Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – Pourquoi le Tibet brûle-t-il ?

Publié le 21/01/2015




Dans un article publié le 8 janvier 2015 sur le fil de Human Rights Watch (HRW) Supporters, Nithin Coca, journaliste d’origine indienne et militant des droits de l’homme, fait le point sur la question préoccupante au Tibet après les dernières immolations. 

L’une des plus grandes tragédies actuelles est en train de se dérouler en ce moment au Tibet.

Un pays, occupé avec violence et colonisé, dont la population qui endure la souffrance de vivre dans un Etat policier et n’a même plus la possibilité de s’enfuir à travers les montagnes afin de tenter de gagner le Népal, voit depuis plus de cinq ans ses membres choisir de s’immoler par le feu et mourir, dans l’espoir que leur sacrifice permettra enfin un changement.

Le Tibet brûle, et le monde reste à le regarder en silence. Il ne devrait pas en être ainsi.

La tragédie du Tibet

Le Tibet, un royaume paisible et indépendant qui était gouverné selon les principes d’une politique isolationiste, a été envahi puis annexé par l’Armée populaire de libération, un an à peine après l’arrivée des communistes au pouvoir en Chine.

La communauté internationale, tout juste sortie de la deuxième guerre mondiale et les yeux fixés sur le conflit alors en cours en Corée, a prêté peu d’attention à ce pays faiblement peuplé et pauvre, qui entretenait des liens ténus avec le reste du monde. Le joug chinois se montra dès le début pesant et répressif, et lorsqu’en 1959, les Tibétains manifestèrent en masse contre l’oppression chinoise, l’armée pénétra au Tibet et tua des dizaines de milliers de personnes.

Ce fut alors que le dalaï lama, aujourd’hui âgé de de 79 ans, s’enfuit en Inde, où il espérait trouver un abri temporaire. Il n’a jamais pu retourner dans son pays natal depuis. Ces cinquante-cinq dernières années ont vu la destruction de la plus grande partie des monastères et des temples du Tibet, l’arrivée massive d’un flot de Chinois d’ethnie han , la ‘disneyification’ pour les touristes de ce qu’il reste de Lhassa, la disparition de la langue tibétaine au profit du mandarin, et la restriction de la liberté de mouvement des Tibétains en Chine comme à l’étranger.

Pendant ce temps, le reste du monde a – quelque peu – dénoncé la politique de Pékin au Tibet, tout en courtisant ouvertement la Chine en train de devenir une grande puissance mondiale.

Bien que la Chine se soit ouverte au monde extrérieur dans les dernières décennies, cela n’a pas été le cas du Tibet, qui reste toujours fermé aux journalistes étrangers et doit subir une importante présence militaire à Lhassa comme dans les autres parties de son territoire. C’est dans ce contexte que les immolations ont commencé en 2009 dans la partie Est du Tibet (la province de l’Amdo, incorporée à la province chinoise du Sichuan en 1950).

Quels sont ceux qui s’immolent ?

Jusqu’à présent, au moins 136 personnes se sont immolées par le feu, et 90 d’entre elles sont décédées, avec certitude, des suites de leur action. Bon nombre des victimes n’avaient qu’une vingtaine d’années, et la plus jeune d’entre elle n’avait que 15 ans.

Réfléchissez bien à ça. Seulement 15 ans. Si la Chine respectait le peuple tibétain, le fait que des jeunes gens choisissent de s’immoler par le feu plutôt que de vivre dans les conditions actuelles devrait considérablement nous inquiéter. En réalité, le gouvernement arrête toute personne suspectée d’être en lien avec les victimes (les membres de leurs familles finissent généralement en prison), bloque toute diffusion d’information par les médias, et empêche qui que ce soit dans le pays de montrer une quelconque solidarité envers les Tibétains.

C’est cette façon d’agir qui démontre plus que quoi que ce soit d’autre ce que les autorités chinoises pensent des Tibétains. Au lieu de prêter attention à leurs revendications, ils diabolisent les victimes, blâment ce qu’ils appelent la « clique du dalaï lama » ou encore les pays occidentaux, tout en déployant en nombre toujours croissant policiers et militaires dans les régions où ont eu lieu les immolations.

Pourquoi s’immolent-ils ?

A première vue, les immolations semblent en contradiction avec la culture tibétaine bouddhiste qui considère la vie comme sacrée. Il y a cependant des précédents historiques, quoi que rares, d’immolations et autres suicides dans l’histoire du Tibet.

Thubten Samphel, directeur du Tibet Policy Institute, basé à Dharamsala en Inde, où se trouve le gouvernement tibétain en exil, explique que les immolations ont pour origine à deux événements principaux : la grande répression des manifestations de 2008, juste avant les Jeux olympiques de Pékin, et la rupture brutale des négociations entre le gouvernement chinois et le dalaï lama, qui a anéanti l’espoir que conservait le chef spirituel des Tibétains de retourner au Tibet de son vivant.

La première immolation est survenue en effet début 2009, quelques mois seulement après l’échec des négociations, alors que sévissait une forte répression sur l’ensemble du Tibet. Dans les cinq années qui ont suivi, des immolations ont eu lieu de manière régulière aux frontières du Tibet historique. Bon nombre d’entre les victimes ont laissé des lettres appelant au retour du dalaï lama au Tibet.

Un message lancé par-delà la mort

Au delà de la tragédie, les immolations laissent entrevoir cependant une part de beauté. Celle-ci est présente dans les messages laissés par la plupart des victimes, lesquelles étant aussi bien des moines, que des étudiants, des enseignants ou bien des laïcs. Elle montre bien le rôle joué par la culture tibétaine. A la différence des lettres de suicide souvent laissées dans les pays développés, qui parlent d’angoisse, de dépression ou autre, ces messages appelent à la paix, au retour du dalaï lama et à l’espoir pour le pays natal.

