Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – Catholiques cingalais et tamouls : des chemins différents vers la réconciliation

Publié le 19/12/2014




Le conflit ethnique du Sri Lanka est caractérisé par la distance grandissante qui sépare les bouddhistes cinghalais des hindous tamouls. La communauté catholique, qui rassemble quelque 7 % des 20 millions de Sri Lankais, présente la particularité de compter à la fois des Tamouls et des Cinghalais, là où les bouddhistes se trouvent uniquement …

parmi la majorité cinghalaise de la population et les hindous parmi sa composante tamoule.

Pourtant, en dépit de l’appartenance à une même foi chrétienne, l’observateur extérieur ne peut manquer d’être frappé par le manque de communication, voire les signes de division, qui existent entre catholiques tamouls et catholiques cinghalais. On lira ci-dessous l’analyse de ce phénomène par Bernardo E. Brown, universitaire sri-lankais.

Bernardo Brown est docteur en anthropologie culturelle (Université de Cornell, Etats-Unis). Il travaille actuellement sur une monographie d’aumôniers catholiques des migrants venus d’Asie du Sud. Ancien membre de l’Institut international des études asiatiques (International Institute for Asian Studies – IIAS, Université de Leiden, Pays-Bas), il occupe maintenant un poste d’enseignant-chercheur à l’Asia Resarch Institute (ARI) de l’Université nationale de Singapour (NUS).

Le présent article, intitulé « Sinhalese and Tamil Catholics, different paths to reconciliation », est paru dans le n° 69, daté de l’automne 2014, de The Newsletter de l’IIAS. La traduction est de la Rédaction d’Eglises d’Asie.

 

Le 8 janvier 2011, Mgr Rayappu Jospeh, évêque catholique de Mannar, situé dans la Province du Nord, a témoigné devant la LLRC (Lessons Learnt and Reconciliation Commission), commission mise en place par le président Mahinda Rajapaksa après la défaite militaire des Tigres de libération de l’Eelam tamoul (LTTE, Liberation Tigers of Tamil Eelam) en 2009. Le l’objet de cette commission est d’enquêter sur les origines et les conséquences du conflit armé qui a opposé l’armée sri-lankaise aux séparatistes tamouls depuis 1983. Pour être plus précis, la commission a reçu pour mission d’enquêter sur la période qui va de 2002, date à laquelle le gouvernement sri-lankais et le LTTE signèrent un cessez-le-feu négocié par la Norvège, et 2009, lorsque l’armée lança la dernière offensive militaire contre le LTTE, dans la région de Mullaitivu, au nord-est du pays.

Malgré le scepticisme manifesté par les Tamouls du Nord et de l’Est du pays envers cette commission (ainsi que les nombreuses critiques dont cette dernière a été l’objet de la part de la communauté internationale, qui lui reproche notamment son manque d’indépendance dans son enquête sur des chefs d’accusation de crimes de guerre), Mgr Joseph ainsi que d’autres membres du clergé catholique ont donné leur déposition à Mannar. Parmi les nombreux griefs exprimés par la population tamoule du Sri Lanka, qui ont été énumérés par Mgr Joseph auprès de la LLRC, on trouve cette affirmation de l’évêque au sujet des 146 679 personnes qui ont été portées disparues dans la dernière phase de la guerre (soit la première moitié de l’année 2009) et dont on est toujours sans nouvelles depuis.

La déposition de Mgr Joseph devant la LLRC a provoqué la fureur du gouvernement à Colombo, laquelle a amené le CID (Criminal Investigation Department) de la police nationale à rendre visite à l’évêque afin de lui poser des questions sur ses sources d’informations.

Un an plus tard, peu après la publication du rapport final de la LLRC, Mgr Joseph a envoyé une lettre adressée au président Rajapaksa ainsi qu’à la Commission des droits de l’homme de l’ONU, dans laquelle il exige la nomination d’une commission d’enquête indépendante, seule à même, selon lui, d’adopter une approche fiable pour rendre justice aux Tamouls sri-lankais. La lettre a été signée par trente prêtres catholiques de la Province du Nord. Mgr Joseph écrit : « La LLRC a identifié plutôt justement les abus commis par le LTTE et a aussi énoncé plusieurs recommandations positives qui seront utiles pour la réconciliation. Mais elle n’a pas su répondre aux enjeux critiques que sont la recherche de la vérité et de responsabilité, malgré les preuves et les témoignages probants qui lui ont été présentés. L’expérience passée d’avoir vu lettre morte les recommandations de différents organismes gouvernementaux (…) nous pousse à ne plus croire que nos inquiétudes seront prises en compte par la LLRC. »

