, nos comptes bancaires sont examinés en permanence et et les ordonnnances émises par le tribunal ont restreint nos liberté d’expression et de déplacement.

L’une des femmes au sujet de laquelle nous avions enquêté, Jeyakumari Balendran, languit toujours en prison depuis plus de huit mois, sans chef d’inculpation (4) et sans avoir pu revoir sa fille adolescente. Une autre encore a été détenue, puis relâchée, mais empêchée de quitter le territoire. Sa belle-mère, que nous avons rencontrée durant notre visite, a également subi le même sort. Et il y en a encore beaucoup d’autres qui sont en prison depuis très longtemps, sans avoir commis aucun délit ou crime.

En août 2006, de nombreuses personnes ont été tuées et d’autres grièvement blessées alors qu’elles étaient réfugiées dans l’église catholique d’Allaipiddy à Jaffna, qui avait offert jusque là une protection contre les combats à la foule des civils tamouls terrifiés. Ce n’était pas la première fois que des civils étaient massacrés et blessés alors qu’ils avaient trouvé refuge dans une église catholique. Même les hôpitaux n’ont pas été épargnés par les tirs. Le P. Jim Brown, un jeune prêtre catholique tamoul, qui était le curé de l’église d’ Allaipiddy, a disparu après avoir fait tout son possible pour protéger les civils, empêcher qu’ils soient tués, et apporter une aide médicale aux blessés. Personne n’a jamais été reconnu coupable ou poursuivi pour la disparition du P. Brown, pas plus que pour celle du fils de Mme Jeyakumari mentionnée plus haut, ou encore de celles de journalistes, militants des droits de l’homme et autres civils qui ont eux aussi disparu sans laisser de traces.

Leurs familles, qui réclament la vérité et la justice sur ces disparitions, sont menacées, intimidées et harcelées. En août dernier, j’étais à un rassemblement « d’écoute et de partage » avec ces familles de portés disparus, qui se tenait dans un centre des Oblats de Marie Immaculée (OMI). C’est alors qu’un groupe de moines bouddhistes a investi les lieux, et lorsque nous avons appelé la police, celle-ci nous a obligés à ajourner la réunion, refusant de prendre aucune mesure contre les agresseurs.

Le gouvernement et l’administration d’Etat ont calomnié et persécuté un évêque catholique tamoul pour avoir voulu dénoncer les violations des droits de l’homme, et ont même été jusqu’à appeler à son arrestation (5). Il a dû subir de rudes interrogatoires à au moins deux reprises.

De nombreux catholiques – des membres du clergé comme des laïcs -, des journalistes indépendants et des militants des droits de l’homme ont été tués, portés disparus, attaqués, menacés, intimidés, harcelés, discrédités par de fausses accusations. Chrétiens et musulmans ont été la cible de très graves attaques de la part de groupes se prétendant bouddhistes.

Il y a eu aussi la spoliation des terres, de façon totalement illégale, à des fins militaires ou touristiques. Un village tamoul catholique, très traditionnel, où l’Eglise possédait ses propres terres, est aujourd’hui une base de la marine sri-lankaise. L’armée continue de contrôler et d’interdire tous les événements religieux et civils dans le Nord. La militarisation gagne le pays entier et tous les domaines, y compris l’éducation, les sports, les stations touristiques, les compagnies aériennes, les lignes navales, les magasins, les restaurants, les exploitations agricoles, etc.

Quant aux efforts tardifs de l’ONU pour aider à faire la vérité sur les faits commis durant les dernières années de la guerre civile et en rechercher les responsables, ils ont été balayés par le gouvernement qui a refusé de les reconnaître.

Le Sri Lanka est un pays où un prêtre catholique peut disparaître pour avoir seulement voulu écrire une lettre au pape. En mai 2009, un prêtre catholique tamoul, le P. Francis Joseph, a écrit une lettre ouverte au pape Benoît XVI depuis la zone de guerre, où il révélait la situation atroce des civils et leur massacre par milliers. Il y exprimait notamment la peur d’être peut-être tué par le gouvernement sri-lankais pour avoir écrit et rendue publique une telle lettre. J’ignore si le pape Benoît IVI a lu cette lettre, s’il a tenté d’agir ou même d’en protéger l’auteur. Ce que je sais, c’est que quelques jours après avoir écrit cette lettre, le P. Joseph a été vu se rendant à l’armée sri-lankaise, et qu’ensuite il n’a jamais réapparu. Un procès est actuellement en cours sur la disparition du P. Joseph et l’affaire a été portée devant une commission d’enquête au Sri Lanka, mais nous sommes encore bien loin d’avoir rétabli la vérité et la justice à ce sujet. 

Je suis conscient du fait que j’aurai probablement à subir des représailles de la part du gouvernement sri-lankais ou même de la hiérarchie de l’Eglise catholique pour avoir lancé cet appel à Votre Sainteté. Avec d’autres catholiques et personnes concernées, cela fait des mois que je suis impliqué dans des réflexions et des discussions au sujet de la visite de Votre Sainteté. Mais maintenant qu’a été officiellement annoncé le jour choisi pour des élections prématurées sans aucune nécessité, avec un mépris flagrant pour votre visite planifiée depuis longtemps et l’utilisation sans vergogne de Votre Sainteté pour la campagne politique du président sortant, je me suis senti le devoir de vous livrer sincèrement ma pensée.

J’espère que Votre Sainteté la prendra également en considération avant de décider si elle se rendra au Sri Lanka en janvier 2015.

(eda/msb)