Pour exemple, voici la lettre laissé par l’écrivain tibétain Gudrub, qui s’est immolé par le feu le 4 octobre 2012 : « Pendant que la Chine reste insensible au bien-être du peuple tibétain, nous poursuivons sans faiblir notre mouvement de non-violence. Nous montrons la réalité de ce que vit le Tibet en brûlant nos propres corps, afin d’appeler à la libération de ce Tibet. Esprits supérieurs, je vous en prie, regardez le Tibet. Terre-Mère, étends ta compassion sur le Tibet. Monde juste, défends la Vérité. Le pur et blanc pays des neiges est à présent teinté de rouge sang, là où la répression de l’armée est sans fin. Nous, les fils et les filles du Pays des Neiges, gagneront la bataille. Nous gagnerons la bataille par la vérité, en utilisant pour armes les flèches de nos vies, tirées avec l’arc de notre esprit.

Chers frères et sœurs du Pays des neiges, je vous en prie, restez unis et faites passer avant toute chose le bien-être de tous les Tibétains en mettant de côté vos préoccupations personnelles. Ce n’est qu’ensuite que nous pourrons jouir de la justice et de la liberté. »

Voilà de la beauté. Mais le fait que Gudrub et des centaines d’autres aient dû se suicider par le feu pour s’assurer que nous lirons leurs messages de paix et de justice est comme un trou noir dans notre monde moderne.

L’avenir

Les choses risquent d’empirer plutôt que de s’améliorer. La Chine est fermement décidée à attendre que le dalaï lama meure, espérant que cela mettra fin à la tension dans la région. Une telle attitude témoigne d’un parfait mépris pour le fait que ce dernier n’a toujours appelé qu’à la paix et que, malgré tout ce que son peuple a enduré, il est resté le porte-parole de la non-violence. Sans son influence modératrice, je crains fort que le Tibet ne soit entraîné dans la spirale d’une violence du même type que celle que nous voyons aujourd’hui parmi les populations également persécutées des Ouïghours, dans la partie occupée du Turkestan oriental (la province chinoise du Xinjiang).

Il pourrait y avoir comme une lueur d’espoir du côté de la Chine, à Hongkong, où les manifestations de rue fin 2014 ont galvanisé ceux qui avaient des rêves de démocratie. Ces dernières décennies, l’Asie a vu des régimes de dictature être renversés dans des pays comme l’Indonésie, la Corée du Sud, ou Taïwan. Aucun de ces mouvements n’étaient prévisibles. La Chine elle-même a été à deux doigts de la révolution en 1989.

Si la Chine change et suit le chemin de ses voisins, l’espace des Tibétains pour exprimer leurs espoirs et vivre selon leur culture pourra alors enfin s’élargir. Le Tibet ne sera jamais libre aussi longtemps que le Chine demeurera sous l’emprise oppressive du Parti communiste, qui, comme l’histoire l’a montré, est prêt à abuser sa propre population chinoise Han comme il l’a fait avec les Tibétains.

Garder espoir

Cependant, c’est en la personne qui devrait entretenir le moins d’espoir que j’ai trouvé le plus puissant message d’optimisme pour l’avenir. Le dalaï lama, qui, depuis 1959, a regardé depuis l’exil combien son peuple souffrait au Tibet, qui a parcouru le monde pour appeler à la paix et qui, aujourd’hui, se voir refuser ses visas et les réunions au sommet, à cause de l’influence grandissante de la Chine, continue de croire que la paix finira par gagner. Voici son message, adressé aux Tibétains, aux Chinois, ainsi qu’à nous-mêmes :

« La chose la plus importante à comprendre aujourd’hui est que la Chine et le Tibet doivent vivre côte-à-côte, que nous le voulions ou non. Afin de vivre à l’avenir dans l’harmonie, d’une manière fraternelle et pacifique, il est essentiel que la résistance de la nation tibétaine demeure non violente.

Un accord ou une solution définitive doivent être trouvés par les Chinois et les Tibétains eux-mêmes. Pour cela, nous avons besoin du soutien de la Chine, du soutien du peuple chinois ; c’est absolument fondamental. Au fil du temps, de plus en plus de Chinois nous manifestent leur sympathie et leur profonde considération. Parfois, ils trouvent encore qu’il est difficile de soutenir l’autonomie du Tibet, mais ils approuvent le chemin que nous avons choisi pour notre lutte. Je considère cela comme un bien très précieux. Si les Tibétains prennent les armes, je pense que nous perdrons immédiatement ce type de soutien.

Ainsi, vous le voyez, le peuple chinois est notre plus précieux allié. Ce que veulent les Chinois – la paix, la possibilité d’avoir une vie décente pour eux-mêmes comme pour leurs familles et leurs communautés, une bonne éducation et des soins de santé pour leurs enfants, l’autonomie, la possibilité de prendre eux-mêmes les décisionsimportantes qui affecteront leurs vies –, nous le voulons aussi. Lorsque le peuple chinois atteindra ces buts, le peuple tibétain les atteindra aussi. Pas avant. Ainsi, nous devons soutenir un changement positif, progressif et pacifique en Chine. »

Soyons à ses côtés ainsi qu’aux côtés des six millions de Tibétains, en mémoire des 136 (et autres) Tibétains qui se sont auto-immolés dans un appel désespéré pour la liberté et la paix dans leur patrie.

Le Tibet vivra libre.

(eda/msb)