Le 18 février 2013, une autre lettre a été envoyée au président ainsi qu’à la CDH de l’ONU, signée cette fois-ci par un nombre impressionnants de religieux : 133 membres du clergé, et pas seulement des catholiques, mais aussi des anglicans et des méthodistes, auxquels il faut ajouter la signature de 54 religieuses catholiques qui œuvrent dans différentes régions du pays. Avec cette nouvelle lettre, un large mouvement de solidarité entre les dénominations chrétiennes a commencé à prendre forme et à recueillir des soutiens pour la requête de Mgr Joseph, à savoir la justice et la recherche des responsabilités. Dans cette lettre ouverte qui ne mâche pas ses mots et qui a été largement diffusée, les signataires déclarent que « durant l’année passée, ceux qui ont critiqué le gouvernement par des moyens pacifiques, y compris en s’adressant aux Nations Unies, ont été agressés, questionnés, arrêtés, menacés, discrédités et intimidés par des ministres du gouvernement, des officiels, des militaires ou encore par la police ».

La réponse des catholiques cinghalais

Tandis que la cause défendue par Mgr Joseph sur les besoins humanitaires et les droits civiques du peuple de Mannar a reçu l’aide de beaucoup de gens dans le pays et de la communauté internationale, cela a aussi entraîné des réactions plus prudentes de la part de chrétiens sri-lankais qui avaient le souci d’affirmer publiquement leur allégeance aux forces gouvernementales. A mesure que le Sri Lanka se polarisait sur les questions des droits de l’homme et du terrorisme, le conflit ethnique a continué à reconfigurer les identités, traversant les communautés religieuses et alimentant les antagonismes au sein même de la communauté chrétienne du pays. Le phénomène est particulièrement visible dans la communauté catholique, multi-ethnique dans sa composition et unique de ce fait-là car il s’agit de la seule communauté religieuse qui transcende les clivages ethniques et linguistiques du Sri Lanka.

De nombreux catholiques cinghalais dans les régions méridionales du pays se sont ralliés à la majorité bouddhiste et ont applaudi à la stratégie d’éradication militaire du LTTE. Dans le clergé catholique, il n’était pas rare de trouver des prêtres qui n’approuvaient pas Mgr Rayappu Joseph, estimant que ses prises de position étaient contraires aux intérêts à long terme de l’Eglise catholique dans le pays. Ce manque de solidarité au sein même du clergé envers les diocèses de Mannar et Jaffna était inquiétant, sachant que lorsqu’ils étaient séminaristes, ceux qui allaient devenir prêtres avaient passé de nombreuses années ensemble à étudier et vivre côte à côte dans des institutions telles le Séminaire national à Ampitiya, dans la ville de Kandy.

Un catholique de Colombo, dont le travail consiste à tenter de combler le fossé culturel, linguistique et politique qui sépare les catholiques cinghalais et tamouls, témoigne des très réelles difficultés auxquelles il doit faire face dès lors qu’il s’agit de créer des espaces de dialogue. Cinghalais lui-même, paroissien dans une paroisse du sud de la ville, il déclare : « Prenez par exemple ma paroisse. Dans les dernières phases de la guerre, à toutes les messes dominicales, le curé demandait de prier pour la paix, la fin de la guerre ; il priait même pour la sécurité des soldats gouvernementaux, mais pas une fois, il n’a mentionné le sort des civils bombardés et chassés chez eux par les combats. Pourtant, nous ne devrions pas faire de différence. Les personnes qui étaient tuées sous les bombes étaient des catholiques tout comme nous, mais nous n’avons pas prié pour elles. »

L’événement culminant qui a un peu plus éloigné les catholiques du Nord de leurs coreligionnaires cinghalais a eu lieu fin 2008, quand cinq évêques seulement se sont mis d’accord pour signer une demande de cessez-le-feu qui durerait sept jours, entre Noël et le Nouvel An, afin d’évacuer les civils du Vanni, région où l’armée sri lankaise était engagée dans des combats à grande échelle contre un LTTE battant en retraite. Deux signataires étaient des évêques anglicans, ainsi seulement trois évêques catholiques – sur les quatorze que compte le pays tout entier – ont osé demander au gouvernement un cessez-le-feu pour Noël, un cessez-le-feu à visée purement humanitaire afin de sauver des vies de civils. Ceci a été interprété par des catholiques tamouls comme un manque profond de compassion et de solidarité de la part du clergé et des laïcs catholiques cinghalais.

Dans une conversation que j’ai eue avec Mgr Rayappu Joseph en septembre 2013, il a noté que les catholiques au Sud avaient témoigné d’un très mince intérêt envers la situation critique que connaissaient les catholiques tamouls. La seule exception à cet état de fait à laquelle il pouvait penser était celle du séminaire national de Kandy, au sein duquel les séminaristes cinghalais et tamouls faisaient montre d’un réel souci pour ce que vivaient leurs frères d’études. Mais, remarquait encore l’évêque de Mannar, cet effort pour dépasser les frontières ethniques et linguistiques ne franchissait pas les portes du séminaire et les étudiants, aussitôt ordonnés et une fois leur formation achevée, semblaient de plus faire preuve de solidarité une fois plongés dans leurs paroisses respectives.

Appartenance ethnique et religion

Dans les régions Sud, les catholiques se considèrent avant tout cinghalais et catholiques ensuite – et c’est une perception qui a commencé à prendre forme après les années 1960 lorsque les communautés catholiques historiquement privilégiées du Sri Lanka se sont senties pressées d’accepter les revendications issues d’un nationalisme cinghalais grandissant. Après plus de deux décennies de conflit sur la gestion des ressources éducatives dans un Sri Lanka indépendant, les catholiques ont finalement cédé aux pressions nationalistes et beaucoup sont devenus ouvertement critiques envers les demandes politiques des Tamouls. Leur raisonnement était celui-ci : si les catholiques se sont montré capables de renoncer à leurs positions privilégiées et ont su s’adapter à la nouvelle réalité du pays, les Tamouls devraient faire de même et trouver le moyen de s’adapter à la vie dans une nation en majorité cingalaise. Comme un professeur catholique cingalais l’expliquait, « les catholiques du Sud ne veulent pas ‘frapper’ aussi durement que les bouddhistes le font, ils sont plus compatissants, mais ils seront systématiquement dans le camp bouddhiste. Ils se voient comme beaucoup plus proches des bouddhistes que des catholiques tamouls, bien qu’ils soient de la même religion ».

Ces dernières années, les membres de l’Eglise catholique qui ont approuvé le travail du gouvernement ont de fait reçu un certain nombre de bénéfices matériels. Il s’agit principalement de facilités dans le domaine éducatif et d’accès à des financements pour des constructions. En septembre 2013, Mgr Joseph Ponniah, évêque catholique de Batticaloa, a tressé les louanges du président Rajapaksa, voyant en lui « un bâtisseur de ponts » lors d’une visite dans la ville de Vakarai pour l’inauguration de la nouvelle église Saint-Pierre. En adoptant une attitude moins conflictuelle que Mgr Rayappu Joseph, son diocèse a non seulement été privilégié, recevant des aides du gouvernement, mais a aussi été loué pour ses efforts en matière de réconciliation. A l’occasion de l’inauguration de la nouvelle église qui a été partiellement construite avec l’aide du personnel de l’armée, Mgr Joseph Ponniah a écrit au président Rajapaksa : « Nous voulons vous témoigner notre gratitude et vous honorer en vous invitant pour l’inauguration solennelle de cette nouvelle église (…). Le peuple de Vakarai et mon diocèse tout entier seront toujours reconnaissants pour la générosité que vous nous avez témoignée. »

En adoptant une approche similaire, la grande majorité des catholiques cinghalais apporte son soutien à l’archevêque de Colombo, le cardinal Malcolm Ranjith, qui cultive une relation cordiale avec le président Rajapaksa – dans le but avoué de faciliter la vie de la communauté catholique au sein d’un pays majoritairement bouddhiste et cinghalais. De leur point de vue, Mgr Rayappu Joseph œuvre peu pour le bien des catholiques et ne se montre soucieux que « des pêcheurs de Mannar et des militants des droits de l’homme de Colombo ».

Ceux qui approuvent la position de l’archevêque considèrent que sa proximité avec le président est importante pour éviter les ennuis actuellement rencontrés par d’autres minorités dans le pays. De récentes attaques perpétrées par des organisations bouddhistes radicales telles Bodu Bala Sena (BBS) sur des musulmans du pays ont eu des conséquences mortelles : au moins trois hommes ont été tués dans des émeutes antimusulmanes en juin dernier dans la ville côtière d’Aluthgama. De tels épisodes rendent crédibles les inquiétudes des catholiques qui cultivent une posture discrète et voudraient bien que les activistes catholiques et les activités des ONG chrétiennes du nord du pays se montrent plus discrets. Au début du mois d’août de cette année, certaines de ces craintes se sont matérialisées quand un groupe de moines, suivis par quelques dizaines de civils, a fait irruption dans une réunion de familles de disparus à Colombo réunies au « Centre pour la Société et la Religion » (CSR). Même s’il n’y a eu aucune violence, les faits témoignent du faible niveau de tolérance qui prévaut dans le Sri Lanka de l’après-guerre.

La discrimination et la stigmatisation des minorités ayant continué depuis la fin du conflit armé, l’espoir d’une paix réelle et d’une véritable réconciliation que bien des habitants du Sri Lanka ont nourri après 2009 se trouve cruellement déçu. La conséquence de ce manque d’amélioration évident est que les minorités religieuses non seulement craignent toujours plus les voies dissidentes qui viendraient de leur sein et qui pourraient attirer sur elles une attention non souhaitée, mais qu’elles savent désormais très bien à quoi s’en tenir si elles s’avisent à interroger le bilan du gouvernement en matière de respect des droits de l’homme.